L’auto-quantification de son activité sportive altère-t-elle la qualité de l’expérience vécue? Un scénario possible de l’abandon massif des pratiques de self-tracking
Matthieu Quidu est professeur agrégé d’EPS à l’École normale supérieure de Lyon. Il est également docteur en Sciences et Techniques des Activités Physiques et Sportives (STAPS), et chercheur associé au Laboratoire sur les Vulnérabilités et l’Innovation dans le Sport (L-ViS, EA 7428 ; Université Lyon 1).
Résumé :
La pratique du self-tracking, qui consiste à quantifier l’évolution en temps réel de ses performances et de ses variables biologiques au moyen d’un dispositif numérique portatif, tend de plus en plus à se généraliser chez les sportifs amateurs. Toutefois, un taux extrêmement élevé d’abandon a pu être constaté, après des périodes souvent très courtes d’auto-quantification. Nous tentons de proposer un scénario à même de rendre compte de telles interruptions, précoces et massives, en soutenant qu’elles interviennent, chez les pratiquants, comme une solution, témoignant d’une certaine « maîtrise de soi », leur permettant de préserver – voire de restaurer – la qualité de leur expérience vécue, laquelle avait été préalablement altérée et dégradée par l’auto-observation systématique. En effet, celle-ci est apparue comme susceptible de modifier la dynamique motivationnelle des acteurs (en les incitant à se détourner des motifs intrinsèques à la pratique sportive elle-même) ; de produire des conflits de buts générateurs d’un sentiment anxiogène d’urgence temporelle ; mais aussi de perturber l’équilibre attentionnel durant l’activité physique.
Mots-clés : self-tracking – auto-quantification – résonance – aliénation – acrasie – maîtrise de soi.
Abstract:
The practice of self-tracking, which consists in quantifying the real time evolution of its performances and its biological variables, by using a wearable and digital device, is increasingly becoming widespread among amateur sportsmen. However, an extremely large rate of abandonment was highlighted, after, often, very short periods of self-quantification. We try to formalize a scenario to account for such early interruptions by arguing that they occur, as a solution for the sportsmen demonstrating some “self-control”, allowing them to preserve – and restore – the quality of their lived experience, which had previously been altered and degraded by a systematic self-observation. Indeed, it appeared to be likely to convert the motivational dynamics of the actors (by encouraging them to turn away from the intrinsic motives of the sport practice itself); to produce stressful goals conflicts that generate a feeling of temporal scarcity; but also to disrupt the attentional balance during physical activity.
Keywords: self-tracking – self-quantification – resonance – alienation – weakness of will – self-control.
I. Pratiques… et abandons du self-tracking.
Dans le contexte de l’entraînement de haut-niveau, l’utilisation de données quantitatives visant à objectiver l’évolution des performances des sportifs et de leurs variables physiologiques constitue une pratique à la fois ancienne, courante et systématique. Le plus souvent récoltées par l’entraîneur, qui se charge de les analyser, ces mesures, lorsqu’elles sont répétées périodiquement à l’occasion de tests standardisés (dont les résultats sont soigneusement tenus secrets), lui permettent d’apprécier les progrès de son athlète et de réguler son programme de préparation.
Bien différentes sont les pratiques d’auto-quantification qui concentreront notre attention : en effet, celles-ci concernent des pratiquants amateurs, n’évoluant pas dans le cercle restreint de l’élite professionnelle et s’adonnant à des activités variées comme la marche, la course à pied, le trail, le cyclisme ou le triathlon ; ceux-ci décident d’utiliser, de façon plus ou moins rigoureuse et durable, des dispositifs numériques portatifs (montres ou bracelets connectés, applications mobiles combinant cardio-fréquencemètre et géo-localisation) en vue d’auto-objectiver leurs propres performances ainsi que leurs paramètres biologiques. Ces technologies miniaturisées permettent le recueil de données digitales, leur archivage, leur analyse voire leur mise en partage (via des plateformes en ligne).
Il convient de bien saisir la différence de nature qui sépare, dans l’univers sportif, ces deux genres de pratiques quantificatrices : en effet, alors même qu’elles travaillent globalement sur les mêmes types de paramètres physiques et biologiques, elles se démarquent clairement, aussi bien du point de vue du public ciblé – dans le premier cas, des compétiteurs de haut-niveau ; dans le second, des pratiquants amateurs, ne participant pas nécessairement à des compétitions et pouvant avoir un niveau de performances modeste – que du gestionnaire responsable de la quantification – dans le premier cas, l’entraîneur objective, depuis l’extérieur, les prestations de son athlète ; dans le second, c’est le pratiquant lui-même qui se trouve à l’initiative de l’auto-mesure et se charge du recueil des données comme de leur interprétation. En somme, comme l’indiquent Pharabot et al. (2013) :
Les outils qui connaissent le plus de succès reprennent des mesures de sport dont les instruments sont construits depuis longtemps : ils ne font « que », mais en un sens c’est une opération importante, transférer des outils détenus par des experts vers le grand public. Ils ne définissent pas de nouveaux champs de soi comme quantifiables, mais banalisent la pratique de quantification à usage privé.
La démocratisation et la banalisation de ces pratiques autogérées de self-tracking ont été rendues possibles par la conjonction de la miniaturisation des appareils de collecte, de leur digitalisation et de la diminution de leur coût d’acquisition. S’en est suivie, à partir de 2010, une croissance économique fulgurante du marché, sous l’impulsion des leaders mondiaux qu’ont été les bracelets Fitbit, les montres Apple Watch ou les applications comme Runkeeper : à titre illustratif, en 2016, 100 millions de trackers d’activité ont été vendus à travers le monde, au sein d’un marché estimé à 4 milliards de dollars (Rail, 2016) ; aujourd’hui, certaines estimations[1] prédisent que le nombre de dispositifs portables connectés dans le monde devrait atteindre 1,1 milliard d’ici 2022 pour un chiffre d’affaire de 3 milliards de dollars. Toutefois, plusieurs études récentes semblent converger pour accréditer l’idée d’un net ralentissement du marché, à l’instar de Lupton (2020) :
Alors que les ventes de montres intelligentes telles que l’Apple Watch semblent bien se porter, les médias ont fait état du déclin de l’un des leaders du marché, Fitbit, et du ralentissement de sa croissance. Des entreprises comme Jawbone et Microsoft quittent aujourd’hui le marché grand public des trackers de fitness portables [notre traduction[2]].
L’entrée en récession pourrait être la conséquence d’un taux élevé d’abandon des outils, le plus souvent après une période relativement restreinte d’utilisation ; ainsi, selon Clawson et al. (2016), un tiers des consommateurs américains ayant possédé un dispositif portatif a cessé de l’utiliser dans les six mois consécutifs à son acquisition ; par ailleurs, la moitié de ces possesseurs ne l’utilise plus du tout. Dans le cadre du présent essai, éclairé par les résultats de travaux psychologiques et sociologiques, nous tâcherons de comprendre le caractère massif de ce phénomène d’abandon à partir de l’hypothèse suivante : les utilisateurs de dispositifs numériques de self-tracking en viennent à les abandonner parce qu’ils tendent à dégrader substantiellement l’expérience corporelle et émotionnelle qu’ils éprouvent durant leur pratique sportive ; dit autrement, s’ils finissent par rejeter l’auto-quantification assistée numériquement, c’est pour tenter de préserver – voire de restaurer – une certaine qualité de vécu.
Un tel rejet réactionnel à visée auto-protectrice témoignerait, selon nous, d’une certaine forme de « maîtrise de soi » ou « sagesse pratique » (Lefebvre & Tordesillas, 2009) de la part d’un acteur agissant dans le sens conforme à la préservation de sa qualité de vie. Sans présumer du caractère plus ou moins conscient, explicite ou immédiat de cette décision d’abandon, celle-ci, parce qu’elle intervient pour sauvegarder la qualité de sa propre expérience – qu’une technologie avait préalablement contribué à altérer – s’oppose à un fonctionnement de type acratique. En effet, dans l’« acrasie » – que nous qualifierons ici indifféremment de « faiblesse de volonté » ou d’« incontinence » –, le sujet tendrait à poursuivre sa pratique et ce, quand bien même il aurait eu clairement conscience qu’elle conduisait progressivement à lui faire plus de mal que de bien. Rappelons que, dans sa définition la plus générale, l’acrasie renvoie à la « capacité à faire librement et délibérément, ce que l’on juge devoir ne pas faire ou contre son meilleur jugement » (Engel, 2007).
Il ne s’agit pas pour autant de soutenir que tous les pratiquants persévérant dans la pratique du self-tracking s’inscrivent – ou finiront inéluctablement par s’inscrire – dans une configuration acratique ; en effet, celle-ci n’émerge qu’à la double condition que le sujet ressente une dégradation de la qualité de son expérience sportive et qu’il l’attribue à l’utilisation de son équipement numérique ; mais pourtant, il continue à se mesurer. Or, certains pratiquants ne souffriront peut-être jamais d’une telle altération de leur vécu ; ils ne pourront alors être considérés comme incontinents. Dans une même logique, l’acte inaugural de s’auto-mesurer n’a, en lui-même, rien d’acratique dans la mesure où le sujet n’avait, initialement, pas nécessairement conscience du fait que cette pratique pouvait conduire à affecter la qualité de son expérience[3]. Précisons enfin que la persistance dans une pratique qui nous fait souffrir ne pourra être considérée comme acratique si elle relève de la « compulsion » : en effet, selon, Engel (2007), « l’acratique n’est pas un aliéné ni un sujet compulsif ; il ne perd pas contrôle. Bien au contraire, il agit délibérément et est conscient de ce qu’il fait ».
En définitive, l’enjeu de notre réflexion consistera à formaliser les mécanismes au travers desquels l’action de s’auto-quantifier peut conduire à une dégradation substantielle de la qualité de l’expérience vécue dans la pratique sportive, dégradation contre laquelle le sujet réagira par la « décision contre-acratique » (Anquetil, 2004) d’abandonner le self-tracking. Ce faisant, il vise à se remettre en cohérence avec ses propres valeurs, lesquelles consistent plutôt à « prendre soin de soi » et à « chercher à vivre des expériences agréables et bénéfiques plutôt que destructrices ».
II. Quelle posture réflexive pour quels contextes étudiés ?
L’approche développée se voudra non normative et non moralisatrice : en effet, l’ambition n’est pas de décréter, a priori, ce que devrait être une bonne pratique sportive, que celle-ci s’accompagne ou non d’un équipement numérique. Nous n’avons, à cet égard, aucun intérêt économique ni professionnel dans le marché du self-tracking. Ainsi, si notre réflexion tente d’établir un scénario plausible sous-tendant l’abandon, elle ne cherche en aucun cas à l’enrayer. À ce titre, notre essai se démarque des travaux de Lee et al. (2016) ou de Norman (2013), qui cherchent, dans le domaine du design et du marketing, à mieux comprendre « l’expérience-utilisateur » dans le but de l’optimiser et, ainsi, d’éviter le rejet, préjudiciable économiquement, de la technologie par le consommateur.
À l’inverse, au-delà de tout préjugé techno-enthousiaste ou techno-sceptique, notre posture se veut descriptive et pragmatique, au sens où l’entend Dewey (Bouveresse, 2007) : elle s’attachera ainsi à saisir « la différence que cela change en pratique » de s’auto-quantifier, et ce, du point de vue de l’expérience vécue par le sujet durant son activité sportive. Indépendamment d’une quelconque critique globale de la quantification sui generis ou des idéologies qui la sous-tendent[4], notre raisonnement investiguera les conséquences pratiques sur l’expérience du sportif qui se mesure.
Notre posture théorique étant précisée, tentons désormais de spécifier l’échantillon exact des pratiques et des pratiquants inclus dans nos réflexions : concernant tout d’abord le type de sujets, nous considérerons des sportifs ordinaires et amateurs, évoluant suivant une modalité loisir ou compétitive ; ils pourront avoir un niveau très varié de performances, sans jamais appartenir toutefois à l’élite nationale de leur sport ; ils ne seront pas explicitement affiliés au Quantified Self[5]. Ces sportifs auront, par ailleurs, choisi volontairement de s’adonner au self-tracking, sans y avoir été contraint, de l’extérieur, par une quelconque institution[6]. Leur pratique du self-tracking sera, d’autre part, essentiellement orientée vers l’amélioration de leurs performances sportives[7], en dehors de toute finalité strictement sanitaire et thérapeutique[8]. Il n’est ainsi en aucun cas question de discuter des effets de ces dispositifs d’auto-quantification sur l’amélioration de la santé des sujets et/ou la modification de leurs habitudes comportementales (Brickwood et al., 2019).
Concernant ensuite le type de dispositifs envisagés, nous traiterons essentiellement, en référence à la distinction proposée par Munson (2012), d’outils « réflectifs » – c’est-à-dire visant l’enregistrement et la mémorisation de données de performances et de variables physiologiques –, plutôt que d’applications « persuasives » – consistant, à l’instar d’un coach virtuel, à encourager, récompenser ou sanctionner le pratiquant par l’envoi de messages. Nous nous focaliserons, de plus, sur l’usage privé des données numériques en écartant leur diffusion publique (partage sur les réseaux sociaux[9]).
En résumé, notre réflexion portera sur des sportifs ordinaires, enregistrant leurs sorties et leurs variables biologiques de façon volontaire, à l’aide de dispositifs réflectifs et à propos d’activités diverses (course à pied, marche, triathlon, cyclisme, trail), dans le but premier d’optimiser leurs performances.
III. Diversité des configurations d’abandon… et de leurs scénarios explicatifs.
Nous cherchons donc à comprendre pourquoi, à partir d’une motivation originelle autodéterminée, nombre de sportifs sont amenés à délaisser précocement leur équipement numérique de self-tracking. Tout en cherchant à démontrer l’hypothèse d’un abandon comme réaction de défense contre-acratique visant à restaurer la qualité de vie, nous sommes conscients que d’autres alternatives explicatives peuvent également s’avérer heuristiques ; sans les développer, contentons-nous de les évoquer succinctement.
Force est tout d’abord de reconnaître qu’au-delà des cas d’abandon malheureux qui nous intéresseront, il existe des situations d’« abandons réussis » (Clawson et al., 2015), c’est-à-dire intervenant indépendamment de toute altération de l’expérience vécue. Ces derniers surviennent par exemple lorsque l’entrée dans le self-tracking était d’emblée finalisée par l’atteinte d’un objectif sportif explicite (par exemple, terminer un marathon) ; lorsque celui-ci est finalement atteint, il n’apparaît plus utile au sujet de poursuivre l’auto-quantification. Dans ce cas de figure, il serait plus juste de parler d’une utilisation à court-terme du self-tracking que d’un abandon stricto sensu. L’abandon peut également s’avérer réussi lorsque le sportif s’estime désormais capable de percevoir, avec précision et sans médiation technique, ses propres sensations ; en aidant le sujet à mieux se connaître, le dispositif de mesure aura ainsi travaillé à sa propre inutilité. Une dernière configuration non malheureuse de cessation d’utilisation intervient lorsque, dès le départ, le sujet curieux n’avait pour seul objectif que d’expérimenter le self-tracking afin de vivre une nouvelle façon de pratiquer le sport, sans contrainte de persistance ; cette approche, délibérément exploratoire (puisqu’elle vise simplement à découvrir « ce que cela fait de se quantifier ») semble participer d’une tendance contemporaine lourde consistant, avec la « sécularisation de l’existence », à vouloir « enrichir sa vie ici-bas », par l’accumulation et la multiplication d’expériences variées (Rosa, 2013).
Néanmoins, toutes les configurations aboutissant à un abandon du dispositif numérique ne sont pas nécessairement aussi heureuses, réussies ni même préméditées. De nombreux abandons peuvent résulter d’une perte d’intérêt dans l’outil, et ce, en premier lieu, parce que ce dernier n’est plus perçu comme utile : les sujets peuvent alors regretter tantôt le manque de précision et de fiabilité des mesures, tantôt la difficulté à donner du sens et à interpréter la somme colossale – et non nécessairement structurée – des données produites. En effet, tirer profit d’une analyse de ses données suppose de les ordonner en séries temporelles et d’identifier des corrélations entre variables, soit deux opérations complexes nécessitant des compétences d’analyse. Or, selon Pharabot et al. (2013), « les interviewés effectuent peu d’opérations statistiques sur leurs données ; et les représentations graphiques proposées par les outils sont largement sous-employées ». Rares sont en définitive les sujets capables d’aller au-delà de la simple appréciation visuelle, si ce n’est esthétique, de courbes qui, au mieux, progressent, et, au pire, stagnent ou régressent.
Justement, en cas de stagnation ou de régression, le sujet pourrait progressivement douter de la capacité du dispositif à optimiser ses performances : de façon plus précise, lorsque le pratiquant se lance dans le self-tracking – et ce d’autant plus s’il s’agit d’une reprise d’activité sportive – les progrès s’avèreront rapides et conséquents ; le sujet, flatté, trouvera alors, dans le dispositif technique, un facteur de réassurance narcissique et d’autosatisfaction. Toutefois, cet « état de grâce » ne durera pas : au-delà des premières semaines de reprise, les progrès se feront de plus en plus lents, jusqu’à atteindre un pallier de stagnation voire des phases de régression. Dans cette situation, le sportif aura tendance à incriminer davantage son dispositif d’enregistrement plutôt qu’à retourner l’explication de ses contre-performances répétées sur sa propre responsabilité individuelle : ainsi, tandis que, dans la phase initiale, il apportait au pratiquant une confirmation de l’ego, l’outil devient une menace pour son estime personnelle. Dès lors, plutôt que de perdre la face, il peut s’avérer psychologiquement protecteur d’abandonner – si ce n’est de sacrifier – l’outil, jugé incapable de nous faire progresser.
Un autre mécanisme peut conduire à une perte d’intérêt dans le dispositif, notamment pour des raisons ergonomiques, lorsque celui-ci requiert une maintenance logistique trop lourde, apparaît comme très complexe d’utilisation et/ou peu confortable à porter, car démesurément pesant, bruyant et/ou ballotant. Ici, le sujet n’a manifestement pas réussi à « s’approprier » (Poizat & Goudeaux, 2014) l’outil, c’est-à-dire à l’intégrer à son corps propre au point qu’il devienne transparent et que sa présence même ne soit plus détectée. Cette difficulté à assimiler l’objet doit être reliée, selon Rosa (2013), au phénomène général d’« accélération du rythme de remplacement des biens de consommation » : en effet, ce rythme accru ne laisse plus à l’individu le temps de nouer à leur égard un attachement affectif. Cette tendance volatile, consistant à abandonner un produit presque aussi vite qu’il a été acheté, est loin de ne concerner que les dispositifs de self-tracking ; elle renvoie à une distinction transversale de plus en plus marquée entre, d’une part, l’acte d’achat originel (« consommer ») et, d’autre part, la brièveté de l’usage (« utiliser »). Selon Rosa, tout nouveau produit contient une « promesse de résonance », c’est-à-dire un espoir de ré-enchantement de notre relation au monde et à nous-mêmes ; c’est pourquoi l’acquisition d’un objet procure, dans les sociétés d’abondance, une satisfaction bien plus grande que son utilisation ultérieure. À l’inverse, une assimilation authentique de l’objet dans la pratique requiert du temps et exige de l’acteur qu’il s’engage et qu’il soit prêt à se transformer. En l’absence de cette assimilation, la relation à l’objet est condamnée à demeurer muette et non répondante, ce qui conduira inexorablement le consommateur à s’en détourner.
La décision d’abandon peut également être motivée par une réaction de protection vis-à-vis du danger qu’un usage prolongé du dispositif pourrait générer en devenant trop envahissant. Ici, abandonner l’outil revêt la signification d’un acte militant, d’une résistance politique contre le caractère intrusif d’une technologie accusée d’entraver notre autonomie via une systématisation de la surveillance – ainsi que des « surveillances latérales entre pairs » (Granjon, 2014) – et de menacer notre sphère privée ; et ce, quand bien même la décision inaugurale de s’y adonner était librement consentie.
Certains individus préfèrent enfin abandonner l’auto-quantification lorsqu’ils détectent qu’une forme de dépendance à son égard est en train de s’installer. Ce type d’attitude relève d’une « stratégie de gestion de la faiblesse de volonté par anticipation » (Elster, 2007), illustrée par Ulysse s’attachant au mât de son bateau afin de ne pas se laisser attirer, ultérieurement, par le chant des sirènes. Dans ce cadre, aux premiers signes avant-coureurs de dépendance, le sujet privilégiera un sevrage précoce, tuant dans l’œuf les risques d’émergence du comportement obsessionnel.
IV. Un scénario alternatif : l’abandon comme décision contre-acratique visant à enrayer la dégradation de l’expérience.
Tout en reconnaissant la diversité des situations d’abandon, nous tenterons d’étayer le scénario alternatif qui peut être résumé ainsi : l’interruption du self-tracking résulterait d’une décision contre-acratique – plus ou moins consciente ou viscérale – visant à préserver la qualité d’une expérience sportive, préalablement altérée par une pratique systématique de la quantification. Un tel projet démonstratif suppose, dans une perspective phénoménologique, de prêter une attention minutieuse à la teneur singulière qu’est susceptible de revêtir une pratique sportive équipée numériquement. En effet, à la suite de Vinck (2009), nous voyons l’« équipement » non seulement comme une base matérielle, mais surtout comme un attribut qui modifie les propriétés de ce qui est équipé ; en l’occurrence, nous nous attacherons à la modification de la structure de l’expérience vécue par le sujet équipé sous l’effet même de l’instrumentation numérique. Il convient, pour ce faire, d’aller au-delà des rhétoriques marketing émanant des concepteurs et des distributeurs d’outils portatifs – rhétoriques qui sont étudiées par Till (2019) ou Berg (2017) – ainsi que des « imaginaires sociotechniques » véhiculés par les adeptes de l’auto-quantification (Lupton, 2020).
Le schéma explicatif que nous allons formaliser repose sur l’idée, attestée en psychologie de la motivation, que les facteurs explicatifs déterminant, d’une part, « l’entrée dans la pratique » et, d’autre part, la « persistance dans le temps » sont distincts. Dans le domaine de l’auto-quantification, nombreux sont les travaux étudiant le contexte d’entrée en pratique, qu’il s’agisse d’investiguer les motivations initiales des pratiquants (Pfeiffer et al., 2016) ou leurs singularités psychologiques (Maltseva & Lutz, 2017). Plus rares (à l’exception de Fritz et al., 2014 ; ou de Pink et al., 2017) sont, en revanche, les enquêtes documentant les facteurs favorisant la persévérance dans les pratiques de quantification. Il nous faudra donc ici prendre appui sur des études traitant de la persistance dans la pratique sportive en général.
Sur ce point, les résultats de Perrin (1993), Deci & Ryan (2000) ou Sarrazin et al. (2006) s’accordent pour reconnaître que, si des motifs extrinsèques à l’activité sont parfois à l’origine de l’entrée en pratique (par exemple par devoir hygiénique), ceux-ci n’apparaissent pas suffisants pour s’y maintenir durablement ; dit autrement, la seule « volonté de faire du sport parce que c’est bon pour la santé » tendra inexorablement à s’épuiser si elle ne se trouve pas relayée par des motifs intrinsèques, c’est-à-dire immanents à la pratique elle-même. Alors, le meilleur garant de la poursuite d’une activité physique résiderait dans le plaisir pris à pratiquer, en lien avec des motivations intrinsèques (y éprouver des sensations agréables, y progresser ou y développer de nouvelles compétences). Ce que tend à corroborer Rosa (2018) : « c’est l’intérêt authentique – chargé affectivement voire libidinalement – que le sujet porte aux activités, qui crée une corde vivante entre le sujet et le monde ». En d’autres termes, « l’exercice d’une activité fait notre joie et notre bonheur lorsqu’elle porte en elle-même la fin qui la détermine ». Ce dernier point est d’une importance capitale pour notre propos consistant à éclairer l’abandon massif et précoce des dispositifs portatifs : ainsi, nous devons réfléchir aux mécanismes par lesquels l’auto-quantification tend à saper la motivation intrinsèque des sportifs et à éroder leurs possibilités d’y éprouver du plaisir. Si, après la mise en évidence successive de l’« effet-observateur » par Bohr en physique puis par Devereux en ethnologie (Ghil, 2007)[10], nous tentons de démontrer les conséquences délétères d’un « effet auto-observateur »[11], il nous faut désormais en spécifier le contenu et la teneur exacts.
V. Mécanisme n°1 : l’auto-quantification catalyse une transformation de la dynamique motivationnelle.
Le premier mécanisme à l’origine de la dégradation de l’expérience sportive équipée réside dans le fait que l’introduction d’un dispositif d’auto-mesure tend à occasionner un changement qualitatif d’orientations motivationnelles chez le sujet, que cela soit au sein de sa sortie sportive ou d’une séance à l’autre. Il nous faut ici faire un détour par deux modèles psychologiques fondamentaux de la motivation.
Le premier correspond à la « théorie des buts d’accomplissement » et ce, plus particulièrement, dans sa modélisation tridimensionnelle (Cury, 2004). Selon cette approche, si chaque sujet éprouve le besoin commun de faire la preuve de sa compétence, ce dernier peut néanmoins s’exprimer au travers de trois types distincts de buts : dans le but dit de « maîtrise », le sujet démontrera sa compétence s’il domine une tâche, parvient à y progresser, en se comparant à lui-même dans le temps ; à l’inverse, dans le deuxième but dit d’« approche de la performance », de « compétition » ou de « comparaison sociale », le sujet cherche à faire la preuve de sa compétence en se montrant supérieur aux autres ; la norme est donc hétéro-référencée. Enfin, dans le troisième type de but dit d’« évitement de la performance », le sujet cherche avant tout à ne pas faire la démonstration de son incompétence ; il cherche, toujours selon une logique de comparaison sociale, à éviter d’apparaître comme moins performant que ses pairs. Nous soutenons l’idée que s’adonner à une pratique sportive en s’auto-quantifiant précipite une réorientation motivationnelle dans le sens de la comparaison sociale, de la performance et de la compétition ; et ce, quand bien même le sujet ne partagerait pas ses mesures en ligne. Or, et c’est là que réside le cœur de notre argument, de nombreux travaux psychologiques tendent à montrer que les orientations vers la compétition, plutôt que vers la maîtrise de la tâche, s’accompagnent de corrélats affectifs négatifs dont l’augmentation du stress et de l’anxiété ou encore la diminution du plaisir et de la motivation intrinsèque. Ces effets délétères seront d’autant plus marqués dans le cadre de la valence aversive de cette orientation motivationnelle, c’est-à-dire pour le but d’évitement de la contre-performance (Cury, 2004). La variable modératrice qui semble conditionner la bascule, chez les sujets, vers la logique d’évitement – plutôt que d’approche – de la performance réside dans un faible niveau de « compétence perçue ». Ainsi, chez un sujet confiant dans ses capacités, la comparaison sociale sera vécue comme un défi, en lien avec la croyance en une probabilité élevée d’y triompher ; pour ces sujets, il est encore envisageable d’éprouver du plaisir dans l’activité sportive équipée, possibilité qui s’avère en revanche moins accessible aux sportifs moins sûrs de leurs capacités, c’est-à-dire possédant une faible compétence perçue. L’individu vit alors la compétition instaurée par la quantification comme une menace ; cette angoisse de l’échec, génératrice de stress et d’anxiété, sera d’autant plus pressante que la contre-performance est rendue visible, tangible et incontestable par la quantification digitale (ainsi, « les chiffres ne mentent pas », pour reprendre les termes des instigateurs du Quantified Self) couplée à sa représentation graphique (aspect démoralisant d’une courbe de performances descendante). Ainsi, selon Togstad & Alsos (2018), « parce qu’ils sont si faciles à comparer, à quantifier et à battre, les chiffres peuvent être un facteur de stress important dans la vie des gens »[12]. Nous n’évoquons même pas ici la diffusion en ligne de ses (contre-)performances, qui risque fort d’exacerber cette peur de défaillir, en la convertissant en un « sentiment de honte, comme conscience de soi sous le regard d’autrui » (Sartre, 1943). Nous soutenons plutôt que, même en l’absence d’une quelconque mise en partage de ses résultats sur les réseaux sociaux dédiés, le sujet animé par un but de compétition a d’ores et déjà intériorisé le jugement potentiellement négatif qu’autrui peut porter sur soi ; la mise en ligne viendrait donc décupler une anxiété de la défaite déjà conséquente.
Afin d’alléger cette pression – qu’il s’impose le plus souvent à lui-même, en cherchant parfois à battre son record à chaque nouvelle sortie[13] –, le sportif pourra être tenté de déployer, en amont de sa (contre-)performance, des stratégies d’« auto-handicap » (Salomon et al., 2005). Celles-ci consistent, chez un athlète qui estime faibles ses chances de réussite, à ménager son estime personnelle, en se procurant, par anticipation, des excuses protectrices ; celles-ci doivent lui permettre d’expliquer un piètre résultat, sans invoquer un manque de compétence ou d’aptitude (par exemple, en réduisant de façon ostensible ses efforts ou en se fixant des buts trop élevés et donc irréalisables). Des stratégies de soulagement peuvent également être déployées, en aval de la contre-performance, afin de tenter de l’expliquer : ici, le sportif sera tenté de mobiliser un discours justificatif post-hoc, visant à la contextualiser, si ce n’est à l’excuser, et ce, en mobilisant prioritairement des causalités extrinsèques (par exemple, de mauvaises conditions climatiques, une journée harassante…).
Une fois entérinée de façon indiscutable, la contre-performance deviendra néanmoins une source de culpabilité pour le sujet, sommé d’assumer seul la charge ainsi que la responsabilité de sa propre défaillance, de sa criante insuffisance. En effet, selon Queval (2012), « l’obligation pronominale devant laquelle est le sujet d’être soi, de se construire, de s’auto-discipliner, de se sculpter apparaît comme un impératif catégorique ». Ainsi l’injonction d’autonomie, couplée à la déprise du collectif, amène-t-elle les individus à ne devoir compter que sur eux-mêmes pour espérer réussir leur vie, mais aussi pour en affronter les échecs. Ce que corrobore Pharo (2002) : « pour certains penseurs libéraux, le sort des perdants n’est qu’une conséquence douloureuse, mais normale, de l’ordre des choses : plus responsables, ils échoueraient peut-être un peu moins ». De son côté, Rosa (2018) note que, « dans la modernité tardive, on craint moins les actes hostiles du monde que sa propre défaillance, son échec, son insuffisance, son déclin, son surpoids, son vieillissement, toutes choses dont le sujet est désormais comptable ». La menace de la contre-performance risque de s’installer de façon d’autant plus durable que le sportif sera entré dans un plafond de stagnation ; telle une épée de Damoclès sur l’athlète connecté, elle ne lui laissera aucun répit, le cantonnera dans un sursis constant, le fragilisera sans cesse par le spectre de se montrer faillible. Ainsi, selon Rosa (2018),
Toute compétition génère des perdants, et donc de l’angoisse ; lorsqu’elle devient une performance permanente, elle suscite une inquiétude et une insécurité de tous les instants ; elle force alors les concurrents à adopter une attitude de combat et un rapport exclusivement réifiant aux choses qu’ils cherchent à mettre sous leur contrôle.
Ce qu’avait déjà pressenti Le Breton (2015) :
Dans une société où s’imposent la flexibilité, la vitesse, la concurrence et l’efficacité, être soi ne coule plus de source dans la mesure où il faut, à tout instant, se mettre au monde et rester à la hauteur ; il ne suffit plus de naître ou de grandir, il faut désormais se construire en permanence, demeurer mobilisé.
Si elle se prolonge et s’intensifie, la peur d’échouer au test – chaque nouvelle sortie ayant désormais pris la signification d’une énième épreuve de soi –, risque de devenir insoutenable, notamment pour le sportif accumulant les contre-performances. Afin de se soustraire à cette menace permanente de la défaillance, « se retirer de la course » – en renonçant au self-tracking voire à l’activité sportive dans sa globalité – apparaîtra comme la seule et l’ultime[14] solution viable. Ce faisant, le sujet aspire à la restauration de son estime personnelle et de sa qualité de vie ainsi qu’au rétablissement de son droit à l’erreur. À défaut de s’être extraits à temps, certains sujets pourront sombrer dans le burn-out, qu’Ehrenberg (1998) interprète comme une pathologie de l’insuffisance et de la responsabilité, affectant des individus épuisés par l’idéologie de l’auto-fabrication permanente. D’autres acteurs auront préféré sortir de la course par anticipation, optant pour l’effacement face à l’obligation de s’individualiser (Le Breton, 2015).
En focalisant le sportif sur une quête constante de compétitivité, qui s’associe – chez les moins confiants – à une angoisse permanente de la régression et de la contre-performance, la quantification tend à le détourner du plaisir inhérent à la pratique (recherche de sensations agréables et d’acquisition de nouvelles habiletés) et fragilise, de fait, sa motivation intrinsèque. Nous faisons ici référence à un second modèle psychologique de la motivation, la théorie de l’« auto-détermination » (Deci & Ryan, 2000). Celle-ci distingue deux sources principales de motivation à l’activité physique, suivant qu’elles se situent dans la tâche elle-même (il s’agit alors d’une motivation intrinsèque, associée à une finalisation de l’activité par et pour elle-même) ou dans un motif extérieur (on parle de motivation extrinsèque ou transcendante, consistant à courir pour autre chose que le plaisir de la course, par exemple par devoir sanitaire ou pour battre son record). L’interrogation fondamentale qui intervient ici n’est autre que : pourquoi court-on, qu’est-ce qui nous fait courir ? (Le Blanc, 2012).
Nous soutenons que la quantification précipite la bascule d’une finalisation intrinsèque à une motivation extrinsèque, laquelle motivation extrinsèque constitue un excellent prédicteur de l’abandon de l’activité physique. Pour étayer cette idée, nous nous appuyons sur l’étude expérimentale d’Etkin (2016) qui démontre que le simple fait de se savoir quantifié – et ce, quelle que soit l’activité considérée (lecture, coloriage, marche) – tendait à focaliser les sujets sur les outputs, c’est-à-dire sur le produit final, le rendement et l’issue de la tâche. Ce faisant, les sportifs se détournent du processus même de l’activité, ainsi que des sensations et émotions qui y sont associées ; à cet égard, Pharabod et al. (2013) soulignent que, chez les self-trackers intenses, « le chiffre devient si important que l’enregistrement de l’activité en vient parfois à se confondre avec l’activité elle-même » ; dit autrement, la mesure de son activité tend presque à devenir plus importante que l’activité elle-même. Ainsi, certains joggeurs n’envisagent-ils plus de courir sans mesurer leur course et en viennent à considérer comme inutile une sortie durant laquelle leur dispositif de traçage aurait cessé de fonctionner convenablement. Etkin souligne qu’une telle réorientation motivationnelle s’accompagne d’une diminution du plaisir éprouvé (durant la pratique) et de la sensation de bien-être subjectif (à l’issue de la séquence). Par ailleurs, la motivation continuée des sujets (qui les inciterait à renouveler, de leur propre chef, l’activité ultérieurement) se trouve fortement affectée, notamment en lien avec une pratique qui, alors même qu’elle relevait initialement d’une activité de loisirs a priori désintéressée, est désormais perçue, sous l’effet de la quantification, comme un travail contraignant. Le fait que les sujets interprètent toute activité chiffrée dans le sens d’un travail peut notamment expliquer que la quantification améliore, à court-terme, la productivité du sujet mesuré (qui marchera par exemple davantage s’il se sait mesuré) même si ce gain productif a pour contrepartie d’altérer le caractère agréable de l’activité. Deci & Ryan (2000) ont qualifié d’undermining effect cet effet de sapage de la motivation intrinsèque par l’introduction d’une récompense extérieure[15], matérialisée ici par l’auto-quantification. Il peut donner lieu à des comportements singuliers, comme dans le cas de l’« appât par les chiffres où les participants ont déclaré s’être engagés dans des activités explicitement pour les récompenses du système » : ‘une fois, je suis rentré à la maison, après une journée particulièrement active, et j’étais à 33.000 pas, et je me suis dit que j’allais marcher autour de la maison jusqu’à ce que j’atteigne 35.000. C’est ce que j’ai fait, j’ai littéralement tourné en rond autour de la maison’ » (cité par Fritz et al., 2014)[16]. Ce que corroborent Togstad & Alsos (2018): « dans certains cas, la technologie peut même sembler prendre le contrôle de ses utilisateurs, plutôt que l’inverse : les utilisateurs de la technologie eHealth ont ainsi signalé qu’ils repoussaient certaines sorties de course si la batterie de leur montre intelligente était déchargée et qu’ils ne se sentaient reposés que s’ils avaient enregistré huit cycles REM sur leur application Sleep Cycle » [17].
Dans de tels cas de figure, si le dispositif extérieur, qui finalise désormais la totalité de l’activité, cesse d’être disponible, les sujets n’auront plus de raisons intrinsèques de s’y adonner et tendront à l’abandonner rapidement. Leur motivation intrinsèque a été remplacée voire prise en otage par une finalisation extrinsèque – que représente l’atteinte d’une récompense sous la forme d’une performance chiffrée et/ou d’un message d’encouragement émis par l’application – dont ils sont devenus prisonniers et dépendants pour agir.
VI. Mécanisme n°2 : l’auto-quantification engendre un « conflit de buts », générateur d’une sensation anxiogène d’urgence temporelle.
En sus de transformer la nature des buts motivationnels animant le sujet, la quantification est susceptible d’altérer la qualité de son expérience vécue en introduisant, chez ce dernier, un conflit de buts, qui générera un sentiment d’urgence temporelle. Il y a conflits de buts si, au même instant, l’activité du sujet se trouve finalisée – et écartelée – par au moins deux objectifs, concurrents et a priori inconciliables. Précisons que ce n’est pas l’irréductibilité sui generis des buts qui importe, mais bien la perception du sujet quant à l’impossibilité subjective de les articuler.
Le sportif assisté numériquement peut, du fait de la quantification continue de son activité, ressentir un conflit de buts, entre d’une part, la recherche – immédiate et immanente à l’activité – de plaisir et d’émotions censés découler d’une discipline pratiquée a priori de façon désintéressée et non productive et, d’autre part, la visée – dont l’atteinte sera nécessairement différée dans le temps – de produire une performance (battre son record personnel ou surpasser un adversaire sur les réseaux sociaux). Le sujet quantifié semble alors clivé, temporellement comme spatialement, entre d’un côté le souci d’être ici, c’est-à-dire présent et immergé corporellement dans son expérience vécue hic et nunc, en s’imprégnant du moment, des sensations ou du paysage environnant ; et de l’autre, la tentation de se projeter vers un après, c’est-à-dire l’issue de la course, afin de mesurer, en arrivant, le résultat obtenu. Entre le but de courir et celui de s’auto-évaluer, entre le plaisir de partir et l’impatience d’arriver, semble émerger un conflit indépassable de buts, toujours du point de vue du sujet. Ce dernier se sent ainsi tiraillé jusqu’à s’empêtrer dans un dilemme qui s’apparente à une véritable prison phénoménale ; en effet, l’individu en vient à se sentir captif d’une situation qu’il a lui-même construite. Le caractère anxiogène, déplaisant et inconfortable de l’émergence concomitante de préoccupations concurrentes a été souligné par Ria (2001), étudiant les premières expériences en classe des enseignants débutants. L’expérience désagréable se double, chez ces jeunes professeurs, d’un sentiment oppressant d’avoir à courir en permanence après le temps.
L’impact délétère des conflits de buts sur la survenue d’un sentiment d’urgence temporelle a été démontré expérimentalement par Etkin (2015), selon la séquence causale suivante : en premier lieu, la perception, par le sujet, d’un conflit de buts produit chez ce dernier une augmentation du stress et de l’anxiété, lesquels sont responsables, dans un second temps, de l’apparition de cette sensation de famine temporelle. La perception du temps est donc modelée par l’existence d’un conflit de buts, au travers des variables médiatrices que constituent le stress et l’anxiété. Le stress et l’anxiété générés par la perception, chez le sportif quantifié, d’une concurrence synchronique et d’une incompatibilité de préoccupations – entre le désir de profiter de sa course et le souci d’y performer – viennent s’ajouter aux affects négatifs d’ores et déjà induits par la réorientation du sujet vers un but d’évitement de la (contre-)performance couplée à la prévalence d’une motivation extrinsèque.
VII. Mécanisme n°3 : l’auto-quantification comme source de distraction attentionnelle et de surcharge cognitive.
Le dernier mécanisme susceptible d’occasionner une dégradation substantielle de la qualité de l’expérience du sportif numériquement assisté a trait au risque de surcharge cognitive et de distraction attentionnelle provoquées par l’interaction instaurée vis-à-vis de sa montre, de son bracelet connecté ou de son application mobile. La première voie de déstabilisation de l’attention du sportif du fait de son équipement numérique pourrait paraître, à première vue, prosaïque : elle réside en effet dans la sensation d’inconfort physique générée par un dispositif perçu comme trop lourd, ballotant, serré ou bruyant. Rochat (2017) a pourtant démontré, dans le cadre des courses de trail, le caractère profondément gênant, agaçant voire épuisant mentalement, pour le coureur, d’un sac qui ballote, notamment à cause de bretelles mal ajustées et douloureuses ou encore de mouvements d’eau dont le bruit incessant, dans le contenant, exaspère l’athlète au point de focaliser négativement la totalité de l’attention. En croisant des données d’expérience (obtenues à partir d’entretiens d’explicitation) et des matériaux extrinsèques (consistant à analyser les décalages temporels entre les accélérations verticales du coureur et de son sac), Rochat a pu mettre en évidence le caractère fluctuant de la dynamique d’« appropriation » versus d’« expropriation » par le sportif de son équipement.
Il y a appropriation, par le trailer, de son sac lorsque la présence même de ce dernier cesse de se manifester à la conscience du premier ; le sac est alors dit « saisi » (Gal-Petitfaux et al., 2013), et devient à la fois « transparent » et « silencieux » (Rabardel, 1995) pour le sujet qui l’a littéralement incorporé, c’est-à-dire intégré à son « corps propre » (Poizat & Goudeaux, 2014). D’un point de vue perceptif, il n’est plus considéré comme un élément extérieur et distinct de son schéma corporel, à l’image de l’analyse proposée par Merleau-Ponty (1960) du processus d’intégration de sa canne blanche par la personne aveugle, qui « touche » et « voit » le monde à travers elle. La canne n’est plus ressentie comme un outil séparé de son corps, mais comme un prolongement incorporé de sa main. Ce faisant, l’interaction avec l’équipement tend à devenir une « intra-action » discrète, qui comporte très peu de risques de perturbation attentionnelle du sportif.
À l’inverse, nous parlerons d’échec de l’appropriation – ou expropriation – lorsque l’équipement du sportif (le sac de portage chez Rochat ; la montre connectée ou le téléphone portable dans notre étude) continue d’être perçu comme une adjonction exogène à son environnement habituel de pratique. Parce qu’il apparait à la conscience du sportif en tant qu’élément extérieur, l’instrument peut être à l’origine d’une gêne sensorielle génératrice d’une dissipation de l’attention. Ainsi, le poids d’un téléphone portable, les bruits qu’il émet, la lumière qu’il dégage peuvent progressivement coloniser le « centre de la fenêtre attentionnelle » (Vermersch, 2002) du sujet, dans un processus de rumination et d’amplification du désagrément. À cet égard, Ruckenstein (2010) indique que « l’automesure a perturbé et pourrait détruire l’expérience authentique de la course dans la nature ou de la méditation, car l’attention est centrée sur la tâche de mesure plutôt que sur le milieu et les perceptions corporelles »[18]. Dit autrement, « l’attention pourrait passer de la méditation à l’appareil que vous portez. Ce qui survient, c’est que vous pouvez devenir plus conscients de l’appareil »[19].
L’appropriation et l’expropriation d’un dispositif de self-tracking ne constituent pas, en soi, des états définitivement fixés ; elles doivent être, à l’inverse, envisagées dans une dynamique fluctuante et précaire, susceptible à tout moment de basculer d’un pôle vers son antagoniste et inversement. En effet, selon Poizat & Goudeaux (2014), « l’appropriation n’est pas pérenne : selon l’engagement de l’acteur et les circonstances, un objet identique peut, ou non, être intégré […] comme un composant du corps propre, c’est-à-dire un moyen d’agir, de percevoir, de penser ». Le corps propre de l’acteur possède donc « une géométrie variable et des limites changeantes ». À chaque fois que le dispositif cessera d’être silencieux pour l’acteur (rupture d’appropriation), il surgira dans le champ de sa conscience, focalisera tout ou partie de son attention et altèrera la qualité de sa présence à l’ici-et-maintenant de son expérience.
À un second niveau, le sportif équipé risquera également de voir son attention perturbée par la tentation, susceptible de devenir compulsive[20], de consulter sa montre connectée, impatient de connaître, en temps réel, sa vitesse ou son rythme cardiaque. À cet égard, Etkin (2015) a souligné que, lorsque des informations quantitatives étaient disponibles durant l’activité, les sujets avaient quasi unanimement tendance à les consulter. En d’autres termes, le simple fait, pour un athlète amateur, d’avoir lancé l’enregistrement de sa sortie l’incitera, de façon plus ou moins fréquente, à consulter l’état d’avancement de son activité. Le pratiquant risque alors d’être troublé, du point de vue attentionnel, par la conjonction de deux mécanismes.
D’une part, lorsqu’il consultera effectivement son dispositif de mesure, le sujet aura à analyser, en temps réel et tout en continuant à marcher, courir ou nager, cette information instantanée, en la comparant à la représentation subjective qu’il s’était fait de sa performance et au but chiffré qu’il s’était originellement fixé. Une telle situation de « double-tâche » (Shiffrin & Schneider, 1977) – puisque ce dont il s’agit est bien de courir tout en calculant – risque de conduire à une dégradation de l’expérience du sujet pratiquant : en effet, ce dernier sera détourné d’une focalisation prioritaire sur ses sensations, mais également éprouvé cognitivement par l’effort requis par la réalisation concomitante de deux activités concurrentes. Rappelons à ce titre que Shiffrin & Schneider considèrent l’attention du sujet comme un réservoir limité de ressources attentionnelles. Or, les situations de double-tâche, que l’on peut métaphoriquement décrire comme un bras de fer cérébral, génèrent une surcharge mentale susceptible d’excéder la quantité de ressources attentionnelles disponibles, provoquant ainsi une perte d’efficience en même temps qu’une fatigue accélérée.
À un second niveau, le sportif risque également d’être troublé en s’évertuant à résister à la tentation, parfois puissante, de consulter trop régulièrement sa montre ; il mettra alors à l’épreuve sa volition ; or, comme toute ressource, la volonté peut s’épuiser ; mais, avant que celle-ci ne soit complètement consommée (à ce moment précis, le sportif consultera sa montre), l’effort pour résister à la tentation aura éprouvé le sujet, aussi bien affectivement que cognitivement.
Le dernier type de perturbation attentionnelle, auquel sera soumis le sportif mesuré, concernera cette fois, moins les dispositifs réflectifs (qui se contentent d’enregistrer les performances chronométriques et physiologiques du sportif) que les technologies persuasives, qui lui adressent, en supplément et dans le cours même de son activité, des messages suivant des canaux divers (visuels, auditifs ou tactiles). Qu’il s’agisse de le récompenser d’une belle prestation ou de l’inciter à se mobiliser davantage, le déclenchement du feedback est à l’initiative du dispositif qui s’impose littéralement au pratiquant. Ce dernier se trouve alors sommé d’y répondre et de s’y conformer instantanément voire mécaniquement. Cette thèse est développée par Till (2019) qui considère que l’enjeu même de ces technologies réside dans la captation de l’attention afin de fabriquer un « sujet automatique et réactif » :
Plutôt que d’encourager l’attention profonde (c’est-à-dire une immersion prolongée dans un seul stimulus), les économies actuelles de l’attention tendent à court-circuiter l’attention et à former des sujets réactifs plus adaptés à l’hyper-attention (à savoir un engagement superficiel couplé à un passage rapide d’un stimulus à l’autre) et produisent donc des personnes moins capables de raisonner, de réfléchir et d’éprouver des ressentis intimes[21].
Cette transition vers une « économie de l’attention » entérine, selon Till, la bascule “from biopower (with bodies as its target) to psychopower (focused on consciousnesses)”. L’exigence de réponses instantanées aux stimuli émis par l’application aura d’autant plus d’échos chez le sujet qu’elle exploite l’existence de « circuits cérébraux pré-attentifs » (Lachaux, 2011), construits au cours de l’évolution ; leur particularité est d’être hyper-sensibles aux distractions extérieures (notamment aux stimuli possédant des propriétés physiques saillantes et/ou une forte signification émotionnelle) afin d’y apporter des réponses comportementales instantanées en redirigeant notre attention vers les menaces (« peur du danger ») ou opportunités (« quête du plaisir ») potentielles. Ces circuits peuvent aujourd’hui, dans un contexte de prolifération des distractions numériques, s’avérer contre-productifs ; en effet, ils risquent d’empêcher le sportif de rester verrouillé sur la tâche prioritaire à accomplir en se laissant captiver par des feedbacks émis inopinément par des dispositifs persuasifs imposant des changements constants de priorité.
L’athlète aura alors tendance à se couper de l’ici-et-maintenant de son expérience corporelle en instaurant, vis-à-vis de lui-même, un rapport à la fois dual et instrumental. En même temps que la dynamique d’appropriation de l’outil risque d’être rompue, le sportif en viendra de plus en plus à « vivre son corps en troisième personne » (Verchère, 2016), suivant un mode essentiellement extéroceptif plutôt qu’immersif ; ainsi son corps risque-t-il de devenir davantage piloté rationnellement que vécu intimement, lu extérieurement qu’éprouvé singulièrement. Un tel mécanisme de déconnection, voire d’abstraction, du sujet vis-à-vis de son environnement physique comme de son monde corporel, sous l’effet d’une diversion, continuelle et imprévisible, de l’attention est pointé par Norman (2013) :
Alors que les informations additionnelles, fournies dans le moment opportun par les ordinateurs portables, semblent merveilleuses, à mesure que nous nous y fions de plus en plus, nous risquons de perdre le contact avec le monde réel : au moment où l’on me sollicite, je ne suis plus là, je suis quelque part dans l’espace éthéré, on me dit ce qui se passe. L’engagement détaché n’est pas la même chose que l’engagement total ; il lui manque la dimension émotionnelle. Sans l’approche adéquate, la distraction continuelle par des tâches multiples a des conséquences néfastes. Il faut du temps pour changer de tâche, pour retrouver ce que les théoriciens de l’attention appellent la conscience de la situation. Les interruptions perturbent les performances, et même un passage volontaire de l’attention d’une tâche à une autre constitue une interruption de la tâche abandonnée[22].
VIII. Bilan : l’auto-quantification comme entrave à la « résonance » ?
Nous avons donc formalisé trois mécanismes par lesquels l’effet auto-observateur associé à la quantification risque de conduire à une dégradation de la qualité de l’expérience vécue par le sportif ; une telle altération minimisera grandement sa probabilité de poursuivre durablement l’activité instrumentée. Ainsi, à un premier niveau, le self-tracking est apparu comme le catalyseur d’une réorientation délétère de la dynamique motivationnelle du sportif ; en effet, en le centrant prioritairement sur sa productivité, il concourt à l’extinction de la motivation intrinsèque et du plaisir qui lui est associé ; parallèlement, l’athlète tend à basculer, et ce d’autant plus que son sentiment de compétence est faible, vers un but d’évitement de la contre-performance le conduisant à voir dans la quantification une menace pour son estime personnelle. À un deuxième niveau, l’introduction d’un dispositif de mesure précipite l’émergence d’un conflit de buts entre, d’une part, la recherche à court-terme de sensations agréables et, d’autre part, une projection dans la réalisation finale d’une performance satisfaisante. Une telle concurrence de préoccupations perçues comme inconciliables serait à l’origine, par le biais d’une augmentation du niveau de stress et d’anxiété, d’un sentiment particulièrement inconfortable d’oppression temporelle. Enfin, le dispositif numérique est apparu comme une puissante source de distractions attentionnelles, non seulement du fait d’un risque d’inconfort physique (rupture d’appropriation), mais aussi de par la surcharge cognitive qu’il induit (situation épuisante de double-tâche) et les multiples messages impromptus qu’il renvoie au sujet. Ce dernier se trouve alors en permanence empêché d’une pleine immersion sensorielle et d’une présence attentive à l’ici-et-maintenant de son expérience.
La conjugaison de ces trois processus conduit donc inexorablement à une dégradation substantielle de la qualité de l’expérience vécue du sportif. En nous appuyant sur le cadre conceptuel de Rosa (2018), nous pourrions soutenir que l’instrumentation numérique de la pratique sportive limite la possibilité de vivre des expériences authentiques de résonance. Rosa décrit la résonance comme une « qualité transversale de la relation » qu’un sujet peut nouer avec soi-même, son corps, l’environnement physique ou autrui. Elle suppose, de la part de l’individu, un état de disponibilité, d’ouverture et de présence active lui permettant de ressentir une vibration sensible, co-transformatrice du soi et du monde. Plus que sa définition de la résonance, nous retiendrons de la contribution de Rosa sa réflexion relative aux différents types d’obstacles entravant la possibilité de résonance. Or, il apparaît que les conditions inhibitrices de la résonance identifiées par Rosa coïncident aux mécanismes que nous venons de spécifier et qui concourent à une dégradation de la saveur de l’expérience sportive.
Ainsi, en lien avec la réorientation de la dynamique motivationnelle vers des buts de performance et de compétition sous l’effet du self-tracking, Rosa considère qu’« on peut être, à tel moment, soit en résonance, soit en concurrence, mais jamais les deux à la fois ; la rencontre et la victoire sont deux objectifs incompatibles ». Plus précisément, « l’indisponibilité principielle de la résonance, son oubli du temps, son ouverture à l’égard de ce qui vient à notre rencontre et qu’elle transforme sans prévision des conséquences, tout cela fait d’elle l’ennemi des luttes concurrentielles ». Là où, dans la résonance, le sujet tend à se rendre disponible et perméable au monde et à l’assimiler, dans la compétition, prévaut à l’inverse une attitude de domination et d’appropriation. Cette volonté de conquête du monde se double d’un rapport instrumental, productif et réifiant à son propre corps considéré comme un outil à façonner, un capital à optimiser. Par ailleurs, Rosa considère le stress et l’anxiété – que suscite la crainte de la contre-performance – comme un facteur restrictif de la résonance, qui « va nécessairement de pair avec un haut degré de vulnérabilité » : en effet, « être prêt à se laisser affecter, c’est accepter d’être éventuellement blessé. La confiance dans le monde est une condition indispensable à la formation d’une disposition résonante ».
Concernant ensuite l’émergence d’un conflit de buts générateur du sentiment d’urgence temporelle, nous pouvons rappeler que Rosa (2013) a directement lié l’accélération du rythme de vie et l’impossibilité de vivre des expériences résonantes : en effet, « un monde hautement dynamique, marqué par une pénurie de temps, prédestine à l’adoption d’un rapport instrumental au monde ». Dans ce processus d’accélération, « les sujets tendent à se rendre étrangers aux choses, aux espaces, à leurs propres expériences, à leurs souvenirs, à leur propre corps ».
Concernant enfin la multiplication des distractions attentionnelles qui tendent à abstraire le sujet de l’ici-et-maintenant de son expérience, Rosa soutient que la résonance repose, à l’inverse, sur une « présence radicale » : « la distinction temporelle entre le passé et le futur s’abolit dans la conscience intense d’un présent résonant ». Et Rosa de conclure : « on ne peut, en même temps, être en résonance et espérer être – encore ou déjà – autre part ; le fait de regarder l’heure signale toujours une interruption de l’expérience résonante ».
Finalement, les trois mécanismes identifiés d’altération de la qualité de l’expérience vécue par le sportif quantifié coïncident aux obstacles transversaux à la résonance tels que formalisés par Rosa. Or, selon ce dernier, dans un contexte généralisé de relations aliénées, réifiées et désenchantées (au monde, à soi et à son propre corps), les individus de la modernité tardive aspirent profondément à la résonance. Dans ce cadre, nous pourrions interpréter la carrière dans le self-tracking comme une manifestation de cette « aspiration contrariée à la résonance » : tandis que l’entrée dans la pratique de l’auto-quantification exprimerait une aspiration à vivre des expériences résonantes au moyen de l’adjonction d’une prothèse numérique, son interruption signalerait la difficulté, voire l’impuissance, à y parvenir.
Dans une autre optique théorique, nous avons proposé d’envisager l’abandon de l’auto-mesure comme une action contre-acratique révélatrice d’une sagesse pratique. Une telle décision vise, pour le sujet, une remise en cohérence vis-à-vis de ses valeurs de respect de soi, de bienveillance et de recherche de la qualité de vie. Toute poursuite du self-tracking ne doit toutefois pas être vue comme incontinente : en effet, certains athlètes ne connaitront peut-être jamais une telle dégradation de leur vécu sportif en contexte d’auto-mesure ; selon Etkin (2016), il existerait à cet égard des facteurs protecteurs contre les conséquences expérientielles délétères de l’effet auto-observateur, parmi lesquels un haut niveau initial de motivation intrinsèque, un sentiment élevé de compétence ou encore la fixation de buts précis. Finalement, la poursuite d’une activité donnée (en l’occurrence le self-tracking) ne peut être considérée, intrinsèquement et inconditionnellement, comme sage ou acratique ; elle ne le devient que dans le contexte de l’expérience ressentie par le sportif et de son interprétation de celle-ci.
Ce dernier point comporte, selon nous, de lourdes implications pour le pédagogue qui ne pourra se contenter d’enseigner d’hypothétiques « bons » usages du self-tracking tout en stigmatisant d’emblée ceux qui s’avèreraient systématiquement nocifs. Il apparaît en revanche plus raisonnable d’inciter les élèves à expérimenter et explorer diverses modalités de pratique de la quantification[23] et, surtout, à en apprécier, de façon critique, les effets différentiels sur la qualité de leur expérience vécue. Chaque pratiquant devrait ainsi être conduit à s’interroger ainsi : quelles différences cela fait-il en pratique, pour moi, d’utiliser tel outil suivant tel usage ? Si nous encourageons chaque athlète à « entrer » dans le dispositif de l’auto-mesure et à en expérimenter, sur un mode comparatif, divers usages, nous veillerons toujours à ce qu’ils puissent apprendre à en « sortir » de façon salutaire, s’il devient destructeur pour eux et insupportable au point de menacer leur bien-être. Il s’agira alors, entre autres, de les aider à contrer l’effet d’habitude – ou obstination – consistant à poursuivre dans une voie pour la seule raison que l’on s’y trouve déjà engagé. Toute décision, même initialement librement consentie, peut être révisée si elle finit par se déployer contre soi.
Ces quelques réflexions pédagogiques ne se limitent pas à tenter de contribuer à la formation de sportifs éclairés et soucieux de leur qualité de vie. L’enjeu éducatif excède largement le strict cadre sportif. En effet, les pratiques d’auto-quantification concernent désormais des scènes toujours plus nombreuses et variées de la vie professionnelle, familiale, intime et de loisirs (Cahour & Licoppe, 2010). Le sujet est aujourd’hui confronté, dans des domaines extrêmement divers, aux « traces de sa propre activité » ; ce faisant, il est sommé de devenir réflexif à leur égard et d’en assumer la responsabilité. Or, ces compétences à la réflexivité mais aussi à la régulation des conséquences, notamment affectives et motivationnelles, parfois délétères de l’auto-mesure ne sont pas innées. Nous émettons l’hypothèse qu’elles doivent s’apprendre et, plus précisément, qu’elles pourraient s’acquérir de façon opportune dans le contexte des loisirs sportifs, dont les conséquences sont a priori moins dommageables pour l’individu que dans la sphère professionnelle par exemple. Dit autrement, s’il faut se préparer à la généralisation de l’objectivation quantitative de soi par soi, le champ de la pratique sportive numériquement instrumentée pourrait constituer un très bon entraînement au service du respect de soi et de sa propre qualité de vie.
Finalement, si, comme le soutient Simondon (1958), « chaque époque doit découvrir son humanisme, en l’orientant vers le danger principal d’aliénation », il semblerait que l’enjeu de notre réflexion réside dans le refus de l’aliénation de l’homme par les progrès des technologies embarquées. Chez Simondon, l’aliénation résiderait plus précisément encore dans « le divorce entre la technique, réduite à une simple phase du travail, et la culture, qui n’a pas compris ce qu’est une machine, et quel rôle cette machine doit avoir » (Barthélémy, 2016). Ainsi,
La culture est déséquilibrée parce qu’elle reconnaît certains objets, comme l’objet esthétique, et leur accorde droit de cité dans le monde des significations, tandis qu’elle refoule d’autres objets, et en particulier les objets techniques, dans le monde sans structure de ce qui ne possède pas de significations, mais seulement un usage, une fonction utile. Devant ce refus défensif, prononcé par une culture partielle, les hommes qui connaissent les objets techniques et sentent leur signification cherchent à justifier leur jugement en donnant à l’objet technique le seul statut actuellement valorisé en dehors de celui de l’objet esthétique, celui de l’objet sacré. Alors naît un technicisme intempérant qui n’est qu’une idolâtrie de la machine.
En s’attachant à cet objet – a priori philosophiquement anodin – qu’est la montre connectée, nous avons modestement voulu contribuer à « combler ce retard de la culture sur la réalité technique » qu’évoque Simondon. Ce faisant, nous espérons avoir alimenté son programme de « réhabilitation de la technique comme dimension de la culture », en nous prémunissant des deux positions extrêmes, intenables, que représenteraient, d’une part, « l’humanisme facile qui serait volontiers anti-techniciste » et, d’autre part, « un technicisme intempérant qui serait volontiers antihumaniste ». Selon nous, ce n’est qu’en réfléchissant aux usages, à leurs effets et aux mécanismes précis par lesquels l’innovation technique peut en venir à « faire souffrir l’homme lui-même », que la prophétie de Simondon pourrait ne pas inéluctablement se réaliser : « toute invention […] technique, qui est d’abord un moyen de libération et de redécouverte de l’homme, devient par l’évolution historique un instrument qui se retourne contre sa propre fin et asservit l’homme ».
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[1] Source : https://www.statista.com/topics/1556/wearable-technology/
[2] “While sales for smart watches such as Apple Watch appear to be healthy, the media have reported on the declining fortunes of one of the market leaders, Fitbit, and the slowing of growth in the wearable market for fitness trackers. Companies like Jawbone and Microsoft are leaving the wearable fitness tracker consumer market”.
[3] Il en va même plutôt du contraire : ainsi, Etkin (2016), constatant que, dans son étude expérimentale, les sujets ayant le choix de quantifier ou non leur activité le font à plus de 90%, indique : « l’une des raisons pourrait être que les sujets ne prévoient pas que la mesure puisse avoir des effets néfastes. Les consommateurs semblent penser que la mesure augmentera le plaisir, ce qui peut les conduire à vouloir accéder aux informations relatives à la mesure lorsqu’elles sont disponibles » [“one reason might be that people do not anticipate that measurement can have harmful effects. Consumers seem to think that measurement will increase enjoyment, which may lead them to access measurement information when it is available”].
[4] Qu’il s’agisse des discours sur la « self-optimization » et la « perfectibilité infinie » (Queval, 2012) ou des figures de l’« entrepreneur de soi » et de l’« individu-projet » (Rail, 2016).
[5] Né en Californie, en 2007, sous l’impulsion de deux anciens journalistes de Wired Magazine, ce mouvement a pour devise “self-knowledge through numbers”. Pour des études empiriques dédiées aux membres actifs du Quantified Self, voir Kristensen & Ruckenstein (2018) ou Sharon (2016).
[6] Nous nous appuyons ici sur la typologie de Lupton (2014), distinguant cinq modes de self-tracking (« privé », « communautaire », « incité », « imposé » et « exploité »). Nous nous focaliserons sur le premier mode, entièrement autodéterminé.
[7] Nous faisons référence à la tripartition de Pharabot et al. (2013) distinguant les mesures de « performance », de « routinisation » et de « surveillance », en excluant ces deux dernières catégories.
[8] Sera ainsi exclue du spectre de cet essai toute utilisation de dispositifs de quantification dans le cadre de campagnes de promotion de la santé (voir les travaux de Favier-Ambrosini & Delalandre (2010) sur les « réseaux sport-santé ») et de suivi de maladies (à l’image de Nguyen-Vaillant (2010) sur l’appropriation par les patients diabétiques du carnet de surveillance glycémique).
[9] Sur cette problématique, voir les réflexions de Granjon (2014, 2011) relatives aux risques de pathologies sociales associées au dévoilement de soi en ligne ; ou encore de Maltseva & Lutz (2017) démontrant une corrélation entre le fait de s’auto-quantifier et la propension à exposer en ligne des informations personnelles.
[10] En physique quantique, l’effet de l’observateur décrit la modification du système observé par la simple présence de l’instrument de mesure, lequel agit en tant que source irréductible de contrainte dont l’influence ne pourra jamais être considérée comme négligeable. En ethnologie, par les concepts de transfert et de contre-transfert, Devereux met en évidence le caractère inévitablement perturbateur, notamment du point de vue affectif, de l’interaction entre le sujet observé et l’enquêteur.
[11] L’effet auto-observateur pourrait ici être défini comme la modification inéluctable des comportements, des cognitions, des perceptions, des émotions, bref de l’expérience du sujet par le simple fait de s’auto-quantifier.
[12] “Because they are so easy to compare, quantify and beat, numbers can be a significant stress factor in people’s lives”.
[13] Objectif qui constitue, d’un point de vue physiologique, une aberration bien connue des entraîneurs de haut-niveau ; ces derniers ne cherchent en aucun cas une progression constante et linéaire des résultats de leurs athlètes sur la saison, mais plutôt des pics de performance à l’occasion des échéances principales. Bien qu’inatteignable, cette autocontrainte de battre chaque jour son record est implicitement entretenue par la quantification incitant au dépassement permanent.
[14] Avant cela, le sujet aura expérimenté diverses stratégies, plus locales et ponctuelles, d’apaisement de la pression en opérant par exemple certains « ajustements avec ses traces », lui permettant de dissimuler le stigmate de la contre-performance : ainsi, selon Pharabod et al. (2013), « c’est l’aspect fortement affectif des chiffres qui explique les comportements parfois observés comme l’effacement ou le non-enregistrement des données quand on sait qu’elles perturbent la série ».
[15] L’effet de sapage de la motivation intrinsèque intervient dès lors qu’une variable est quantifiée et enregistrée par une technologie réflective ; il est fort probable qu’il soit décuplé dans le cadre de technologies persuasives qui envoient aux sportifs des messages de félicitation ou d’avertissement.
[16] “[…] number phishing in which participants reportedly engaged in activities explicitly for the system rewards”: ‘there was one time that I came home, a particularly active day, and I was at 33.000 steps, and I was just like, I’m just going to walk around the house until I get 35. So I did that, I just literally walked in circles around the house’”.
[17] “In some cases, the technology might even appear to take control over their users, rather than the users controlling the technology: users of eHealth technology have reported skipping runs if the battery in their smartwatch is flat and only feeling rested if they have registered eight REM cycles on their Sleep Cycle app”.
[18] “Tracking disturbed and could destroy the actual experience of running in nature or meditating, as attention centers on the monitoring task rather than the milieu and embodied perceptions”.
[19] “The focus might shift from the meditation to the device that you are carrying. What happens is that you might become more conscious of the device”.
[20] Voir à ce titre les moqueries sur le coureur cycliste Chris Froome, consultant en permanence ses outils d’enregistrement (cité par Verchère, 2016 ; https://chrisfroomelookingatstems.tumblr.com/).
[21] “Rather than encouraging deep attention (prolonged immersion with one stimulus), today’s attention economies tend to short-circuit attention and formulate reactive subjects more attuned to hyper-attention (shallow engagement and rapid switching between stimuli) and therefore produce people less capable of reasoning, reflecting and intimacy”.
[22] “While the supplementary, just-in-time information provided by wearable computers seems wonderful, as we come to rely upon it more and more, we can lose engagement with the real world; while I am being reminded, I am no longer there, I am somewhere in ether space, being told what is happening. Detached engagement is not the same thing as full engagement; it lacks the emotional dimension. Without the right approach, the continual distraction of multiple tasks exerts a toll. It takes time to switch tasks, to get back what attention theorists call situation awareness. Interruptions disrupt performance, and even a voluntary switching of attention from one task to another is an interruption of the task being left behind”.
[23] En variant par exemple le type de paramètres mesurés ou la fréquence de consultation de ses données personnelles à l’intérieur d’une même séance. Le sujet peut également être invité à alterner des sorties avec versus sans montre et à en comparer les bénéfices et coûts respectifs (en termes de performances et de ressentis).