Le mythe de l’accord primitif
Critique de La construction de la réalité sociale de Searle
Lors de sa publication, La construction de la réalité sociale [1995] de Searle est apparue comme une œuvre inédite dans le paysage philosophique anglo-saxon. C’est l’un des premiers ouvrages à questionner systématiquement, et en un sens radicalement, l’existence des faits sociaux, leur réalité et leur constitution. Searle y questionne le fondement – la réalité objective – de notre réalité sociale en soumettant à l’examen une grammaire des « croyances institutionnelles ». Ainsi, il ne produit pas une reconstruction purement externe et rationnelle c’est-à-dire qu’il ne donne pas à voir une logique détachée de notre expérience (ordinaire) du social et des institutions. L’objectif du livre est clairement d’expliquer l’ontologie de la réalité sociale et institutionnelle sur la base de sa conception de la réalité mentale et physique. Autrement dit, il tente de constituer le social par émergence depuis le monde physique, comme une nouvelle catégorie de l’être, s’insérant dans le monde parmi les autres genres d’être. C’est là quelque chose de contre-intuitif (phénoménologiquement le fait premier de la réalité n’est pas physique mais social) puisque ce qui intrigue Searle n’est pas tant l’existence de faits sociaux en soi, mais leur existence dans un univers physicaliste. En somme, il déshabille abruptement le monde social afin de retrouver sa structure physique, puis se le donner à nouveau – le (re)conquérir – en le rhabillant progressivement d’une structure logique (institutionnelle) compatible.
Prenons le point de départ de sa réflexion : « comment une réalité mentale, un monde de conscience, d’intentionnalité, et d’autres phénomènes mentaux, s’ajustent-ils à un monde entièrement constitué de particules physiques dans des champs de force ? »[1]. Et le problème plus spécifique posé par la réalité sociale est le fait qu’ « en un sens, il y a[it] des choses qui n’existent que parce que nous le croyons »[2]. La monnaie, le mariage, la propriété foncière, le gouvernement, la police etc., sont quelques unes de ces choses constituant le tissu de notre vie sociale et qui sont en partie constituées par le fait que nous leur attribuons une existence, que nous les acceptons et reconnaissons comme telles. C’est là en fin de compte le problème de Searle : comment peut-il y avoir en ce monde de tels phénomènes sociaux et institutionnels, à la fois objectifs d’un point de vue épistémique et en même temps dépendants de nos pensées subjectives d’un point de vue ontologique[3]. Autrement dit, ce qu’il cherche ici à faire, c’est de montrer le caractère objectif de ces faits, même s’ils dépendent de l’intentionnalité des agents, c’est-à-dire au fait que nous y croyons collectivement et que nous leur attribuons (de manière continuée) une fonction. Par exemple, le billet de banque est l’objet social par excellence : nous comptons collectivement un morceau de papier pour un billet de banque, nous lui assignons cette fonction sans laquelle il ne serait qu’un bout de papier sans aucune valeur, et ce de manière continuée, c’est-à-dire que, par notre croyance, nous maintenons dans une certaine mesure l’institution monétaire.
L’intentionnalité collective dont dérive celle individuelle est donc selon Searle la pierre angulaire de la réalité sociale : grâce à elle se constituent les faits sociaux[4]. Nous pouvons cependant remarquer certaines tensions au cœur de l’ontologie sociale searlienne, celle en particulier de la coexistence quelque peu paradoxale de l’intentionnalité collective et celle individuelle. Il y a un écart ente le « je » et le « nous », dont Searle ne rend pas véritablement compte, ou pas de manière satisfaisante. Une double dimension de « l’acceptation » du social se manifeste : on a affaire à une adhésion première à l’institution, puis à une adhésion continuée aux règles constituant cette institution. Il ne peut y avoir d’objets sociaux à proprement parler (argent, etc.) sans institution venant les caractériser et définir les règles fixant l’usage que nous pouvons en faire, c’est-à-dire sans un encodage. Et c’est cet encodage qui fait la force et l’objectivité de la réalité sociale institutionnelle. Néanmoins, il ne peut avoir cette force que s’il est accepté et reconnu, et ce de « manière continuée ou continuellement ». Cette adhésion tacite et prolongée à la règle, qui fonde la permanence de l’institution, réintroduit dès lors la question du sujet, de son appartenance au monde social. Or à cette question de l’adhésion à la règle, Searle ne semble pas apporter une réponse satisfaisante.
Sommes-nous des êtres sociaux par nature ?
Afin de développer sa théorie générale de l’ontologie des faits sociaux, Searle procède par la mise en évidence de différents niveaux. Le premier niveau (un des « building blocks ») est le fait que les individus détiennent deux modes sous lesquels ils éprouvent leur intentionnalité. Les êtres humains, mais aussi certaines espèces d’animaux supérieurs[5] ont la capacité propre de coopérer et d’agir collectivement en coordonnant leurs actions individuelles. Néanmoins le seul phénomène de coopération entre agents n’est pas suffisant pour caractériser l’intentionnalité collective, le partage « d’états intentionnels tels que croyances, désirs et intentions »[6] est un élément nécessaire. Cette intentionnalité requiert quelque chose comme un accord relevant d’un « faire ensemble », qui met en lumière l’irréductibilité de la forme collective à celle individuelle. Même si l’intentionnalité singulière semble première, elle prend place au sein d’un mouvement intentionnel collectif. Un des exemples les plus parlant à ce propos est celui de l’orchestre : jouer « mon » morceau de violon dans « notre » exécution de la symphonie. On voit bien dans cette situation que le tout n’est pas la somme des parties : une telle intentionnalité (collective) est irréductible à une somme d’intentionnalités individuelles. Autrement dit, le « nous » n’est pas ici réductible l’addition des intentions « en je ».
Cette irréductibilité tient au fait que pour Searle, l’intentionnalité collective est inscrite en nous. Par « inscrite en nous », il faut entendre biologiquement inscrite en nous, dans notre cerveau. Pour résumer nous sommes biologiquement des êtres sociaux dans la mesure où l’intentionnalité collective est un fait de nature, un fait biologique primitif. Notre capacité à agir collectivement est biologiquement innée. « L’intentionnalité collective est un phénomène biologiquement primitif qui ne saurait être réduit ou éliminé en faveur de quelque chose d’autre » souligne t-il[7]. Il critique en outre ici la position liant le « je » au « nous » par l’idée de « croyances mutuelles », telle qu’elle peut être proposée par certaines perspectives subjectiviste. Cette notion de croyance mutuelle réduit l’intentionnalité collective à une somme d’intentions individuelles n’existant que sous fond de la croyance que l’autre possède bien cette même intention :
L’idée est la suivant : si nous avons l’intention de faire quelque chose ensemble, alors cela consiste dans le fait que j’ai l’intention de le faire en croyant que vous en avez aussi l’intention ; et vous avez l’intention de le faire en croyant que moi aussi j’en ai l’intention. Et chacun croit que l’autre a ces croyances, et a ces croyances sur ces croyances, et ces croyances sur ces croyances sur ces croyances, etc., selon une hiérarchie potentiellement infinie de croyances (CRS, pp. 41-42).
Or ce type de tentative réductionniste s’expose à des contre-exemples, car somme toute, ce n’est pas parce que des individus partagent certaines croyances ou détiennent un certain savoir commun que pour autant leurs actions seront nécessairement collectives. « Cela n’ajoute rien au sentiment qu’on peut avoir de la collectivité »[8]. C’est pourquoi Searle pose, en plus de cette primitivité ou originarité de l’intentionnalité collective, la prégnance d’un faire-ensemble qui révèle que « l’intentionnalité individuelle que chacun peut avoir est dérivée de l’intentionnalité collective que l’on partage » (Ibid.). Pour illustrer cela Searle utilise un autre de ses exemples favoris : l’accord collectif au sein d’une partie de football. Toute action individuelle (par exemple bloquer la défense) n’a de sens que dans le contexte plus général de (l’intention collective de) l’exécution d’une passe dans une partie de football. Ainsi, Searle ne pose pas seulement une coexistence d’une forme collective et individuelle de l’intentionnalité : la pensée de l’individu peut aussi bien être de la forme du « je pense » que de la forme du « nous pensons », mais il fait dépendre la forme individuelle de celle collective, c’est-à-dire qu’à un certain niveau, la forme individuelle n’est pensable que par rapport à celle collective : « faire une passe » n’a de sens que dans le contexte global d’un match.
Holisme ou individualisme ?
Cette position est originale et novatrice dans la mesure où Searle prend à la fois le contre-pied du subjectivisme et du holisme. En effet, il propose une solution médiane au problème de savoir si l’intentionnalité collective est un phénomène purement collectif – ce qui semble impliquer de reconnaître l’existence de quelque chose comme un « individu collectif » porteur de cette intentionnalité –, ou bien un phénomène à proprement parler individuel – induisant une vision de l’intentionnalité collective comme étant la somme des intentions individuelles. Il refuse cette partition en faisant de l’intentionnalité collective un phénomène primitif sans admettre l’idée (hégélienne) d’individu collectif ou de conscience collective. Selon lui, nous n’avons besoin ni de souscrire à l’existence d’un « super esprit flottant au dessus des esprits individuels »[9], ni de réduire ou d’écraser l’intentionnalité collective sur la somme des intentionnalités individuelles, en montrant que l’argument : « étant donné que toute intentionnalité existe dans la tête d’êtres humains individuels, la forme de cette intentionnalité ne peut renvoyer qu’aux individus dans la tête de qui elle existe »[10] est fallacieux. C’est là un « faux dilemme » car, si toute la vie mentale se situe véritablement dans la tête des individus et non dans ce « super-esprit flottant au-dessus des esprits individuels », il ne s’ensuit pas pour autant que toute la vie mentale doive se rapporter exclusivement à l’individu.
Il est logiquement acceptable que la vie mentale dans la tête des individus puisse être de deux formes différentes : en plus de celle se rapportant à l’individu, il y aurait celle se rapportant à la collectivité à laquelle il appartient. Il y aurait un « nous avons l’intention » et non pas qu’un « j’ai l’intention et je crois que vous croyez… ». La pensée individuelle est ainsi susceptible de former deux genres d’intentions : une en première personne du singulier et l’autre en première personne du pluriel. Le référent du « nous » est l’intentionnalité collective des individus et ce « nous » est en moi quand j’agis collectivement – mon intentionnalité individuelle dérive (et dépend) de l’intentionnalité collective mis en jeu par cette action. Partant, Searle compose avec certains intérêts du holisme en tenant l’intentionnalité collective comme une forme primitive de la conscience individuelle et défend les intérêts de l’individualisme en reconnaissant le cerveau des individus comme point d’origine de l’intentionnalité collective et en refusant l’idée d’Esprit collectif. Cette position est néanmoins paradoxale puisque c’est précisément sur fond d’un solipsisme méthodologique que la théorie de Searle nous conduit à une explication des phénomènes collectifs.
Faits sociaux et institutionnels :
À ce niveau, nous pouvons faire deux remarques supplémentaires concernant des difficultés autour de la position de Searle. (1) Les intentions individuelles semblent généralement s’élaborer en fonction d’une intentionnalité collective. Le naturalisme biologique de Searle implique néanmoins une certaine conception finaliste ou téléologique : après s’être accordé sur la finalité commune, les intentionnalités individuelles doivent (naturellement) s’ajuster à l’intentionnalité collective que cette finalité constitue. Mais cette intentionnalité semble être seulement comprise suivant le modèle d’un « vouloir faire ensemble », une intentionnalité en action ; ce qui semble exclure d’autres formes d’intentionnalité collective, comme certaines croyances collectives par exemple. (2) Une autre difficulté soulevée par cette position est qu’en se donnant un concept minimal du social (l’intentionnalité collective comme fait de nature), Searle est obligé d’opérer une stratification assez complexe pour pouvoir rendre compte de l’encodage institutionnel. Il n’y a du « social humain » que là où il y a quelque chose comme des règles, une régularité ordonnée qui est celle de l’institution. Et c’est là où se loge une des tensions de la théorie de Searle : comment passons-nous de la simple intentionnalité collective à sa forme (et force) institutionnelle ? Il semblerait que dans cette superposition de niveaux de formes d’intentionnalité on perd quelque peu de vue la portée de la question du « nous », de notre adhésion à la règle, à l’institution.
Du fait de l’intégration des comportements collectifs des animaux, on voit que le social ne s’épuise pas dans l’institutionnel pour Searle. C’est à présent à cette spécificité humaine que nous allons nous atteler, c’est-à-dire analyser le passage de l’intentionnalité collective à sa forme institutionnelle, afin de comprendre certains aspects paradoxaux au cœur de l’ontologie sociale de Searle. Entre l’intentionnalité collective et celle plus spécifiquement institutionnelle, il y a plusieurs étapes. La première est que nous assignons des fonctions. Nous imposons à des faits bruts des fonctions agentives[11], c’est-à-dire nous comptons un X comme un Y. Cette imposition se fait sous le rapport de l’ustensilité : on utilise tel objet comme une chaise. Cet engendrement de fonctions agentives par l’intentionnalité collective à des objets physiques va de soi pour Searle. Ce qui lui est plus problématique, c’est lorsque « la fonction ne s’accomplit elle-même que grâce à la coopération humaine »[12], c’est-à-dire le cas où la fonction ne s’accomplit qu’en vertu d’un accord collectif ou d’une acceptation collective. Mais cela n’est en fin de compte problématique que parce que Searle dérive le fait institutionnel d’un fait brut, parce que son but est d’assimiler la réalité sociale à son ontologie physicaliste. Sans cette base physique, l’efficacité de l’imposition de la fonction pourrait sembler moindre, ou devenir problématique : on perdrait l’attache au monde.
Un mythe de l’accord primitif ?
Pour se défaire de cette difficulté, Searle a recours à un exemple aux accents mythiques. Il fait appel à une tribu primitive délimitant son territoire de manière stricte, c’est-à-dire en construisant un mur autour de son territoire. Ce mur est « un exemple de fonction imposée en vertu de la pure et simple physique »[13]. Puis Searle imagine la dégradation (physique) de ce mur de sorte que seule une barrière symbolique subsiste. C’est justement l’efficacité symbolique qui donne sa valeur à ce fait : la fonction ne s’accomplit plus du fait de son caractère physique, mais en vertu d’une intentionnalité collective. Le propre de l’institutionnel (donc de la forme sociale spécifiquement humaine) réside donc dans l’imposition de fonctions-statuts :
La rupture vraiment radicale avec d’autres formes de vie est celle qui se produit lorsque des humains, par le biais d’une intentionnalité collective, imposent à des phénomènes où la fonction ne peut s’accomplir par les seules vertus de la physique ou la chimie, mais exige une coopération humaine continue sous les formes spécifiques que sont l’identification, l’acceptation, et la reconnaissance d’un nouveau statut, statut auquel est assigné une fonction. C’est le point de départ de toutes les formes institutionnelles de culture humaine, et il doit toujours avoir la structure : X est compté comme un Y en C [14].
En faisant reposer les institutions sur l’intentionnalité collective, sur le fait qu’à un moment et en dernier recours, nous identifions, acceptons et reconnaissons un statut et la fonction qui lui est associée – donc sur un accord collectif, Searle suggère une sorte de théorie du contrat, un consentement initial, ou du moins une décision concernant les fonctions statutaires. L’acceptation de l’institutionnel semble toujours nous renvoyer en dernier lieu à l’intentionnalité collective, c’est-à-dire à ce moment où nous voulons ensemble l’institution (ou d’un point de vue mythique, à ce moment originaire où nous avons voulu ensemble…). Searle insiste sur le fait qu’il faut voir l’étape conduisant de l’imposition de fonction agentive à celle de l’imposition de fonction-statut comme une évolution naturelle[15]. Doit-on alors véritablement envisager l’institutionnel comme l’achèvement (et le raffinement) d’un (hypothétique) état de nature (état de nature où nous sommes encore et toujours) ?
Sans doute, ce moment est inhérent à la perspective naturaliste du philosophe : son réalisme le conduit à combler l’écart entre le naturel et la socialité humaine (l’institutionnel) grâce à une continuité fondée sur l’intentionnalité ; et c’est ce qui dote par contraste l’institutionnel d’une apparence magique soulignée à de nombreuses reprises par le philosophe. En un sens, il ne parvient à rendre compte de cette continuité qu’en faisant tenir ensemble dans ce monde unique proclamé en introduction, nature et culture en dérivant les faits et les objets sociaux des faits bruts par imposition de fonctions par l’intentionnalité collective. Le dernier niveau du schéma repose en dernière instance sur les faits bruts. Mais il n’y a pas de lien de nécessité autre que cette reconnaissance collective qui rattache un fait brut à sa fonction-statut. L’introduction des règles constitutives[16] et de la sui-référentialité des concepts sociaux ne pallient pas ce manque :
L’application de la règle constitutive [X est compté comme un Y en C] introduit les caractéristiques suivantes : le terme Y doit assigner un nouveau statut que l’objet n’a pas du seul fait qu’il satisfait le terme X ; et il doit y avoir accord collectif, ou du moins acceptation collective, à la fois dans l’imposition de ce statut à la chose désignée par le terme X, et sur la fonction qui va de pair avec ce statut [17].
Et pour que la fonction assignée s’effectue correctement, elle doit faire l’objet d’une « reconnaissance ou d’un accord collectif continu »[18]. La validité ou la garantie de l’imposition ne dépend donc que de son acceptation et sa reconnaissance de manière continuée par nous. C’est là la caractéristique la « plus mystérieuse des faits institutionnels », c’est pourquoi Searle y revient dans sa théorie générale des faits institutionnels. Et elle l’est d’autant plus que ce « nous » reste dans l’œuvre un présupposé qui n’est jamais élucidé. Il n’explique à aucun moment ce qu’est ou qui est ce « nous », ou encore comment ou de quoi il se forme, alors même que « nous » est une instance fondatrice chez lui, ou plutôt ce « nous » – l’acceptation collective – est le fondement ultime de son ontologie sociale. Cet impensé hypothèque la conception sociale ontologique de Searle, ou du moins révèle la fragilité de l’accord collectif qu’il pose comme fondement du monde social.
Vertiges
Du fait que l’ensemble du système ne fonctionne que sur la base d’une acceptation collective, il semble a priori que nous ne pouvons pas y faire grand chose, et tout cela semble bien fragile, comme si l’ensemble du système pouvait s’effondrait à tout instant [19].
La fragilité de l’accord constituant le monde social, le fait que le système ne repose en dernier lieu que sur notre acceptation de ce dernier fait apparaître une sorte de vertige métaphysique chez Searle. Ce vertige est cette prise de conscience que « telle est bien la forme que revêt la structure institutionnelle de la société ». Rien de plus, rien de moins. Cette fragilité est intrinsèque à la structure institutionnelle. L’institution ne peut fonctionner correctement que si les sujets continuent à y croire, à croire en ces règles qui la constituent. Le problème de l’adhésion à la règle émerge dès lors, car le fondement ultime et absolument nécessaire au fonctionnement de l’institution est notre acceptation de cette dernière. Le problème du « nous » se pose à nouveau est ce de manière radicale, car ce problème du maintient mène Searle à une des apories inhérente à l’idée de contrat[20] : l’acceptation continuée. On en trouve, nous semble t-il, la marque dans le balancement constant dans le second chapitre entre les termes « d’accord » et « d’acceptation ». L’idée d’accord sous-entend quelque chose comme une activité, alors que l’acceptation rend compte d’un comportement plus tacite. Il nous semble que cette hésitation est à mettre au compte de la mise en scène aux accents mythiques de l’accord initial. Mais si dans ce moment de « création » du fait social (les premiers chapitres) nous faisons face à une conception intentionnaliste – un accord –, nous avons affaire dans les deux chapitres portant sur la logique du fait institutionnel à une position plutôt institutionnaliste de la continuité de l’acceptation, car l’idée que nous décidons continuelle d’accepter et de croire en l’institution est quelque peu absurde. C’est la force symbolique, l’effectivité de l’institution qui nous contraint en quelque sorte à nous ajuster à notre milieu social, à l’accepter. Il y aurait quelque chose comme un pouvoir ou un poids spécifique de l’institution constitué par son essence normative[21].
Ce cheminement de l’intentionnalité collective primitive à la force normative de l’institutionnel requiert dans tous les cas une certaine idée de « vouloir faire ensemble ». L’intentionnalité collective repose sur l’idée d’un sentiment pré-intentionnel de collectivité qui nous permet la coopération entre individualités et l’action collective. Le modèle de base est celui d’une intentionnalité en action. On retrouve en quelque sorte ce même modèle au niveau institutionnel car qu’est-ce qui fait que nous acceptons encore la règle, si ce n’est notre habitude à la pratiquer (ensemble) ? En somme, en plus du fait qu’il n’y ait d’institutions que pour nous[22], elles n’existent et se maintiennent que grâce à nous. C’est pourquoi les institutions naissent et peuvent disparaître lorsqu’elles rentrent en crise.
Puisqu’il n’y a pas de garantie de l’accord, c’est-à-dire pas de fondement autre que notre acceptation, le nous, comme le je, ou le je du nous est une revendication. Et ce que cela veut dire – au niveau politique et ordinaire – c’est qu’il nous faut accepter la possibilité d’être démenti. C’est pourquoi (ou pour toutes ces raisons que), pour autant que la conception searlienne puisse paraître de prime abord séduisante, elle ne rend pas compte de la socialité humaine de manière satisfaisante. Sans doute est-ce inhérent à toute perspective intentionnaliste que de retomber en fin de compte sur le problème de la subjectivité et de la radicalité de la question de notre adhésion à la règle, car poser l’intentionnalité collective comme première, primitive et primordiale n’est pas en soi une résolution et ne fait que déplacer le problème.
Delphine Dubs
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[1] Searle, La construction de la réalité sociale [CRS], trad. C. Tiercelin, Paris, Gallimard, 1998, p. 9.
[2] Ibid., p. 13, je souligne.
[3] Afin de ne pas tomber dans le subjectivisme de ses prédécesseurs en sciences sociales, Searle défend l’unicité du monde et l’objectivité du social. Pour cela il introduit la distinction entre objectivité et subjectivité suivant le point de vue ontologique et le point de vue épistémique. Les faits sociaux ont pour Searle la même objectivité que les faits physiques même s’ils dépendent de l’intentionnalité des agents, c’est-à-dire ontologiquement subjectifs. Ils sont épistémiquement objectifs en tant qu’ils ne dépendent pas de nos préférences ou attitudes.
[4] Cf. CRS, p. 44 : « Par stipulation, j’emploierai dorénavant l’expression “fait social” pour désigner tout fait impliquant l’intentionnalité collective ».
[5] Dans la mesure où un comportement collectif se définit par la nécessité d’une coordination, la présence d’institutions n’est pas exigée. C’est pourquoi on peut parler dans certains cas de sociétés animales, en tant qu’elles se caractérisent par des comportements coopératifs dont la finalité détermine les contributions individuelles. Une meute de loups chassant manifeste alors une intentionnalité collective : les actions de chacun des loups peuvent être décrites comme des « intentions » individuelles spécifiques, visant l’accomplissement de l’intention collective « attraper une proie ». Searle a par ailleurs recours à ces comportements animalier pour montrer que le phénomène de coopération est insuffisant pour caractériser la socialité humaine.
[6] CRS, p. 40.
[7] Ibid., p. 42.
[8] Ibid., p. 42. Ce sentiment de la communauté semble posé comme « préintentionnel »
[9] Ibid., p. 43.
[10] Ibid.
[11] Searle reprend – en l’ontologisant, en l’absolutisant et en la dualisant radicalement – la distinction entre fait brut et fait institutionnel d’Élisabeth Anscombe (« On brut fact », Analysis).
[12] CRS, p. 59.
[13] CRS, p. 59.
[14] Ibid., p. 61.
[15] « J’aimerai que cette étape apparaisse comme un développements des plus naturels et des plus innocents », p. 60.
[16] Searle reprend la distinction entre règle constitutive et règle régulatrice à Rawls (« Two concepts of rules »). Néanmoins, soulignons, comme le note justement C. Chauviré, que Wittgenstein l’a devancé : « Faisant un usage très diversifié du concept de règle, qui est un concept d’air de famille rassemblant des cas très différents, [Wittgenstein] distingue règles implicites et règles explicites, processus impliquant des règles et des processus simplement conformes à des règles, et anticipe la distinction de Rawls et Searle », in Le moment anthropologique de Wittgenstein, p. 28.
[17] CRS, p. 65.
[18] Ibid., p. 66.
[19] Ibid., p. 120.
[20] Comme nous le rappelle Stanley Cavell, il y a une tension au centre de cette notion de contrat, qui nous enseigne « tout à la fois la profondeur de mon lien avec la société, et la mise de celle-ci à distance de telle sorte qu’elle apparaît comme un artefact », Les Voix de la raison, trad. S. Laugier & N. Balso, Paris, Le Seuil, 1996, p. 58.
[21] « Le pouvoir institutionnel – dont on peut sentir partout la présence la présence massive, bien que généralement invisible – imprègne tous les coins et recoins de notre vie sociale, et ne constitue pas comme tel une menace pour les valeurs libérales ; il est plutôt ce qui conditionne leur existence même », CRS, p. 126.
[22] « La réalité sociale est crée par nous pour nos fins propres », CRS, p. 17.