Ethique et normesl'éthique dans tous ses étatsune

Le courage d’éduquer (II)

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Le courage d’éduquer :  pluralisme moral et éducation en contexte scolaire

Vincent Lorius Université Lyon 2

Première partie

III.       Des éducateurs pluralistes

 

  1. Présentation de la recherche

Notre hypothèse est que le courage professionnel des éducateurs scolaires, ainsi conçu, se caractérise par la possibilité pour ces derniers de recourir à des repères moraux pluriels. Pour discuter cette proposition, nous nous sommes doté d’un cadre théorique permettant une classification des repères moraux et d’une méthodologie autorisant le recueil des données empiriques.

Sur le premier point, nous avons recouru à une distinction des théories morales proposée par R Ogien (2007), entre des mondes moraux « maximaliste » et « minimaliste ». Des premiers, relèvent par exemple celui d’Aristote qui « nous recommande tout un art de vivre et pas seulement un code de bonne conduite en société », ou celui de Kant, pour qui nous avons des devoirs moraux à l’égard d’autrui, mais aussi de nous-mêmes. Pour R Ogien les seconds sont « moins envahissants ». Reprenant cette distinction, nous considérons donc les positionnements éthiques minimalistes comme retenant comme seul principe moral celui « de ne pas nuire aux autres, le reste étant vu comme des conventions sociales ou des règles personnelles » (Ogien, 2013, p. 132). Ces positionnements se distinguent des approches maximalistes qui ajoutent à ce principe de non-nuisance « toutes sortes d’autres devoirs moraux comme ceux de ne pas se nuire à soi-même, de développer ses talents naturels […] ou de faire le bien des autres même contre leur volonté » (Ogien, 2013, p. 133).

Source : Stock.Xchng

Source : Stock.Xchng

L’approche minimaliste représente un rétrécissement par rapport à une conception habituelle de l’éthique. Elle exclut en particulier deux catégories de questionnement : celui sur les finalités de l’existence humaine et celui des obligations envers soi-même (Weinstock, 2006, p. 15).  Ce type d’approche est un prolongement de la pensée de J. S. Mill dont le principe central est l’absence de nuisance à autrui. Il convient d’observer que le minimalisme moral ne rejette pas la préoccupation morale mais l’appréhende d’une manière spécifique en prétendant que le recours à des conceptions substantielles du bien pour autrui n’est pas la seule garantie contre le chaos moral (Cometti, 2010, p. 172). Ce n’est donc pas une morale de « peu de poids » mais plutôt une morale réduite aux « requêtes minimales que nous nous adressons les uns aux autres » (Walzer, 2004, p. 24). Notre recherche utilise ce critère de distinction maximalisme / minimalisme pour tenter de caractériser les repères moraux utilisés par les éducateurs. Le premier principe regroupant des actions et justifications référées à une promotion du bien ou du bonheur pour autrui, le second décrivant des moments où l’agent cherchera simplement à s’abstenir de faire du tort à autrui ou, dans les cas difficiles, à en faire le moins possible.

Avant d’en venir à la présentation de quelques résultats, il est nécessaire de préciser un autre aspect de la méthodologie employée, celui qui concerne le recueil de données empiriques. Le travail repose sur une conception de la vie morale rendant possibles des conceptions fluctuantes du bien. Les données empiriques ont donc pour fonction de permettre la confirmation ou l’infirmation de la présence de cette pluralité. Les décisions morales ne se présentent jamais de manière strictement objective, elles sont toujours le produit d’une interpellation (Larouche, 2008, p. 25) et il convient donc de disposer d’une méthodologie permettant à la fois de maîtriser les conditions de cette interpellation et d’en permettre l’analyse. Cet objectif doit tenir compte de la définition du courage proposée plus haut et référée non pas à des caractéristiques de l’action mais à un processus d’appréhension des spécificités de l’environnement. Il convient en particulier de prendre en compte le fait que l’actualisation des éléments constitutifs du courage d’éduquer que nous venons de dégager n’est nullement dépendante de l’apparition de moments exceptionnels : ce qui est déterminant c’est que les situations reconnues soient perçues comme nécessitant un changement de registre moral par rapport aux réponses habituelles. Rechercher les manifestations du courage en situation, c’est donc partir à la recherche d’un processus qui permet non seulement de faire face à des situations particulières mais également de les identifier comme telles. Il n’est pas possible dans le cadre de cet article de présenter ne détail les modalités de conduite et d’exploitation des entretiens. Nous nous contenterons ici de préciser que deux points de vigilance méthodologique ont guidé notre démarche : la vérification de la nature du lien opéré par les acteurs entre courage et pratique et du lien entre les discours et les actes.

  1. Les éducateurs peuvent être maximalistes et minimalistes

 

L’analyse des entretiens permet de faire apparaître deux registres pouvant différencier les jugements éthiques effectués en situation limite : le positionnement au regard d’une morale scolaire de sens commun et le positionnement au regard de la conception du rapport pouvant exister entre obligation scolaire et formes d’adhésions des usagers au projet scolaire. La présentation des conséquences de cette observation nécessite de préciser au préalable le sens que nous attribuons à ces deux thématiques.

  1. 1.              Positionnement au regard d’une morale scolaire de sens commun

Fortes de leur légitimité, et par la promotion de certains comportements et la sanction d’autres, les institutions en viennent à définir une morale, en général approuvée par le plus grand nombre, qui conduit souvent à réprouver des modes de vie étrangers à la norme (drogués, nomades, minorités sexuelles…). De là, on peut déduire qu’il existe deux modalités d’action pour les acteurs institutionnels : considérer que l’Etat doit veiller à promouvoir ou défendre une « morale positive » d’une société donnée (Ogien, 2007) ou essayer, dans la mesure du possible, de respecter les principes de neutralité morale. Dans le monde scolaire, existe une tendance lourde à la diffusion de la croyance en ce qu’A. Barrère (1997) appelle l’équivalent travail, croyance selon laquelle tout travail s’accompagne d’une gratification. Cette tendance participe à la diffusion d’une autre croyance,  celle d’un monde scolaire juste qui convainc progressivement et durablement les enfants que « quand on veut on peut ». Pour autant, comme le souligne F. Dubet (2008), il s’agit là d’une fiction : ni les élèves ni les professeurs ne croient vraiment qu’il suffit de travailler, et leur expérience quotidienne fourmille de cas d’élèves qui échouent tout en faisant beaucoup d’efforts et d’élèves qui semblent réussir sans rien faire. Cette fiction constitue le substrat d’une morale scolaire de sens commun par rapport à laquelle les acteurs sont tenus de se positionner. Elle se caractérise par la croyance en un monde scolaire juste induisant que la réussite et les échecs sont liés à l’investissement des élèves et de leur famille.

Dans ce registre, les éducateurs peuvent se montrer plutôt maximalistes en adhérant de façon marquée à cette façon de concevoir le lien entre activité de l’élève et gratifications scolaires (une absence de résultats sera d’abord attribuée à un déficit d’implication du jeune et/ou de sa famille). C’est la dimension normative de cette attitude qui permet de la caractériser comme maximaliste. Ils peuvent au contraire se montrer plutôt minimalistes et admettre que de multiples facteurs peuvent intervenir sur les performances des élèves et dont on ne peut pas forcément attribuer la responsabilité à ce dernier ou sa famille. Ces deux types de positionnements entraîneront bien sûr des comportements différents qui s’appuieront plutôt la responsabilisation, l’exhortation dans le premier cas ou sur la prise en compte du point de vue des « usagers », voire un certain fatalisme dans le second.

  1. 2.              Positionnement au regard des formes d’adhésion au projet scolaire des usagers

 

Nous avons reconnu dans les propos des personnes interrogées, deux grandes façons de voir cette question. Elles peuvent en effet considérer que la transformation de l’obligation scolaire en projet est une condition préalable à remplir par l’élève et sa famille pour que s’opère le processus d’éducation scolaire. Ils peuvent au contraire penser que cette transformation est l’un des objectifs à atteindre. Nous pouvons poser comme minimaliste la première modalité dans la mesure où il est alors considéré que la décision des usagers d’adhérer ou non au projet scolaire leur appartient et ne peut qu’être constatée par l’éducateur. La seconde modalité traduit plutôt la volonté de promouvoir l’investissement scolaire en partant du principe qu’il s’agit là d’un objectif non seulement réglementaire mais relevant du « bien ». À ce titre, le positionnement peut alors être considéré comme maximaliste.

Ces deux critères permettent a priori d’identifier plusieurs types de positionnements se situant entre des positions clairement maximalistes (sous-tendues par l’idée que, non seulement le lien gratification-effort est établi, mais que les objectifs scolaires sur lesquels l’effort doit porter sont par définition légitimes), ou clairement minimalistes (sous-tendues par l’idée que les décisions des usagers sont premières et peuvent remettre légitimement en cause l’opportunité de certaines prises en charge scolaires).

Nous avons constaté que, au regard de ces différents indicateurs, les repères peuvent varier pour une même personne interrogée. À certains moments de l’entretien, une personne peut par exemple recourir à des positionnements maximalistes sur le critère « morale scolaire de sens commun » fondés sur des conceptions substantielles de ce qui semble bon pour un élève (la remobilisation au motif que la réussite viendra de son implication) ou, pour ce qui concerne le critère « adhésion au projet scolaire » (appel à une plus grande implication de ses parents ou de prises en charge scolaires repensées pour permettre une relance de la motivation scolaire). À d’autres moments, le même interlocuteur peut faire preuve d’une vision minimaliste où domine un principe de non-nuisance et l’amenant à considérer que, peut-être, face à un élève en difficulté, « l’exhortation » ou la contrainte pédagogique ne sera pas efficace ou justifiée. Ceci peut se traduire par des propos indiquant qu’il faut donner temporairement la priorité à la signification que l’élève ou les parents accordent à la situation (critère d’adhésion au projet scolaire) ou considérer que les déterminismes sociaux interdisent toute réussite et que l’exhortation ne servirait qu’à culpabiliser un individu dont les ressources sont insuffisantes (critère adhésion à une morale scolaire de sens commun).

Les éducateurs recourent donc à des positionnements variés pour prendre en compte le rapport au projet scolaire des élèves et de leurs parents ou pour juger de l’opportunité de mobiliser une morale scolaire valorisant les valeurs de mérite et de travail. Au regard du discours habituel qui n’envisage pas d’autres options que les positionnements que nous venons de décrire comme maximalistes sur ces deux registres, ce processus correspond à un « ressaisissement » au sens d’une remise à plat de leur système de valeur face à des situations considérées comme « limites » du point de vue éthique. Tout se passe comme si, dans certaines situations reconnues difficiles, les éducateurs construisaient un monde moral nouveau à partir de repères connus, mettant en œuvre un pluralisme pratique relevant, suivant les moments, de conceptions minimalistes ou maximalistes de l’éthique professionnelle.

  1. IV.      Le courage d’éduquer ou l’éducation au risque du pluralisme

 

Ce pluralisme pratique prend acte du fait que les réponses pédagogiques ne préexistent pas aux problèmes posés par certains contextes. Les éducateurs, dans les situations qu’ils associent au courage professionnel, font donc preuve de ce que l’on pourrait appeler un pluralisme d’exploration, qui permet d’envisager, sur le plan éthique, la situation sous des angles divers. Ce faisant, ils se positionnent clairement du côté de la morale contre la moralité. Cette dernière est en effet définie par B. Williams (1990) comme n’envisageant pas la possibilité d’un conflit entre les obligations morales. Dans le monde de la moralité, s’applique non seulement le principe « devoir implique pouvoir », mais également une règle d’agrégation suivant laquelle « si je suis obligé de faire X et si je suis obligé de faire Y, je suis obligé de faire X et Y ». Cette conception forte des obligations morales se double d’une autre caractéristique de la moralité : l’impossibilité pour un agent moral responsable d’être en dehors de son système. « Du point de vue de la moralité, il n’existe rien en dehors du système, ou du moins rien pour un agent responsable. En reprenant le terme de Kant (on peut dire) que l’obligation morale est catégorique. » (p. 193). L’auteur en déduit que la pureté de la moralité elle-même représente une valeur. Elle exprime un idéal d’après lequel l’existence humaine peut être juste en dernière analyse.

Pourtant, pour B. Williams, dans le sens ordinaire d’obligations, « il est évident que les obligations peuvent entrer en conflit » (1990, p. 190). On peut également raisonnablement penser que la plupart des avantages et des caractéristiques d’une vie sont répartis sinon injustement, en tout cas sans justice, et certaines personnes ont simplement plus de chance que d’autres. L’idéal de la moralité est donc une valeur et posée comme devant transcender la contingence : « Elle [la moralité] doit se trouver non pas seulement dans l’effort plutôt que dans la réussite, puisque la réussite dépend en partie de la chance, mais dans un type d’effort qui dépasse le niveau auquel la capacité même de tenter peut-être une affaire de chance » (p. 210).

Nos observations tendent à montrer que les éducateurs considèrent parfois ces présupposés comme trop coûteux et s’en tiennent à une définition prenant en compte à la fois des obligations mais également la contingence du réel : ils recourent à une valeur faible donnée aux obligations. Un exemple de cette variabilité peut être donné par un assistant d’éducation qui mobilise très clairement plusieurs conceptions du bien scolaire au cours de son interview et illustrées dans le tableau ci-dessous.

Minimaliste par rapport au critère « morale scolaire de sens commun » Maximaliste par rapport au critère « morale scolaire de sens commun »
Minimaliste par rapport au critère « formes d’adhésion au projet scolaire » « Je comprends très bien que certains élèves ne soient pas en mesure de s’intéresser ou soient même découragés en raison des difficultés personnelles dans lesquelles ils se trouvent. Souvent, je les laisse tranquille car je ne veux pas rajouter des problèmes en leur mettant la pression ». « Sur la discipline, je ne transige pas. S’ils ne veulent pas m’écouter je ne discute pas, je sanctionne. Ils doivent comprendre que l’on ne peut pas prendre l’avis de chacun sur ces choses-là ».
Maximaliste par rapport au critère « formes d’adhésion au projet scolaire » « Parfois, avec certains élèves, j’essaye de m’adapter à ce qu’ils veulent faire : je trouve que le travail qui leur est donné par les professeurs est trop difficile ». « Je suis étudiant en histoire-géographie et quand, lorsque je surveille les études, je vois un élèves qui ne s’implique pas sur son travail ou qui est en difficulté, je ne peux m’empêcher de le convaincre de “s’y mettre” et d’essayer de l’aider. Je suis convaincu que cette matière pourrait lui apporter des satisfactions et du profit, pour lui, et aussi sur le plan scolaire ».

Le pluralisme que l’on voit ici à l’œuvre montre bien que les principes moraux varient suivant la situation : les obligations le deviennent si elles sont reconnues comme adaptées à la situation. Williams écrit ainsi :

L’obligation œuvre à assurer la fiabilité, un état de choses dans lequel les gens peuvent raisonnablement attendre des autres qu’ils se conduisent d’une façon et pas d’une autre […] Une obligation est une considération d’un genre particulier pourvue d’une relation générale à l’importance et à l’urgence. […] Nous devrions rejeter l’autre maxime de la moralité, suivant laquelle seule une obligation peut l’emporter sur une obligation » (Williams, 1990, p. 202).

L’éducation scolaire est directement concernée par cette proposition puisque l’on conçoit aisément que les professionnels doivent dans le même temps rechercher la stabilité de leurs postures et refuser tout immobilisme. Un exemple nous permettra de mieux comprendre l’intérêt d’un statut modeste de l’obligation dans un cadre scolaire. Chacun pourra constater qu’il n’est pas rare que, en début d’année scolaire ou après une période où les difficultés se sont accumulées dans un établissement, une équipe pédagogique considère urgent de rappeler le caractère imprescriptible, « non négociable », des éléments constitutifs du règlement intérieur. La discussion que nous venons de proposer montre bien le caractère en général vain de cette approche. En effet, chaque journée « normale » dans un établissement scolaire « normal », apporte à la fois la preuve de la nécessité de règles communes permettant de créer une sécurité pour chacun, mais aussi d’arbitrages en situation : peut-on toujours reprocher à un élève de s’être défendu, y compris violement, face à une agression caractérisée ? Peut-on toujours reprocher à un élève d’avoir eu une attitude déplacée face à l’injustice criante d’un adulte ? Ces « accrocs » ne remettent bien évidemment pas en cause l’opportunité d’obligations, mais celles-ci peuvent être, à certains moments, supplantées par des raisons liées aux situations et ne pouvant pas être considérées comme des obligations.

Notre situation morale est contingente de deux points de vue. D’abord parce que les questions morales se posent en situation, et ensuite parce que « l’équipement moral » dont nous disposons résulte « d’orientations issues d’un passé parfois lointain et dont nous n’avons aucune raison de penser qu’elles étaient les seules possibles ou les meilleures » (Canto-Sperber, L’inquiétude morale et la vie humaine, 2002, p. 66). Outre la contingence des situations, notre raisonnement moral est donc soumis à une seconde forme de contingence, celle des « matériaux » moraux mis à notre disposition par l’histoire. Ainsi, pour revenir sur notre exemple précédent, on peut penser que les questions relatives aux modalités d’utilisation du règlement intérieur gagnent à s’appuyer sur une activité de jugement. Ceci conduit à poser la question en termes de procédures permettant l’instruction des éventuels manquements (y a-t-il eu manquement ? dans quelles conditions ? quels sont les paramètres de la situation à prendre en compte ?). Le pluralisme moral, qui permet de recourir à des conceptions variées du bien scolaire, permet l’adaptation au contexte. Nous l’avons repéré chez les éducateurs lorsqu’ils font face à des situations qu’ils reconnaissent comme difficiles.

Conclusion

 

Les questions éducatives sont en général abordées en partant de l’idée selon laquelle le « cadrage éthique » est un principe non discutable pour éviter le relativisme, précurseur d’un déclin moral et d’une impossibilité de vivre ensemble. Ce qui est alors demandé aux acteurs, c’est de réaliser et d’assumer des choix entre des obligations éducatives considérées comme étant toutes « non négociables » (principes d’égalité, de mérite, de valorisation de l’excellence, de la réussite de tous, de promotion du goût de l’effort…). Nous pouvons considérer qu’il y a là une façon d’appréhender le travail éducatif comme se souciant plus de la « beauté du geste » que de ses véritables conséquences pour les élèves. F. Jullien a montré que cette façon d’appréhender les problèmes est typique d’une conception occidentale de l’action en situation difficile : il y a, dans l’affrontement d’un dilemme moral insoluble, dans la confrontation au tragique, l’idée d’une rédemption voire d’un plaisir (Jullien, 2005). Si nous analysons cette façon d’envisager la pensée morale d’un point de vue logique plus que culturel, nous pouvons par ailleurs voir à l’œuvre, ce que B. Williams appelle « l’argument de la pente glissante » et que l’auteur décrit ainsi dans le cas d’un jugement négatif porté sur X :

si X est permis (…) il y aura alors une progression naturelle vers Y ; et, comme il s’agit de s’opposer à X, Y doit faire l’objet d’une désapprobation générale (Williams, 1994, p. 337).

Dans le domaine éducatif, on trouve de nombreux exemples de ce type d’argumentation à la fois dans les registres pédagogique (« si l’adaptation des contenus aux élèves devient la norme, alors il ne faudra pas s’étonner que le savoir n’ait plus de valeur ») et moral (« si les valeurs comme le goût de l’effort, le respect, ne sont pas clairement réaffirmées comme non négociables, alors il ne faudra pas s’étonner de l’avènement d’un chaos moral qui fera de nos élèves, au mieux des êtres relativistes, au pire des personnes dénuées de principes »). La question qu’il convient de se poser par rapport à ce type de propositions est de savoir ce que recouvre exactement l’idée de « progression naturelle vers… » : vu qu’il s’agit de prospective, l’inférence doit être considérée comme relativement risquée et devrait à tout le moins indiquer ce qui fait que l’on pourrait attendre, inévitablement, l’évolution décrite.

Le courage d’éduquer ne relève pas de cette approche à la fois binaire et héroïque. Plutôt que de recourir à ce type de pensée régressive, nous constatons que les éducateurs, lorsqu’ils déclarent faire preuve de courage, mobilisent plutôt des arguments relevant de la casuistique, visant à juger, en situation, ce qu’il paraît bon ou non de faire, en prenant en considération les conséquences probables de leur action. Les éducateurs, en situation limite, prennent au sérieux l’idée selon laquelle nous ne disposons pas d’un ensemble de principes qui nous permettent de « résoudre » tous les problèmes que nous rencontrons dans la pratique. Pour les situations où nous acceptons lucidement de ne pas disposer de fondements pour décider de ce que nous devons faire, et il s’agit là pour nous des moments d’apparition du courage d’éduquer, cette manière de voir et de faire correspond à ce que H. Putnam appelle des « arrêts » (Putnam, 2011, p. 356), en se référant au modèle des arrêts de justice. Ceux-ci se légitiment par le fait qu’ils sont susceptibles de permettre l’action, en promouvant une vision de la pensée morale qui « ne nous oblige pas à admettre l’existence d’une perspective absolue qui contiendrait toutes les perspectives possibles sur le problème, et l’ensemble des dimensions de celui-ci (tout en nous obligeant) à admettre qu’il existe des opinions meilleures et pires » (Putnam, 2011, p. 357).

En quoi le concept d’arrêt peut-il contribuer à comprendre la façon dont les éducateurs font face à un cadre normatif débordant de sa fonction légitime de repère et que nous avons décrit dans la première partie de ce texte ? Contrairement à ce qui se passe lorsque l’on tente de « résoudre » (c’est-à-dire de solder logiquement) des problèmes éthiques complexes, rendre un « arrêt » réussi nécessite de se trouver en phase avec les usages en cours. Pour le sujet qui nous occupe, ceci peut être rendu possible par la combinaison d’une démarche (la prise en compte des tensions normatives que nous avons décrites plus haut) et d’une attitude (la volonté de viser un compromis, qui ne peut être le dernier mot sur les questions éthiques posées par le cas).

Nous voyons alors que le courage d’éduquer est lié à la possibilité de construire des décisions éthiques s’appuyant sur ce que les personnes concernées sont prêtes à considérer comme relevant d’un « sens de la communauté » (Putnam, 2011, p. 360) et dont les caractéristiques ne peuvent être connues a priori et imposées de l’extérieur. Le jugement est bien ici mobilisé pour dépasser les dilemmes et comme moyen de basculer vers une morale qui passe de la délibération qui choisit parmi des alternatives pré-existantes à une inventivité morale à la recherche de solutions.  C’est ce basculement qui définit le courage.

Dans un environnement institutionnel qui promeut la norme comme fin plus que comme moyen, les éducateurs scolaires sont confrontés à un risque de précarisation morale. Pour y faire face, et en particulier dans des situations qu’ils reconnaissent comme limites, ils mobilisent un positionnement moral qui permet une attention aux situations par le recours à un pluralisme éthique qui revient de fait à ne pas considérer qu’il existe des obligations morales qui s’imposeraient toujours et partout. En particulier, la prise en compte de la parole des usagers sur ce qu’il considèrent être le bien scolaire pour ce qui les concerne (positionnement minimalisme) est un moyen de réintroduire le souci de l’effet produit sur les élèves, et d’aller ainsi à l’encontre d’une activité qui ne serait guidée que par les normes institutionnelles : l’efficacité n’est pas la conformité.

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