Le corps du spectateur, ce grand oublié
Chloé Charliac est sociologue, chercheure au Centre d’Étude sur l’Actuel et le Quotidien (Paris V – Sorbonne) et chargée de cours à l’Université de Rouen. Elle fonde en 2012 The Place Agency, société de conseil et d’études qualitatives spécialisée dans le domaine des usages et des pratiques culturelles.
Lorsque l’on aborde le sujet du corps dans le domaine de la danse contemporaine, il n’est bien souvent, voire exclusivement, question que du corps du danseur. Car c’est vers lui que sont tournés les projecteurs, ce corps captivant qui attire irrésistiblement les regards et qui est au cœur de toutes les attentions. Le corps du danseur fascine par son caractère superlatif, aussi bien en termes de virtuosité que de souffrance. Un corps plus souple, plus agile, plus puissant. Mais aussi plus douloureux, plus blessé, plus maltraité. Cependant, il ne faut pas perdre de vue que si le corps du danseur est un élément fondamental dans le spectacle de danse contemporaine, l’œuvre ne saurait exister sans la présence du public. Sa participation est primordiale, puisque le moment d’échanges[1] avec les spectateurs qui se crée lors de la représentation est la finalité de toute création chorégraphique. Dans ce sens, il convient de garder à l’esprit que « le corps du spectateur est une réalité biologique et psychologique qui fait partie de la situation artistique[2] », ce qui lui confère une place centrale – au même titre que celle occupée par le corps du danseur – dans l’analyse sociologique du spectacle de danse contemporaine.
Mais les réflexions concernant le corps du spectateur sont quasi inexistantes, ainsi que le remarque Serge Proust. L’auteur constate que le spectateur (et sa corporéité) a souvent été évacué au profit de la catégorie plus abstraite du public, et montre pourquoi et comment cette absence relève de l’aboutissement d’un long processus de domestication du corps du spectateur, qui débute à partir de la seconde moitié du 18ème siècle, époque où émergent les bâtiments spécialisés dans l’activité spectaculaire. Petit à petit, le public va être progressivement discipliné, d’une part par l’intervention de l’État qui vise à assurer la sécurité des personnes et à réprimer les troubles à l’ordre public, d’autre part par la constitution de la mise en scène en tant que discipline artistique et la représentation en tant qu’œuvre d’art qui impliquent une modification radicale de la place des spectateurs. Jusqu’à aboutir à une forme d’ascétisme, qui implique une négation du corps du spectateur : « Le corps rêvé, idéal est un corps absent ou mort. Le spectateur rêvé est un spectateur sans corps, sans bronches encombrées ni articulation ankylosée. Il doit rester immobile, figé.[3] » Pourtant le corps du spectateur joue un rôle primordial dans l’expérience spectaculaire car, comme le souligne John Dewey, un spectacle ne devient spectacle qu’à partir du moment où il est regardé. S’il est vrai que dans une salle de spectacle le spectateur manifeste une « attention rituelle » vis-à-vis de l’œuvre et que son corps est soumis à des règles contraignantes comme ne pas bouger ou ne pas faire de bruit, nous sommes aujourd’hui loin de cette idée d’ascétisme dans le fait d’aller au spectacle. C’est ce que révèle notre étude qui s’est déroulée au sein de lieux scéniques[4], et notamment ce responsable des relations culturelles qui explique que les équipements de salle très sombres, pas forcément faciles et qui sont très hermétiques répondent à une pensée de ces lieux qui a eu cours à un moment donné, où « on avait plutôt envie de se dire le culturel ça se mérite, ou l’acte artistique est un acte militant donc on s’en fiche un peu du lieu » et des exigences corporelles auxquelles on soumet les spectateurs.
Aujourd’hui, l’idée d’accueil du spectateur est devenue fondamentale chez les directeurs de salle de spectacle, et faire de ces lieux un cadre de vie sympathique et confortable une priorité. Parce que de plus en plus l’accueil, la convivialité et le confort sont des éléments essentiels dans la pratique du spectateur. Il n’est d’ailleurs pas rare de constater qu’une même salle attire plus de spectateurs une fois rénovée et dans cette logique de voir un nombre croissant de salles effectuer des travaux de rénovation et remplacer leurs sièges afin d’offrir au public un confort accru. Si le confort de la salle de spectacle est un élément de plus en plus pris en compte par les lieux scéniques, c’est non seulement pour attirer plus de personnes dans leur structure mais également, et les deux éléments sont liés, pour améliorer la qualité de la réception du spectateur et faire en sorte que celle-ci ne soit pas entravée par des problèmes d’inconfort. En effet, lorsque l’on s’attache à l’étude des représentations de danse contemporaine, on constate rapidement que le corps joue un rôle prépondérant. La danse contemporaine est un objet émotionnel, un travail du corps fondé sur l’intériorité, le sensible, le kinesthésique. La transmission du sens d’une chorégraphie se réalise à partir d’une interaction sensible, celle des corps des danseurs et de ceux du public, et l’interprétation de ce sens à partir du mouvement – considéré comme support d’interprétation du sens et non comme expression du sens lui-même – suscite chez le spectateur des émotions esthétiques. Comme l’indique Pascal Roland, « l’expressivité du corps ne s’adosse pas, dès lors, sur sa compétence intrinsèque de signification, mais sur sa qualité de mise en relation des corps en présence dans un rapport sensible, d’où émerge une interprétation du mouvement.[5] » Claire Buisson montre également dans ses recherches qu’ « Hubert Godard souligne que le spectateur qui “regarde” le danseur est habité dans son corps par les résonances des intensités corporelles du danseur.[6] » Ainsi le spectateur est « touché par le mouvement », par l’énergie qui s’en dégage.
En projetant un sens sur les mouvements des danseurs à travers le prisme de son histoire personnelle, le spectateur va donner un sens à la danse. Ainsi, chaque personne, en fonction de son genre, de son âge et de son histoire percevra une même chorégraphie de façon différente. C’est précisément cette interaction, ce moment d’échange entre danseurs et spectateurs qui, pour reprendre Jean-Marc Leveratto, donne sa valeur humaine au moment artistique et marque le rôle crucial que tient dans cette interaction le spectateur, et plus précisément le corps du spectateur. L’auteur parle ainsi de participation affective[7] au spectacle, qui est incorporé par le spectateur, qui expérimente par lui-même et sur lui-même la force esthétique des émotions suscitées par la chorégraphie. Le corps du spectateur est donc le « moyen technique[8] » qui lui permet la réception de la chorégraphie, et c’est pour cette raison qu’il est important de faire en sorte que sa qualité de réception ne soit pas entravée. Ainsi, nous pouvons dire que « la présence de la danse ne réside pas seulement dans le corps physique du danseur, mais dans la construction d’états corporels dont la matérialisation peut se déployer à travers le corps du danseur, mais aussi à travers bien d’autres médiums et corps, le corps du public inclus.[9] » Loin de l’idée qui postulait que le corps du spectateur idéal serait un corps absent ou mort, l’étude du spectacle de danse contemporaine, par l’approche sensible de la réception qu’elle implique, nous conduit à mettre sur le devant de la scène la nécessité de réintroduire la dimension corporelle du spectateur dans nos analyses comme cela a été le cas parmi les acteurs du monde du spectacle. Car plus globalement, au-delà du simple processus de réception d’une œuvre, la prise en compte du corps du spectateur, de ses sens et de sa charge émotionnelle, nous amène à questionner l’ensemble du processus spectaculaire et en particulier les dynamiques sociales qui lui sont liées.
Les lieux scéniques, nous l’avons expliqué plus haut, ne se contentent plus d’une simple mission de diffusion, ils cherchent désormais à se positionner comme lieux d’accueil, ce terme étant réellement significatif d’une certaine volonté. Au-delà du simple fait de recevoir, il s’agit de faire en sorte que le lieu soit « habité », que les personnes s’y sentent bien, dans un esprit de convivialité. C’est dans cette optique que de nombreux lieux culturels ont installé des bars au sein de leur enceinte. Ainsi, à la fin des représentations, les spectateurs vont pouvoir discuter de ce qu’ils viennent de voir, échanger leur avis et leur ressenti à propos de la pièce, et de cette manière prolonger l’immersion sensorielle et émotionnelle de la danse. Pour Jean-Marc Leveratto, le rôle de la conversation est fondamental au sein du dispositif spectaculaire en ce sens qu’elle permet de transmettre le plaisir procuré : « Le plaisir de transmettre le plaisir procuré par une œuvre est, de ce fait, une dimension fondamentale de la culture artistique en tant qu’activité sociale. La communication artistique ne se réduit pas à la communication entre l’auteur et le spectateur. (…) L’œuvre est faite pour qu’en en parle. La conversation sur les œuvres et les auteurs est une dimension fondamentale de la culture artistique.[10] »
Reprendre en compte le corps du spectateur, c’est donc sortir le spectacle de la sacralité dans laquelle il a longtemps été enfermé, et c’est dans ce sens que va le témoignage de ce directeur d’une salle de spectacle : « De la simplicité aussi. C’est une façon de dire les théâtres ne sont pas des maisons sacro-saintes où on parle à voix basse dans le hall, où on vient voir un truc mais on ne dérange pas. Au contraire, j’aime bien qu’il y ait de grands éclats de rire dans le hall et que les gens parlent librement. Quel que soit le spectacle. C’est une façon de faire que les gens se sentent bien. Tout simplement se sentent bien, soient contents d’être là. »
[1] Duvignaud J., Sociologie du théâtre, Paris, PUF, 1965, p. 13
[2] Leveratto J.M., Introduction à l’anthropologie du spectacle, Paris, La dispute, 2006, pp. 182-183
[3] Proust S., « La domestication du corps du spectateur », in Rites et rythmes de l’œuvre II, textes réunis par Dutheil-Pessin C., Pessin A., Ancel P., Paris, L’Harmattan, coll. Logiques sociales, 2005, pp. 101-116.
[4] Charliac C., De la salle de spectacle à l’espace créatif. Étude des formes de socialité à l’œuvre dans le monde de la danse contemporaine, thèse de doctorat de l’Université Paris V – René Descartes, 2011
[5] Roland P., Danse et Imaginaire, Étude socio-anthropologique de l’univers chorégraphique contemporain, Cortil-Wodon, EME, 2005, pp. 69-70
[6] Godard H., « Le geste et sa perception », in Michel M. et Ginot I. (dir.), La Danse au XXème siècle, Paris, Bordas, 1995, pp.260-263. Cité in Buisson C., « Prolonger la danse, ‘hétérotopie sensorielle’ », Agôn [En ligne], Dossiers, N°3: Utopies de la scène, scènes de l’utopie, Les traces d’une démarche utopique : dossier artistique, mis à jour le : 28/01/2011, URL : http://agon.ens-lyon.fr/index.php?id=1513.
[7] Leveratto J.M., op. cit., p. 25
[8] Ibid, p. 53
[9] Buisson C., op. cit.
[10] Leveratto J.M., op. cit., p. 111
Je ne comprends pas bien : prendre en compte le corps du spectateur c’est installer des fauteuils confortables et créer des bars conviviaux ?
C’est décevant, on aimerait voir esquisser les conséquences de corporéité du public dans la mise en scène même, pas dans le moelleux des fauteuils.
La place du public dans la mise en scène est en effet une question très intéressante, mais ce n’est pas celle qui est abordée ici. La recherche dont est tiré cet article consistait à saisir les dynamiques sociales à l’œuvre lors des représentations de danse contemporaine, et à partir du moment où l’on s’attache aux problématiques concernant les salles de spectacle, il me semble important de montrer quelle a été l’évolution de la prise en compte du corps du spectateur par ces lieux ainsi que ses effets sur la réception de la chorégraphie d’une part et les formes de socialité qui s’y tissent d’autre part.