Le droit du travail est-il réductible aux droits humains ? Éléments de réflexion à partir de la question démocratique.
Biographie
Agrégé de philosophie, Simon Fouquet est doctorant au sein du Centre de Recherches en Histoire des Idées à l’Université Côte d’Azur. Ses recherches portent sur les potentialités démocratiques du droit du travail, envisagé dans ses dimensions théoriques et historiques. Il travaille sous la direction de MM. Pierre-Yves Quiviger et Roberto Frega.
Résumé
Malmené par la perception des évolutions socio-économiques et par les discours critiquant son inefficacité, le droit du travail semble en proie à une profonde crise d’auto-compréhension et de légitimité depuis quelques décennies maintenant. Dans ce contexte, des voix nombreuses voient dans un rapprochement paradigmatique avec les droits humains une issue prometteuse. Pour autant, le droit du travail est-il soluble dans les droits humains ? Cet article entend évaluer les avantages et inconvénients d’un tel rapprochement, à partir de cas emblématiques de la jurisprudence européenne ainsi que d’une réflexion autour des conceptions de la démocratie véhiculées par ces deux paradigmes juridiques.
Mots-clés : droit du travail – droits humains – droit social – démocratie – Cour de justice de l’Union européenne
Abstract
Ill-treated by the perception of socio-economic evolutions and by discourses criticizing its inefficiency, labor law seems to be in the grip of a deep crisis of self-understanding and legitimacy for some decades now. In this context, many voices see a paradigmatic rapprochement with human rights as a promising outcome. But is labor law soluble in human rights? This article intends to evaluate the advantages and disadvantages of such a rapprochement, based on emblematic cases from European jurisprudence as well as a reflection on the conceptions of democracy conveyed by these two legal paradigms.
Key-words: labor law – human rights – social law – democracy – Court of Justice of the European Union
Introduction
« Le droit du travail est en crise » : si l’affirmation est vieille de près de quatre décennies, son actualité demeure toujours aussi vive. Crise de légitimité tout d’abord, dans la mesure où il est sujet à des attaques renouvelées quant à son caractère exorbitant ou obsolète, notamment en regard des prétendues exigences de l’efficacité économique. Crise d’effectivité ensuite, puisque la globalisation des échanges et surtout de la production ont considérablement affaibli les protections nationales les plus ambitieuses, au profit de ce qui se dessine aujourd’hui comme un marché de normes orienté vers le moins-disant social. Crise d’intelligibilité enfin, puisqu’on peine à s’accorder sur un modèle de compréhension des évolutions auxquelles le droit du travail est régulièrement soumis, qu’il s’agisse, d’ailleurs, de modèle descriptif ou normatif. Une triple « crise », donc, qui se cristallise aujourd’hui en France autour d’une rivalité entre, d’une part des interprétations du droit du travail qui « adoptent une perspective externe, en s’adossant à des évaluations provenant d’autres corpus et sémantiques que ceux du droit du travail », évaluations notamment issues des sciences économiques, et la persistance d’ « interprétations travaillistes » qui privilégient quant à elles une approche proprement juridiques au sujet des réformes récentes, c’est-à-dire une approche qui en déplore souvent l’aspect de dérégulation au profit d’un retour en force de la liberté individuelle[1].
Dans ce contexte, que l’on s’accorde à faire remonter à la fin des Trente Glorieuses et à l’avènement institutionnel du néolibéralisme, une solution a émergé progressivement jusqu’à devenir aujourd’hui relativement dominante : il faudrait œuvrer au rapprochement entre le droit du travail et les droits fondamentaux de la personne humaine ; plus précisément, il faudrait reformuler les droits des travailleurs dans le langage des droits humains. De manière liminaire, notons deux lignes d’argumentation en faveur d’un tel changement de paradigme. D’un point de vue stratégique, premièrement, une telle reformulation ferait bénéficier le droit du travail de la puissance rhétorique et de la force de conviction éthique et politique que l’on prête au discours des droits humains. Dans le fond, deuxièmement, les causes efficientes et finales de la naissance du droit du travail semblent précisément avoir été de faire respecter les droits fondamentaux de la personne humaine sur son lieu de travail : la convergence actuelle serait en ce sens un simple rattrapage.
Cette dernière remarque pointe vers ce qui peut bien apparaître comme un paradoxe : partageant des préoccupations à tout le moins similaires, comment se fait-il que droits humains et droits des travailleurs aient pu, pendant si longtemps, suivre des voies seulement parallèles ? Pourquoi ce rapprochement a-t-il dû attendre l’opportunité d’une crise pour se faire jour ?
À cette question, à laquelle cet article se veut une tentative de réponse, on peut dès maintenant évoquer trois pistes de réponse. Tout d’abord, le caractère tardif et forcé de ce mariage pourrait bien être le résultat de circonstances historiques : à sa naissance, le droit du travail semble en effet s’être érigé contre une certaine interprétation absolutiste des droits humains, au premier rang desquels la liberté individuelle dans son instanciation contractuelle. La réponse pourrait également être d’ordre conceptuel, dans la mesure où la grammaire des droits humains paraît endosser une dimension à la fois individuelle et naturaliste que ne sauraient partager les droits des travailleurs, conçus plutôt comme collectifs et sociaux. Enfin, la reformulation du droit du travail en droits fondamentaux des travailleurs n’a, dans les faits, pas manqué de provoquer quelques controverses jurisprudentielles – sur lesquelles cet article reviendra – qui pourraient bien suggérer que cette élévation du droit du travail au rang de norme fondamentale se paie d’une hiérarchisation vis-à-vis des libertés individuelles économiques. C’est peut-être pour ces raisons historiques, conceptuelles et jurisprudentielles, donc, que le droit du travail et les droits humains ont longtemps poursuivi des objectifs en apparence similaires tout en conservant leurs moyens et leur rationalité propres et distincts.
Dès lors, le paradoxe évoqué ci-dessus se fait soupçon : et si la reformulation du droit du travail dans le langage des droits humains était, pour ce dernier, moins une sortie de crise qu’une forme de liquidation ? Et si, dans cette reformulation, le droit du travail ne changeait pas seulement de nom, mais aussi de nature ? Pour le dire encore plus fortement : et si les droits humains étaient incapables d’assurer la protection des travailleurs que se promettait de réaliser le droit du travail ?
Cet article se propose tout d’abord de développer les raisons de cette ambiguïté fondamentale qui marque les rapports entre le droit du travail et les droits humains, ambiguïté qui se marque par l’écart entre des mots d’ordre partagés et des conflits normatifs frontaux (I). Dans un deuxième temps, il s’agira d’envisager et de défendre l’hypothèse selon laquelle l’ambiguïté en question tient en réalité à une distinction paradigmatique : droit du travail et droits humains forment deux paradigmes juridiques différents, laquelle différence devient patente si l’on se focalise sur la conception de l’autonomie que chacun véhicule (II). Enfin, dans un horizon non pas tant de critique que de complémentarité, cet article cherchera à mettre au jour la conception de la démocratie qu’emporte avec lui chacun de ces deux paradigmes, à savoir celle de la démocratie politique et celle de la démocratie sociale (III).
I. Droit du travail et droits humains : une ambiguïté fondamentale et persistante
Dès leur naissance, les droits nationaux du travail entretiennent une relation ambiguë avec les droits humains. Inscrits sans nul doute dans une volonté de donner aux principes d’égalité et de liberté toute leur effectivité, ils se heurtent à une conception que l’on peut dire absolutiste de certains droits fondamentaux et de leur compréhension notamment en matière civile et économique. C’est donc, en quelque sorte, en leur nom mais contre eux que les réglementations travaillistes se forment, mettant en lumière par contraste leur dimension individualiste et naturaliste (I.1). Si l’accession des droits des travailleurs au statut de droits fondamentaux, progressive depuis le dernier quart du XXème siècle au moins, pouvait laisser espérer une convergence, les conflits normatifs demeurent et s’en trouvent même accentués, comme le montre notamment la jurisprudence de la Cour de justice de l’Union européenne (I.2).
I.1. Le droit du travail, revendication interne ou critique des droits humains ?
La question à laquelle cette section voudrait apporter une réponse est la suivante : doit-on comprendre la naissance du droit du travail comme une revendication interne aux droits fondamentaux de la personne humaine, comme une volonté d’accentuer et d’étendre leur effectivité, ou bien doit-on plutôt y voir une critique des effets socio-politiques de la suprématie de ces derniers ? C’est la deuxième hypothèse qui sera ici privilégiée.
Il est certes incontestable que le droit du travail a pour finalité principale le fait de faire du travailleur un sujet de droit à part entière, lui qui était soumis auparavant à l’arbitraire patronal que cachait bien mal la fiction de la liberté contractuelle. Le droit du travail pourrait alors être compris selon une volonté d’extension des droits fondamentaux en direction de l’espace que constitue le lieu de travail. En ce sens, « le droit du travail a eu et a toujours pour première raison d’être, de pallier ce manque, c’est-à-dire de « civiliser » le pouvoir patronal, en le dotant d’un cadre juridique là où il s’exerce, c’est-à-dire dans l’entreprise »[2]. Mais force est de constater que cette interprétation suggère précisément la conflictualité entre certains droits fondamentaux, notamment la liberté individuelle, dans ses aspects particuliers que sont la liberté contractuelle et la liberté du travail, et les législations du travail en développement au début du XXème siècle.
Afin de mieux saisir cette conflictualité ainsi que les enjeux qui lui sont afférents, l’étude des controverses autour de la jurisprudence de la Cour suprême états-unienne dite « jurisprudence Lochner » peut se révéler éclairante. Cette « ère Lochner » tire son nom d’un arrêt de la Cour Suprême déclarant inconstitutionnelle une loi de l’État de New York qui fixait une limite horaire au travail des boulangers, au nom du principe constitutionnel de liberté contractuelle. C’est à cette logique de censure répétée de toute législation sociale que s’attaque le juriste Roscoe Pound, dans un article de 1909, intitulé « Liberty of Contract »[3]. Pound commence par y citer l’extrait d’un arrêt s’inscrivant dans cette logique, Adair v. United States, dans lequel le juge suprême Harlan mettait sur le même plan la liberté de vendre son travail de l’employé, et celle de l’employeur consistant à prescrire des règles pour l’exécution dudit travail. Voulant marquer le caractère inconstitutionnel, contraire aux droits fondamentaux de telles législations sociales, le juge écrivait ainsi : « toute législation qui perturbe cette égalité est une interférence arbitraire faite à la liberté contractuelle, qu’aucun gouvernement ne peut légalement justifier dans un pays libre »[4]. Pound donne, dans la suite de cet article, une dimension doctrinale et philosophique à cette interprétation : elle est, selon lui, l’emblème d’un mode de raisonnement jurisprudentiel qu’il appelle « mécanique » en raison de son application formaliste et abstraite des principes constitutionnels. Quant à lui, il propose d’y substituer une jurisprudence « sociologique », c’est-à-dire informée par la prise en compte de la réalité des faits sociaux, et notamment des rapports de pouvoir concrets existant entre employeur et employé.
Cette rapide étude d’un cas emblématique nous amène à formuler l’idée suivante : le droit du travail apparaît bien plus comme une limitation externe et démocratique apportée aux droits humains tels qu’ils étaient compris à cette époque, que comme une volonté d’étendre le royaume de ces derniers sur l’ensemble des relations sociales.
I.2. La montée en puissance ambivalente du discours des droits humains en droit du travail
On pourrait alors tout aussi bien penser que c’est la compréhension, historiquement et idéologiquement située, des droits humains dans les sociétés occidentales du début du XXème siècle qui est à amender, et chercher par là à réintégrer les droits des travailleurs dans ce corpus qui a reçu une consécration constitutionnelle croissante à travers le monde et à travers le siècle. Autrement dit, la reformulation du droit du travail en droits des travailleurs à valeur fondamentale, de la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948 à la Charte des droits fondamentaux de l’Union Européenne de 2000, en passant par la Déclaration de l’Organisation Internationale du Travail relative aux principes et droits fondamentaux au travail, pourrait bien rendre obsolète cette conflictualité entre droits humains et droit du travail, au profit d’une symbiose. En ce sens, l’idée serait celle d’une influence constructive réciproque : les droits humains prêteraient leur efficacité politique au droit du travail, lequel viendrait pallier la cécité sociale des premiers.
Un tel récit, bien que séduisant, doit pourtant être sérieusement remis en cause. L’emblème de cette conflictualité persistante entre des droits des travailleurs, pourtant élevés au statut de droits fondamentaux, et les droits humains, peut être trouvé dans la jurisprudence récente de la Cour de justice de l’Union européenne, au travers des deux arrêts Viking et Laval[5]. Dans ces deux arrêts, la Cour de justice voyait se confronter le droit à l’action collective, élevé au rang de droit fondamental, et les libertés économiques, en l’occurrence la liberté d’établissement et la liberté de prestation de service. Tranchant dans les deux cas en faveur de ces dernières libertés, la Cour de justice mettait ainsi en lumière, non seulement « la possibilité de conflits avec d’autres droits fondamentaux »[6], mais aussi « l’accommodement du droit social fondamental en cause avec d’autres normes fondamentales concurrentes »[7]. Le paradoxe de cette élévation au rang de droit fondamental est encore plus criant lorsque l’on pense que cette décision a conduit la Suède à encadrer de manière plus stricte le droit de grève, à la suite de l’affaire Laval[8].
En ce qui concerne la reformulation des droits des travailleurs comme droits fondamentaux, la question posée par ces arrêts est double, en réalité. Premièrement, une telle formulation par essence unifiante et universalisante peut-elle, sans dommage, transcender la diversité des formulations nationales des droits du travail ? Ici, l’exemple suédois conduit à en douter fortement. Mais deuxièmement, et encore plus fondamentalement, n’y a-t-il pas lieu de douter de l’opportunité d’une telle « fondamentalisation », dans la mesure où elle peut conduire à un affaiblissement des législations sociales nationales ?
Ces questions, en définitive, conduisent à douter de la possibilité même d’une reconception des droits des travailleurs sous la forme de droits fondamentaux. Il paraît donc nécessaire d’aborder cette question de front, en tentant d’étayer l’hypothèse d’une incompatibilité entre deux paradigmes juridiques distincts.
II. Droits humains et droits du travail : deux paradigmes juridiques distincts
Par paradigme juridique, nous entendons, avec Habermas, les « conceptions implicites de la société à laquelle on appartient, qui confèrent à la pratique de la législation et de la justice une perspective ou, d’une façon générale, guident le projet de réaliser une association de sociétaires juridiques libres et égaux »[9]. Le but de cette section est ainsi de mettre au jour certaines différences importantes dans les conceptions implicites de la société véhiculées d’une part par les droits du travail, d’autre part par les droits humains (II.1). Un aperçu de ces différences conceptuelles nous permettra d’analyser plus en détail la notion d’autonomie, laquelle renferme peut-être la clé de l’incompatibilité entre droit du travail et droits humains (II.2).
II.1. Des différences entre droits humains et droits du travail
Dans un article influent de 2010[10], le chercheur Kevin Kolben cherchait précisément à rétablir certaines distinctions conceptuelles importantes entre le droit du travail et les droits humains, esquissant ainsi une différence globale et paradigmatique. Les trois principales différences, à ses yeux, sont les suivantes. Tout d’abord, les droits humains découlent d’une logique de juridicisation des relations entre les individus et les États, dans un objectif de protection des premiers à l’égard de l’arbitraire des seconds. Par différence, les droits du travail se focalisent sur les relations entre acteurs privés et sont une tentative de régulation de cette sphère privée que les droits humains cherchaient précisément à préserver de toute interférence étatique. En ce sens, cette visée de régulation sociale que porte le droit du travail appelle souvent l’intervention de l’État. Seconde différence notée par Kolben : un « éthos individualiste soutient substantiellement les droits humains, lesquels prennent l’individu comme sujet premier »[11]. À l’inverse, les droits du travail apparaissent comme porteurs d’une autre articulation entre individu et collectif, voyant dans ce dernier le moyen d’émancipation indispensable du premier. Troisièmement, Kolben note que les droits du travail engagent une conception processuelle des droits, c’est-à-dire qu’ils endossent une dimension de « droits de mobilisation orienté vers les processus »[12]. Autrement dit, les droits du travail sont des droits d’organisation collective plus que des droits opposables par l’individu. De leur côté, les droits humains se concentrent moins sur le processus d’organisation et d’action que sur le résultat proprement dit, c’est-à-dire sur la substance juridique à garantir.
Dans une perspective plus directement philosophique, on pourrait dire, à partir de ces distinctions, que les droits du travail et les droits humains s’opposent quant à leur relation au politique. Si les droits humains, dans leur ancrage individuel et jusnaturaliste, se veulent des limites opposables à toute autorité politique, les droits du travail peuvent être interprétés comme porteurs d’une volonté d’extension du politique dans la sphère économique. En ce sens, on peut légitimement penser qu’une reformulation des droits du travail sous la forme de droits humains tendrait à dépolitiser la question des droits des travailleurs ou, pour le dire avec Kolben, qu’un « tournant droits-de-l’hommiste sérieux risque d’affaiblir l’engagement pour les principes de justice économique et de démocratie sur le lieu de travail qui ont longtemps soutenu la pensée et la pratique des droits du travail »[13].
II.2. L’autonomie, concept-interface et distinction fondamentale
Afin d’éclairer encore plus les différences conceptuelles séparant les droits humains des droits du travail, on peut se concentrer sur un concept central à ces deux paradigmes, à savoir celui d’autonomie. L’autonomie est traditionnellement comprise, dans le champ des droits humains, comme une indépendance individuelle à l’égard du pouvoir étatique, c’est-à-dire comme une clause de non-interférence de ce dernier dans la sphère privée. L’autonomie, dans le cadre des droits du travail, est bien plutôt conçue comme « collective », c’est-à-dire comme capacité d’un groupement professionnel à édicter, par la négociation avec l’employeur, les normes d’organisation du travail. Ce qu’il faut noter, c’est que si, dans le cas des droits humains comme dans celui des droits du travail, l’autonomie désigne une zone d’action soustraite à l’État, cette zone est pensée comme véritable zone d’édiction de normes juridiques dans le cas des droits du travail : autrement dit, il ne s’agit pas simplement de protéger l’individu de toute interférence, mais de permettre à des collectifs de se doter de normes autonomes. Pour le dire encore autrement, si les droits humains voient dans l’autonomie une frontière à la juridicité – étatique à tout le moins – les droits du travail y voient l’espace propre de la démocratie sociale et de l’édiction des normes les concernant : « Ainsi, l’autonomie collective est le résultat d’une interprétation des relations et pratiques sociales qui prend comme perspective un concept de droit (ou de juridicité) dissocié de celui de l’État, et qui est fondé sur l’hypothèse du pluralisme juridique »[14].
À la distinction ainsi présentée, on pourrait objecter que l’autonomie, dans le paradigme des droits humains, désigne également l’ensemble des droits politiques individuels par lesquels les citoyens peuvent participer à la désignation de leurs représentants. Mais précisément, l’autonomie collective en droit du travail désigne quelque chose de supplémentaire et de différent par rapport à cette seule participation : il ne s’agit pas d’une participation individuelle à un pouvoir déjà établi, mais bien d’une détermination collective des normes. Ou, comme l’écrit le juriste travailliste Patrick Rémy :
Avec l’autonomie collective, il s’agit moins de permettre à tout travailleur de participer, par l’intermédiaire de ses délégués, à la détermination collective des conditions de travail que de rétablir directement, au niveau collectif, grâce à la puissance du groupement face à la partie patronale, l’inégalité consubstantielle au contrat individuel de travail[15].
Une telle distinction entre participation et autonomie collective permet alors de comprendre, par exemple, que le recours accru au vote individuel dans les relations professionnelles notamment internes à l’entreprise, du fait des nombreuses réformes du droit du travail français depuis au moins une décennie, ne constitue pas, à proprement parler, un pas vers l’autonomie collective. Il s’agit plutôt, au mieux, d’une extension des droits humains et de leur conception de l’autonomie vers le domaine du droit social, laquelle ne va pas sans bousculer la logique propre de ce dernier[16].
Ainsi, pour résumer, l’autonomie est conçue, en droit du travail, comme collective et politique, tandis qu’elle a une dimension individuelle et morale, dans les droits humains. Ou peut-être devrait-on dire que l’autonomie collective en droit du travail porte en elle une conception de la démocratie alternative à celle que véhiculent les droits humains, si tant est qu’ils en véhiculent une. C’est à la confrontation de ces deux avatars de la théorie juridique de la démocratie que sera consacrée la dernière section de l’article, afin d’encore mieux saisir la différence qui sépare droits humains et droits du travail.
III. Droits humains et droits sociaux, démocratie politique et démocratie sociale
Dans cette section, l’objectif est de montrer que droits humains et droits sociaux, en tant que paradigmes juridiques, portent en eux deux conceptions distinctes, voire adverses, de la démocratie. Si les droits humains inspirent le courant de la « démocratie constitutionnelle »[17], laquelle met en avant le potentiel politiquement structurant des droits fondamentaux (III.1), les droits du travail permettent d’envisager une conception sociale et pluraliste de la démocratie, la démocratie sociale (III.2). La reformulation des droits du travail en droits humains apparaît alors comme une transformation de l’horizon politique idéal des premiers.
III.1. Les droits humains et la démocratie
Parler de conception de la démocratie au sujet des droits humains peut paraître étonnant, dans la mesure où la compatibilité entre le respect des droits individuels et l’autodétermination populaire est souvent pensée comme source de conflit. Pourtant, nombre de théories contemporaines de la démocratie cherchent, par divers moyens, à surmonter cette antinomie, au premier rang desquelles un courant que l’on peut appeler, avec Luc Klein, la « démocratie constitutionnelle ». Ce courant théorique, écrit-il,
essaye de convaincre que la démocratie ne se limite pas à un moyen d’exercice du pouvoir, qu’elle possède au contraire une signification matérielle liée à la place de l’individu en son sein. Ce contenu juridique matériel de la notion de “démocratie” préexiste à la procédure de décision qu’elle se choisit ensuite, et si l’importance de cette dernière n’est pas niée, sa suprématie lui est contestée[18].
Une telle perspective a pour conséquence, premièrement, l’encadrement matériel de toutes les normes édictées collectivement par les droits fondamentaux de la personne humaine ; deuxièmement, la promotion de la figure du juge au détriment de celle du législateur. Dans ce contexte, il ne semble pas exagéré de parler de subsomption de la démocratie sous le cadre constitutionnel, et notamment sous la garantie constitutionnelle des droits subjectifs.
Une telle thèse, outre sa dimension normative, est présentée également comme la meilleure description du fonctionnement de ce que l’on nomme démocratie aujourd’hui, dans le champ de la sociologie du droit. Dans son ouvrage The Sociology of Law and The Global Transformation of Democracy, Chris Thornhill développe en effet l’idée que l’autodétermination collective est une abstraction philosophique dont on doit abandonner la centralité pour définir la démocratie, laquelle fonctionne bien plus comme un système de promotion et d’extension progressives des droits individuels à travers le développement du droit international et de dialogues constructifs entre ordres juridiques. Dans cette perspective, le sujet démocratique n’est, selon Thornhill, qu’une abstraction interne au système juridique et construite par lui :
le contenu fondamental du droit démocratique se forme et s’explique dans le cadre d’une relation d’équilibre, et l’interaction entre les normes juridiques nationales et supranationales devient une source efficace de législation démocratique, voire constitutionnelle. En conséquence, la position de base de l’action politique est reconfigurée et des normes juridiques primaires sont créées, au niveau transnational, sans référence à un sujet réel existant[19].
Ainsi peut-on voir, avec ces théories normatives et descriptives, que la démocratie tend, sous l’influence grandissante des droits humains, à s’éloigner des concepts philosophiques qui paraissaient en constituer le cœur, notamment celui d’autodétermination populaire, au profit d’un développement technique et systémique des normes juridiques.
III.2. Droit et démocratie sociale
On est alors, avec ces théories de la démocratie constitutionnelle, au plus loin de l’idéal démocratique porté à la naissance des droits du travail par le paradigme du droit social. Si le droit du travail peut légitimement apparaître aujourd’hui, après plus d’un siècle d’existence officielle, comme une branche du droit foncièrement ambivalente à la « structure dialectique » – « le Droit du travail exprime simultanément le régime d’exploitation de l’homme et les moyens d’en limiter la rigueur, de lutter contre lui »[20] -, une approche généalogique peut permettre d’en réaffirmer les ambitions politiques et sociales fondatrices. Il faut noter que dans le droit du travail naissant, durant le premier quart du XXème siècle au moins, nombre de juristes voyaient l’émergence d’un nouveau type de droit, le « droit social », qu’il faut comprendre par opposition à la fois avec le droit étatique et avec le droit individuel, notamment chez l’un de ses théoriciens les plus convaincus, Georges Gurvitch[21]. Dès lors, le droit du travail était appréhendé par sa dimension démocratique, et plus encore, par son potentiel de démocratisation de la société, comme le note Ruth Dukes à propos d’Hugo Sinzheimer, que l’on considère comme le père du droit du travail allemand :
Pour Sinzheimer, le rôle du droit du travail n’était pas épuisé par l’accomplissement de la tâche consistant à garantir la liberté des travailleurs face au pouvoir des employeurs ; la tâche, en d’autres termes, de protéger les travailleurs contre les abus de ce pouvoir. Il n’était pas épuisé par les règles visant à garantir des salaires et des heures de travail équitables, et à fournir une assurance sociale contre les périodes de maladie ou de chômage. Le droit du travail était mieux compris comme un outil à utiliser dans le processus de démocratisation de l’économie. Ce processus était essentiel à la réalisation d’une société véritablement démocratique[22].
Or cette démocratie sociale à établir reposait sur des principes opposés à ceux de la démocratie constitutionnelle, exposés ci-dessus : au sujet abstrait porteur de droits se substituait un sujet social situé, pris dans de multiples relations de pouvoir qui devaient être contrebalancées par des contre-pouvoirs collectifs ; à la suprématie normative d’un système juridique international caractérisé par son aspect technique, se substituait un monopole des groupements collectifs sur la détermination des règles encadrant la production.
Ainsi la compréhension différente de l’autonomie va-t-elle de pair avec une conception opposée de la démocratie, dans cette confrontation entre droits humains et droits du travail. On comprend, dès lors, qu’une entière reformulation de ces derniers dans le langage des premiers engagerait bien plus qu’une inflexion sémantique. Elle engagerait, surtout, un changement de rationalité du droit du travail, et du droit social appréhendé comme paradigme, ainsi qu’un certain abandon définitif d’idéaux démocratiques qui, il est vrai, n’ont trouvé que d’insuffisantes et éphémères réalisations concrètes. Enfin, un droit du travail reformulé comme droit de la personne humaine au travail romprait avec une assise sociologique et une analyse située des rapports de pouvoir qui, pourtant, en ont permis l’émergence, et ce au profit d’une vocation purement défensive et relativement abstraite des droits subjectifs fondamentaux, menacée d’inefficience.
Conclusion
Cet article se proposait d’évaluer la cohérence et les effets d’une reformulation des droits du travail dans le langage des droits humains dont on observe qu’elle est une tendance en pleine expansion dans le droit du travail, notamment international. Une gradation dans la critique de cette tendance a été mise en œuvre dans cet article, solidairement d’un approfondissement dans l’éclaircissement conceptuel de ces deux traditions juridiques. Dans un premier temps, il s’est agi d’observer la persistance des conflits normatifs entre ce que nous avons ensuite essayé de présenter comme deux paradigmes juridiques distincts. Cette distinction s’est ensuite encore accentuée à l’occasion de la mise au jour des théories de la démocratie portées par chacun de ces deux paradigmes.
La conclusion de cette confrontation est qu’une telle reformulation n’irait pas sans dommages importants, concernant non seulement la puissance protectrice des droits du travail, mais également et peut-être surtout l’idéal social et démocratique qui les a soutenus dans leur émergence. Pensés comme un complément voire un contre-projet à la démocratie politique existante au début du XXème siècle, le droit du travail et son paradigme afférent, le droit social, se trouveraient comme domestiqués, dans une telle reformulation, par un paradigme juridique, politique et social auquel ils prétendaient pourtant apporter une alternative. L’intégration totale et définitive du droit du travail dans les droits humains aurait ainsi tout d’un renoncement.
Notons pour conclure qu’une autre perspective, inverse et quelque peu à contre-courant des tendances lourdes actuelles, pourrait consister en une subsomption opposée, à savoir des droits humains sous le paradigme du droit social. Il s’agirait là de renouer avec une compréhension bien plus concrète et située, sociale en un mot, de l’être humain, à l’image du projet de Déclaration des droits sociaux proposé par Gurvitch en 1946, dans lequel les droits humains étaient reconceptualisés en tant que droits sociaux, dans une « proclamation d’une nouvelle Déclaration des Droits, une Déclaration des Droits Sociaux du producteur, du consommateur et de l’homme »[23].
[1] Jérôme Porta, « Le droit du travail en changement. Essai d’interprétations », Travail et Emploi, no 158, 2019, p. 125.
[2] Alain Supiot, Critique du droit du travail, Paris, PUF, 1994.
[3] Roscoe Pound, « Liberty of Contract », The Yale Law Journal, vol. 18, no. 7 (Mai 1909).
[4] Cité dans Roscoe Pound, « Liberty of Contract », op.cit.
[5] CJCE, 11 déc. 2007, aff. C-438/05, Viking et CJCE, 18 déc. 2007, aff. C-341/05 Laval un Partneri Ltd.
[6] Jérôme Porta et Cyril Wolmark, « Les droits sociaux fondamentaux à l’épreuve du pluralisme », in À droit ouvert. Mélanges en l’honneur d’Antoine Lyon-Caen, Paris, Dalloz, 2018, p. 801.
[7] Ibid.
[8] Sylvaine Laulom et Florence Lefresne, « Dessein et destin de quatre arrêts de la Cour de justice des communautés européennes : peut-on maintenir la spécificité des modèles sociaux en Europe », La Revue de l’IRES, no 63, spécial, Flexicurité, sécurisation des parcours professionnels et protection sociale, 2009/4, p. 127.
[9] Jürgen Habermas, Droit et démocratie, Paris, Gallimard, 1997 (1992), p. 419.
[10] Kevin Kolben, “Labor Rights as Human Rights?”, Virginia Journal of International Law, vol. 50/2, 2010, p. 449.
[11] Ibid., p. 470, notre traduction.
[12] Ibid., p. 472.
[13] Ibid., p. 452.
[14] Martine Le Friant, « Collective Autonomy: Hope or Danger? », Comparative Labor Law and Policy Journal, 34/3, 2013, p. 629.
[15] Patrick Rémy, « “Le droit à la participation” en droit allemand : codécision, codétermination, cogestion, autonomie collective… ? », Droit social, Paris, Dalloz, 2015, p. 974.
[16] Voir à ce sujet Olivier Leclerc et Antoine Lyon-Caen (dir.), L’essor du vote dans les relations professionnelles, Paris, Dalloz, 2011.
[17] Luc Klein, « Démocratie constitutionnelle et constitutionnalisme démocratique : essai de classification des théories juridiques de la démocratie », Revue française de droit constitutionnel, 2017/1, no 109.
[18] Ibid., p. 128.
[19] Chris Thornhill, The Sociology of Law and the Global Transformation of Democracy, Cambridge, CUP, 2018, p. 227, notre traduction.
[20] Gérard Lyon-Caen, « Les fondements historiques et rationnels du Droit du travail », Droit ouvrier, 1950, reproduit dans Droit ouvrier, Février 2004, p. 56
[21] Cf. Georges Gurvitch, L’Idée du Droit Social, Paris, Sirey, 1932 et Georges Gurvitch, Le Temps présent et l’Idée du Droit social, Paris, Vrin, 1932.
[22] Ruth Dukes, “Hugo Sinzheimer and the Constitutional Function of Labour Law”, in Guy Davidov and Brian Langille (ed.), The Idea of Labour Law, Oxford, OUP, 2011, p. 59.
[23] Georges Gurvitch, La Déclaration des Droits sociaux, Paris, Dalloz, 2009 (1946), p. 12.