Lagneau : éducation et réflexion
Par Guillaume Lurson, professeur agrégé de philosophie au lycée Camille Claudel à Pontault Combault. Il est également doctorant sous la direction de Pierre Montebello à l’université de Toulouse, et sa thèse s’intitule « Ravaisson et le problème de la métaphysique ». Ses travaux de recherche portent essentiellement sur le spiritualisme français du XIXème siècle ainsi que sur ses prolongements dans la philosophie française du XXème siècle.
Jules Lagneau (1851-1894), qui semble oublié aujourd’hui de l’institution, présente l’intérêt double de s’inscrire dans une tradition philosophique propre au XIXe siècle français, et d’offrir à son lecteur une œuvre majoritairement composée de cours. Mais au-delà du témoignage historique qu’il offre, il existe dans sa pensée une exigence proprement philosophique, qui se confond avec un acte éducatif. L’exigence philosophique de Lagneau repose sur le primat de la liberté réflexive, laquelle définit tout autant la tâche du professeur que celle de l’élève. Il s’agit en effet de mettre au centre de l’activité philosophique la réflexion, dont le rôle est, par l’affirmation de la liberté constitutive de l’esprit, de nier toute évidence. Nous commençons en effet à penser en étant emprisonnés dans l’évidence, que celle-ci soit d’ordre sensible, moral, ou métaphysique. La réflexion, selon Lagneau, est dirigée contre tout substantialisme, tout « chosisme » qui figerait l’activité de la pensée. La philosophie ne doit-elle pas même demeurer vigilante face aux « évidences » que peut suggérer un programme, en tant que son exercice est aussi dépendant de dispositifs institutionnels ? Mais si la liberté réflexive définit le geste philosophique, et, conjointement, celui de l’enseignement de la philosophie, ne risque-t-on pas d’aboutir à une forme de scepticisme, comme à la négation de toute valeur considérée comme « évidence » ? En cela, la pensée de Lagneau est représentative de la tension qui définit tout enseignement de la philosophie. Celui-ci s’affirme alors dans l’horizon d’un perpétuel recommencement, oscillant entre liberté et nécessité, qui concerne tout autant l’apprentissage de l’élève que le travail du professeur.
Introduction
Jules Lagneau, qui semble aujourd’hui oublié des études universitaires[1], présente l’intérêt double de s’inscrire dans une tradition philosophique propre au XIXe siècle français[2], et d’offrir à son lecteur une œuvre majoritairement composée de cours. Lagneau est en effet le témoin d’une époque qui s’est construite sur les exigences cousiniennes de la formation comme de l’enseignement philosophique. Mais il appartient aussi à une génération de professeurs qui n’occupent plus de hautes fonctions institutionnelles, comme en avaient occupé avant Maine de Biran, Cousin, ou encore Ravaisson. En ce sens, sa vie est entièrement tournée vers l’enseignement et le travail universitaire. Cet ancrage sociologique produit un discours spécifique, qui bien loin de se réduire à des exigences institutionnelles[3], possède également une force philosophique dont il faut retracer l’exigence. Jules Lagneau a été l’élève de Jules Lachelier alors qu’il était normalien, Lachelier ayant lui-même entretenu des relations étroites avec Ravaisson. Lagneau peut ainsi s’inscrire dans le mouvement global du « spiritualisme » français, qui possède toutefois plus l’unité d’un nom qu’il ne constitue une doctrine arrêtée. Ce qu’il retient du « positivisme spiritualiste[4] », que Ravaisson constituait en une exigence spéculative en s’opposant à la philosophie cousinienne, est la dimension proprement réflexive de la pensée[5], lieu d’une articulation entre une psychologie et une métaphysique. Nous montrerons en quoi cette articulation est féconde pour penser l’enseignement philosophique, et ce, dès la classe de terminale.
Au-delà des oppositions traditionnelles entre « philosophe » et « professeur de philosophie », « enseignant » et « chercheur », les leçons de Lagneau témoignent d’une identité profonde entre activité d’enseignement et pensée philosophique en acte. Ainsi, la véritable éducation ne peut s’assimiler à la transmission d’un savoir, non moins qu’à une réflexion sur des « techniques » pédagogiques. Sur le plan pédagogique, métaphysique, ou moral, sa philosophie maintient l’exigence commune d’une libération de la pensée. Le professeur de philosophie en terminale n’a-t-il pas en effet, dans le cadre de son enseignement, affaire à des « idoles[6] » (29) et à des évidences qui proviennent de préjugés ? Comment conquérir la « liberté de l’Esprit » (109) qui sous-tend les actes du jugement, et qui est la condition véritable de toute pensée philosophique ? Les leçons de Lagneau, si elles sont adressées aux élèves, concernent également le professeur lui-même : le « programme » est aussi le lieu de croyances institutionnelles, et peut devenir le lieu d’une pensée figée. Ne doit-il pas devenir l’occasion d’une réflexion, d’un « effort de l’esprit pour se rendre compte de l’évidence » (32), que peuvent notamment véhiculer les termes apparemment clairs qui le composent ? De quelle manière la pensée peut-elle alors se libérer des croyances qui en entravent le déploiement ?
1. Le détachement comme but de l’éducation
L’exigence éducative que Lagneau formule se fonde sur une métaphysique de l’esprit. Enseigner, en particulier en classe de terminale, consiste avant tout à éduquer, c’est-à-dire à produire les conditions d’une libération effective de la pensée. S’adressant aux élèves, Lagneau écrit ainsi : « ne sois esclave ni des choses, ni des hommes, ni de toi-même » (17). Au projet éducatif de Lagneau répond une métaphysique de l’esprit qui soutient la portée libératrice de celui-ci.
Dans un mouvement commun à Ravaisson et Lachelier, il s’agit avant tout de refuser toute détermination empirique de la psychologie, comme de refuser d’en faire une science des facultés. Que doit-être alors la psychologie, et à quoi doit-elle reconduire ? Selon Lagneau elle n’est pas « la description de telle pensée, mais l’explication de la Pensée » (57). La fausse psychologie est à la fois statique et particularisante, la véritable doit être dynamique et totale. Il s’agit alors de relier chaque acte particulier de pensée (sensation, perception, jugement) à la totalité de l’esprit dont ils sont des manifestations substantielles. Cette affirmation est solidaire d’une pensée de l’être qui la rend possible : « L’être est un ; c’est la pensée qui le morcelle » (56). La psychologie n’est donc pas la considération des pensées singulières ou idiosyncrasiques, et elle doit encore moins permettre d’attester des faits ou des données immédiates de la conscience[7]. Elle doit alors être comprise comme examen des actes de la pensée en tant que mus par une tendance à l’unité. La philosophie aura alors pour tâche d’expliquer la relation d’enveloppement qui relie les actes de l’esprit les uns aux autres. Si la psychologie, toutefois, « n’est pas une science » (95), la philosophie ne peut pas non plus se constituer comme système : elle est effort[8] sans fin pour réfléchir ses conditions d’émergence.
Reconnaître que la totalité réflexive est antérieure à chaque acte particulier de la pensée revient à dénoncer l’idéalisme, en tant que celui-ci abstrait, ou sépare, les idées de la pensée totale. Lagneau se souvient de la leçon cousinienne lorsqu’il affirme son refus de réduire la compréhension de l’esprit à une « psychologie abstraite, formelle, à une mathématique d’idées pures » (55). On ne peut figer le dynamisme créateur de l’esprit en des formes, ou le réduire à une dialectique portant sur des essences. Il y a ainsi chez Lagneau un refus de tout formalisme qui dériverait d’une absolutisation de l’entendement, au sens kantien du terme. Comment peut-on alors réfléchir les lois qui conditionnent l’exercice de la pensée sans en affirmer la fixité ? De même, si la psychologie porte sur « ce qui ne se répète jamais » (86), comment affirmer l’identité de la raison avec elle-même, comme l’unité de l’être ? Le désir de totalité n’est-il pas alors sans cesse contrarié ?
Si l’on ne peut affirmer l’unité statique de l’esprit, il faut reconnaître que la pensée est mue par une tendancielle unification, en tant qu’elle intensifie la compréhension de son origine. Cette exigence est à la fois philosophique et pédagogique, et les cours publiés dans le volume Célèbres leçons et fragments témoignent de cette identité. Ainsi, l’arrachement de la psychologie à ses déterminations empiristes ou intellectualistes doit se manifester dans une pratique pédagogique qui a pour but de prévenir le « morcellement de l’être humain[9] ». Comment se produit ce morcellement ? Et comment reconduire la dispersion de l’esprit à son unité première ? Il s’agit de distinguer avant tout « deux sortes d’instruction » (20). La première, « songe surtout à l’indispensable, à l’inférieur » et se réduit à l’utile pour l’action quotidienne. Elle ne peut produire en l’individu des dispositions permanentes à la pensée et à l’action morale, puisqu’elle se fait, de manière empirique, « au jour le jour » (20). Elle introduit ainsi la discontinuité en l’être qui ne peut saisir les relations qui existent entre ses idées. Cette éducation déficiente doit être nommée « expérience » : elle fait dépendre l’activité de l’esprit d’un contenu extérieur. En cette subordination, l’esprit est alors dépossédé de sa puissance. Alors que la première entraîne la limitation des dispositions en fractionnant l’unité de la pensée[10], la seconde instruction opère comme don incessant, caractéristique de la relation pédagogique.
Celle-ci se définit ainsi par le « superflu, plus nécessaire que le nécessaire, puisqu’il l’assure et le fait valoir » (20). Utile dans son inutilité même, elle ne se définit pas par un contenu, mais elle « découvre l’esprit à lui-même en lui rendant visible le lien qui l’unit à l’éternelle raison » (22). L’éducation véritable est une opération de libération vis-à-vis des limitations apparentes de la pensée. Cette exigence noétique et pédagogique dépend d’une ontologie, caractérisée par une « ascension des êtres vers l’esprit » (21). Que doit alors produire l’éducation véritable, en l’individu qui la reçoit ? Comment en déterminer le contenu, si l’exigence qui la structure est avant tout formelle ? Cette opération est nommée par Lagneau un « redressement » (22), qui se distingue d’un dressage, et qui doit se comprendre comme élévation spirituelle.
Toutefois, s’il y a un « lien » qui nous attache à la pensée totale, il en existe un autre, que nous fabriquons nous-mêmes et qui produit notre esclavage. Ce dernier nous attache à la thèse du réalisme substantialiste, qui se dédouble en la croyance à l’existence des choses comme à la croyance des idées séparées. En cette croyance, l’esprit se dépossède de sa puissance, et se fait passif, puisqu’il dépose les conditions de son activité dans des objets qui lui sont extérieurs. D’où vient alors que l’esprit puisse abandonner sa principielle activité ? Il y a en lui un double mouvement : de dégradation, d’une part, et d’ascension d’autre part. Alain, qui fut élève de Lagneau, remarquait ainsi que l’effort de l’esprit est sans cesse entravé « par cette chute continuelle de nos pensées, qui deviennent idées, et d’idées, images[11] ». Le mouvement de dégradation est produit par la fascination de l’évidence : l’esprit, se cherchant lui-même, confond la pensée et ses images inertes. Elles sont, pour Lagneau, autant d’ « idoles à briser » (29). Mais c’est bien l’esprit qui pose l’être de l’image comme réel et qui, sans réfléchir sur les conditions de cette assimilation, s’enferme dans une telle croyance.
Les conditions d’un redressement de la pensée sont explicitées dans le texte De la métaphysique, au travers de l’examen de la philosophie de Platon. Lagneau affirme ainsi que « le philosophe de Platon n’est pas un savant c’est un pédagogue » (29). Quelle est alors la tâche de l’enseignement ? Il s’agit de mettre fin aux évidences en comprenant d’où elles proviennent, puisque nulle autre instance que la pensée ne les crée. Si « les prisonniers de la caverne sont les prisonniers de l’évidence » (32), ils produisent eux-mêmes les conditions de leur enfermement. L’éducation doit alors amener à un détachement : « il faut rompre avec soi-même, avec la nature et les préjugés qu’elle impose » (32). Il s’agit alors d’opérer en soi une rupture, non une simple variation interne[12]. Celui qui refuse alors ce mouvement s’enferme dans l’erreur, mais aussi dans un égoïsme qui le coupe d’autrui et du monde. Le refus de l’évidence prend alors la forme d’un détachement théorique, mais aussi d’une ascèse pratique : « Chercher le plaisir et fuir l’effort, voilà l’égoïsme » (127). Retrouver la totalité par laquelle nous pouvons penser, revient ainsi à « Vivre de la vie universelle » (127). La tâche de l’enseignement selon Lagneau est donc d’étendre les conditions de la pensée afin de la délivrer des limitations qu’elle croit constitutives de son exercice. Une telle tâche n’est-elle pas, cependant, essentiellement négative ?
La philosophie de Jules Lagneau est avant tout critique. Il ne s’agit pas de professer une « doctrine[13] » : la pensée, comprenant les conditions par lesquelles elle affirme la vérité d’une chose, ne peut échapper au mouvement de négation qui lui commande d’en douter. Il n’y a, à ce titre, aucune évidence, ni sensible, ni intellectuelle, ni même métaphysique. Qu’enveloppe en effet l’idée d’évidence ? L’affirmation cartésienne selon laquelle elle est « le caractère, le signe, le critérium d’une vérité clairement et distinctement conçue qui s’impose à l’Esprit » (106). Or, Lagneau refuse cette possibilité pour deux raisons. D’une part, il faudrait admettre, de droit, une totale transparence de l’esprit à lui-même, et déterminer le telos de l’activité philosophique dans une coïncidence du sujet et de l’être. D’autre part, il faudrait reconnaître que les idées possèdent par elles-mêmes une force contraignant l’esprit à admettre le vrai quand il se présente à lui. Or, la liberté est l’acte constitutif par lequel l’esprit pose un contenu comme vrai. La nécessité de la vérité, sous la forme subjective de l’évidence, doit donc être référée à une puissance originaire libre d’affirmer, comme de ne pas affirmer, la valeur de cette vérité. En ce sens, Spinoza[14] se trompe « en ne voyant que déterminisme dans la pensée » (211). Plus encore, « c’est dans l’action de douter que se trouve l’action créatrice de la pensée » (212). Comment serait-elle toutefois créatrice, si elle s’exerce par la suspension du jugement[15] ? Le mouvement de négation sans fin qui caractérise la pensée ne reconduit-il pas à une sorte de liberté d’indifférence, soit au « plus bas degré de la liberté » ?
Ainsi, l’enseignement de la philosophie ne peut se réduire à la transmission d’une doctrine, ou à la seule mise en œuvre d’un programme. C’est le jugement libre de l’élève qui reçoit cet enseignement qui se trouve sollicité. Toutefois, quelle valeur donner à la réflexion, si celle-ci ne peut s’exercer en étant certaine d’elle-même ? D’une part, l’élève pourrait préférer, au sens de Lagneau, la prison de ses évidences. D’autre part, si tout acte de pensée doit être reconduit à la liberté originaire, laquelle se manifeste essentiellement dans l’effort et dans le doute, ne faut-il pas adhérer au scepticisme ? Comment concilier l’exigence philosophique de détachement avec celle de re-liaison, tant théorique que pratique ? N’y a-t-il pas un risque de dissolution pour la pensée elle-même ? Et comment donner à l’éducation une tâche de « redressement », si celle-ci coïncide avec le risque du vide que prend la réflexion libre ?
2. La liberté réflexive
Si la philosophie est l’objet d’un apprentissage permanent, tant de la part de l’élève que du professeur qui enseigne, alors elle ne saurait se définir comme un corps de doctrines à restituer. En ce sens, elle se définit davantage comme un exercice du jugement libéré des préjugés. Lagneau, en nommant cet acte « réflexion » ouvre cependant une véritable difficulté d’ordre pédagogique : que peut apprendre le professeur à ses élèves, si la philosophie ne peut s’incarner dans aucun contenu spécifique ? Que peut-il advenir de positif en cet enseignement, si le vrai lui-même est subordonné à la liberté réflexive ?
Afin d’élucider la tâche donnée à l’éducation par Lagneau, il faut préciser la portée de la réflexion. Contre Kant, elle n’est pas transcendantale, au sens où elle chercherait à découvrir les conditions d’une connaissance possible. Ontologiquement comme noétiquement, le possible ne peut précéder le réel au risque de le vider de sa substantialité. Selon Lagneau, la réflexion se définit, tant théoriquement que pratiquement, par une mutation interne du sujet pensant. Ainsi, « L’homme qui a une fois réfléchi a transformé sa vie » (214). Lagneau fait de la réflexion un acte, ou plutôt une action de la pensée « cherchant à dépouiller ses formes dans la poursuite d’une justification absolue d’elle-même » (90). Que s’agit-il de reconnaître, à l’aune de ce dépouillement ? Que demeure-t-il de substantiel, au-delà des formes ? Il faut distinguer deux moments de la réflexion[16] : le premier consiste dans la reconnaissance de la nécessité, c’est à dire des raisons qui déterminent la pensée, le second consiste dans un affranchissement vis-à-vis de cette nécessité. Les raisons que la pensée pose comme constitutives de son exercice sont en effet « des actes toujours provisoires » (30). Il faut reconnaître un essentiel excès de la pensée sur elle-même, qui à la fois l’anime et la rend toujours insuffisante pour se penser elle-même. Cet excès créateur rend possible l’engendrement de la pensée par elle-même, en l’arrachant à sa seule dimension réceptrice. Comment caractériser l’expérience de cet excès ? Et quel est le statut de cette liberté absolue, dont la puissance ne peut se penser au sein d’aucune forme ? Ainsi, « il faut, pour que la liberté soit, qu’elle fasse plus qu’être » (243). Se dépouiller des « formes », n’est-ce pas rechercher ce qui est au-delà des modes finis de la connaissance d’entendement ? Ne faut-il pas reconnaître que la liberté est « au-delà de l’être », à la manière du Bien dans la République ?
La réflexion dérive de cette liberté originaire, elle en est le mode le plus abouti pour la pensée humaine. Si le contenu de la psychologie était entièrement déterminé par des lois immuables, il n’y aurait plus rien à penser : il n’y aurait qu’à reconnaître l’existence d’essences figées. Mais par-là même, il faut reconnaître la perpétuelle inadéquation de la pensée avec son objet, et plus encore, la tâche essentiellement négative de cette liberté. Ainsi, « La parfaite liberté et le contenu positif de l’idée de liberté et l’acte suprême de la raison (comprendre) c’est de reconnaître l’insuffisance de l’idée à exprimer l’être » (73). Comment comprendre que le « contenu positif » de l’idée de liberté dépende de la compréhension de ses limites ? Pourquoi dériver l’acte réflexif de la liberté, si cet acte ne peut en retour élucider son origine ? Ne faut-il pas dire que nous sommes condamnés à ne saisir que l’idée de la liberté, sans jamais comprendre la liberté elle-même ?
Le destin de la liberté semble alors suspendu à une hésitation, dont les conditions sont cristallisées dans une opposition entre Descartes et Spinoza. Soit il faut relever l’insuffisance de la liberté en tant qu’elle est de l’ordre de la représentation, et en ce sens, elle doit se reconnaître précédée par la vérité sans avoir le choix de la nier ou de l’affirmer. Soit il faut maintenir son indépendance vis-à-vis de tout contenu, fut-il vrai, ce qui revient à affirmer la primauté du libre arbitre face aux idées. Le Cours sur le jugement est en grande partie consacré à la reprise de cette discussion : dans quelle mesure la pensée est-elle libre vis-à-vis de ses idées ? Selon Lagneau, la philosophie est un effort sans fin par lequel l’esprit conquiert sa propre puissance. En ce sens, on ne peut accepter que l’esprit s’arrête à certaines vérités, partant de ce que « la vérité n’est pas une chose, mais une manière de penser » (263). En effet, la vérité est « chose » dès que l’esprit la fait dépendre d’essences éternelles, ou dès qu’elle dote les idées d’une force intrinsèque. À cet égard, Lagneau le reconnaît, la philosophie de Descartes n’est pas dépourvue de tensions internes[17]. De plus, la perfection de la connaissance n’est pas dépendante de la perfection de l’objet pensé. En quel sens peut-on alors parler de connaissance achevée selon Lagneau ? Que peut-on savoir, sans tomber dans le scepticisme auquel pourrait nous conduire le primat de la liberté ?
Lagneau écrit : « dans la parfaite connaissance, il y a un acte de parfaite liberté, c’est-à-dire, dans la parfaite connaissance, l’entendement ne subit pas la vérité passivement » (201). Ainsi, la perfection de la connaissance ne dépend pas de la nature de la chose connue, mais du mouvement d’approbation qui lui confère sa certitude. Il faut alors dire que « le jugement est un acte de liberté » (192), et pas l’aperception du vrai. La suspension du jugement elle-même est encore un acte de liberté : elle n’est pas une nécessité. La pensée se découvre alors tout aussi libre de se penser comme nécessité et comme liberté, « pour autant qu’elle comprend la connexité de ces deux points de vue » (214). Qu’est-ce à dire, sinon que la pensée, par son mouvement même, ne peut consentir au déterminisme ?
De cette liberté originaire, il faut néanmoins comprendre la manière dont elle s’effectue. Lagneau affirme que « le fiat éternel auquel le monde et la pensée sont suspendus, c’est cette position absolue que la liberté fait d’elle-même » (264). Comment la liberté peut-elle se poser, c’est-à-dire se donner comme objet de pensée, en conservant son caractère absolu ? Ne doit-elle pas se donner comme liberté de juger, liberté de consentir à l’objet pensé ? Ne doit-elle pas, pour s’effectuer, se déterminer sous un de ses modes finis ? Selon Lagneau, la liberté est au-delà de l’existence et de l’être, de la contingence et de la nécessité. Ainsi, concernant la liberté, « cet être qu’elle possède n’est pas antérieur à l’acte par lequel elle pose ce qui doit être » (258). Qu’est-ce à dire, sinon que la liberté est puissance déliée originaire, créatrice de l’être même ? En cette affirmation, la réflexion retrouve donc l’idée de Dieu comme sa justification absolue. Penser Dieu n’est pas penser un contenu transcendant : par la réflexion « c’est Dieu qui descend en nous » (261). Quel est le statut alors de Dieu, ou du moins de son idée ? Non pas la découverte d’un contenu extérieur, mais l’expérience d’une loi immanente à la pensée. Poser Dieu comme transcendant revient à affirmer la passivité de l’esprit vis-à-vis d’une révélation : l’idée n’indique pas un étant supérieur, mais manifeste le mouvement de la pensée. En pensant la liberté absolue, « nous atteignons dans cet acte de réflexion la région absolue de la puissance créatrice, nous entrons dans l’acte créateur » (261). En ce sens, notre liberté n’est pas un don de Dieu, et nous ne sommes pas à sa ressemblance : c’est Dieu qui a été formé à notre image[18].
La liberté a alors le statut d’une causa sui, pouvant être comprise comme cause de la totalité de ses effets. Toutefois, Lagneau reconnaît que cette liberté pourrait aussi n’être rien. Tel est le dilemme que la réflexion rencontre : « ou bien la Liberté à la conception de laquelle la réflexion nous a conduits n’était rien, ou bien, si elle était quelque chose, c’est que tout ce qu’il s’agit d’expliquer par elle existait déjà en elle. » (269). L’idée de la liberté coïncide-t-elle avec la représentation fictive du possible, ou avec le mouvement de négation par lequel la pensée s’affranchit sans cesse de tous ses modes finis ? Désigne-t-elle une illusion de l’esprit, ou la plénitude de son exercice ? Il y a en effet un risque contenu dans l’exercice de la réflexion, qui est à la fois « un mouvement vers l’absolu et un mouvement vers le néant » (306). Plus encore, dans l’affirmation de la liberté comme puissance originaire et déliée de penser, nous risquons de « flotter indéfiniment dans le vide » (307). Quelles en sont les conséquences ? Selon Lagneau, y demeurer, c’est consentir au « dilettantisme, [à l’] ironie, [au] scepticisme » (307). En sa puissance indifférente à tout contenu, elle peut nous conduit tout aussi bien au mal, c’est-à-dire à l’égoïsme, qu’au bien, c’est-à-dire à la moralité. Sur le plan pratique, elle peut ainsi nous mener à la « chute de la nature dans le mal » (306), Lagneau comparant ce mouvement au péché originel de la Genèse.
La philosophie est traversée, sinon par une contradiction manifeste, du moins par une tension qui en rend l’exigence problématique. La réflexion nous donne accès à « la vie de l’esprit » (306), en permettant le détachement, et en cessant de consentir aux représentations sans examen. Mais elle ouvre également la voie du scepticisme et de l’égoïsme. D’un côté, Lagneau affirme que « l’ennemi que nous avons découvert, [est] le besoin d’absolu » (13). D’un autre côté, la réflexion, en tant que détachement, nous conduit à reconnaître en effet que « l’absolu n’est pas de ce monde » (18). La philosophie de Lagneau oscille entre la reconnaissance des limites, qui, de droit, entravent l’esprit humain, et la nécessité de s’en affranchir. Dans le Discours de Sens, Lagneau souligne la fragilité de l’esprit humain au sein d’une méditation d’inspiration pascalienne, moins pour marquer la misère que la grandeur de la pensée : « L’homme est cet infini qui s’échappe à lui-même, toujours plus grand que ce qu’il se sait être, toujours au-dessus de ce qu’il fait » (15). En faisant référence à Pascal, Lagneau installe donc la pensée dans une tendancielle dualité qui en définit l’exercice[19].
Ainsi, « la liberté, ou la raison réfléchie, ou la philosophie, c’est la pensée en tant que, comprenant par la réflexion le sens des formes, c’est-à-dire de la nature qu’elle s’est donnée, elle s’affranchit de ses objets et d’elle-même en tant qu’objet » (76). L’éducation philosophique se confond avec l’exercice de la liberté au sein de la réflexion, qui doit mener à la destruction de l’illusion chosiste. Seulement, comment en déterminer le contenu si la réflexion est puissance indéterminée d’adhérer au vrai comme de le refuser, de bien agir comme de mal agir ? Faut-il souscrire à l’indifférence de la liberté vis-à-vis de ses effets ? La difficulté rencontrée sur le plan théorique se redouble sur le plan moral : que s’agit-il d’apprendre à l’élève de terminale dans le domaine de l’agir ? Soit il faut considérer que le travail du professeur consiste à se limiter à sa tâche théorique, soit il faut penser une articulation entre celle-ci et son incarnation pratique. De même que le vrai semble subordonné à la liberté réflexive, ne faut-il pas dire que le bien se retrouve dans la même situation, et risque de rester indéterminé ?
3. De la liberté réflexive à l’action
Si l’éducation consiste à donner à l’élève des habitudes intellectuelles, on ne peut détacher cette exigence d’un horizon pratique. L’enseignement en classe de philosophie doit-il délivrer des principes pour guider l’action, que cela soit sur le plan moral ou sur le plan politique ? La philosophie ne doit-elle pas donner aux élèves une réponse à la question de savoir ce qu’il faut faire ? En ce sens, l’œuvre de Lagneau pose pour l’enseignement un grave problème pédagogique, au sens où il faut sauver la philosophie de sa potentielle vacuité.
Le devenir de la liberté réflexive, dans les écrits de Lagneau, est suspendu à un horizon incertain. Positivement, celle-ci définit les conditions d’un détachement qui doit être le but de l’éducation. Négativement, elle ne cesse de remettre en question les raisons qui la déterminent à adhérer à un contenu spécifique. La tension de la philosophie de Lagneau se manifeste en particulier dans les Discours tenus aux élèves, dans lesquels il condamne à la fois la « vertu facile » (15) du légalisme, comme « notre orgueil » (16) à vouloir embrasser des vérités absolues. Comment fonder « la philosophie de l’avenir » (30) si le mouvement de la pensée ne s’accomplit que dans et par le refus de l’obéissance ? Quelle forme peut prendre le détachement intellectuel sur le plan pratique ? La réflexion peut-elle s’incarner en des principes guidant l’action sans renoncer à sa puissance ? Lagneau reconnaît le statut paradoxal de la liberté réflexive, qui, si elle refuse de se lier, risque de sombrer dans le vide : « Agir librement n’est pas agir en dehors de toute nécessité, ce qui serait un pur néant » (275). Il s’agit en effet de sauver la liberté de son abstraction, de rétablir « l’unité brisée par la réflexion » (297), comme de mettre fin à « l’éclosion de la souffrance » (296) qui en procède. Mais à quelle nécessité la pensée peut-elle accepter de se soumettre ? Il faut alors suppléer aux insuffisances de la raison, « par un acte de moralité, c’est-à-dire par un acte de foi » (297). Le dernier degré de la liberté est la moralité, c’est-à-dire l’obéissance au devoir[20].
Ainsi, le désir de totalité mis en échec sur le plan spéculatif peut, ou plutôt doit être réalisé sur le plan pratique. Lagneau n’est-il pas plus proche de Kant que ce qu’il veut en dire ? Ne s’agit-il pas, en effet, de prendre acte des limites spéculatives de la raison afin d’en envisager le rôle pratique ? L’erreur intellectuelle de la décomposition de la pensée en idées a un équivalent sur le plan pratique : « l’individualisme soulève la même objection que l’idéalisme » (86)[21]. L’action bonne doit ainsi être ordonnée au tout, dont nous sommes des parties : la réflexion doit prendre garde à ne pas tomber dans l’illusion du solipsisme. En effet, « l’individualisme, l’égoïsme n’est que l’effet d’une intellection insuffisante » (274). Cette intellection insuffisante a des effets désastreux sur le plan moral, et doit être combattue au sein d’un effort perpétuel « qui pétrit le moi en le froissant » (310). L’amour propre est la cause du mal moral, puisqu’il conduit à l’absolutisation et à l’isolement de l’action individuelle vis-à-vis de l’ensemble dans lequel elle est insérée. Ainsi, l’effort intellectuel doit, de manière analogue, être poursuivi sur le plan pratique, afin de donner à la liberté son effectivité. Il faut donc distinguer de la liberté réflexive la liberté morale, qui se distingue par le fait qu’elle accepte d’entrer en relation avec une « nature » pour s’y mêler. En cette opération, la liberté accepte donc d’obéir à une loi qu’elle se donne elle-même et qu’elle choisit de réaliser. À quoi conduirait le refus d’une telle obéissance ? A l’exercice souverain, mais destructeur, de la liberté.
Comment la conjonction de la liberté avec la nature peut-elle s’opérer ? Par la réalisation de l’universel concret qu’exige la loi morale. La nature est à la fois obstacle et condition d’action, au sens où elle désigne à la fois l’adhésion psychologique à soi et la facticité des circonstances extérieures. Il faut donc agir avec le concours de la nature, sans céder à la prison des déterminations qu’elle impose. Mais puisque l’universel abstrait est le propre de la réflexion, il faut déterminer « un penchant pour la vie morale » (272) afin de se sauver de la dé-réalisation de la liberté. Lagneau, qui semble emprunter à Ravaisson sur ce point[22], fait de l’amour du tout la médiation nécessaire à la réalisation de la vie morale. Opérant la synthèse de la partie et du tout, « L’amour est à la fois liberté et nécessité » (277), puisque « l’amour fatal n’est pas le véritable amour » (277). Que s’agit-il d’aimer alors ? L’amour n’est pas tant un sentiment individuel que le mouvement prévenant par lequel l’être advient. Ainsi, « en chaque être, c’est l’être même qui s’aime d’un amour éternel » (278). Le but de l’éducation sera alors de cultiver ce penchant à la moralité, par l’intermédiaire de l’effort sur soi. Puisqu’en nous agissent « deux mortels ennemis, l’amour du bien et l’amour de soi » (16), l’effort doit être permanent.
La liberté doit alors se réaliser sous la forme d’un devoir universel qui dépasse l’égoïsme. En effet, Lagneau remarque « l’affaiblissement chaque jour plus visible et plus menaçant du lien social » (40), préoccupation partagée notamment par Durkheim à la même époque[23]. Les exigences de l’action morale sont largement développées dans Les Simples notes[24], dont l’écriture est guidée par le souci d’assurer « le consentement des âmes » (42) plus que le bien-être matériel du peuple. Le salut de la société ne pouvant passer par le progrès scientifique et technique, il faudra développer « l’ascendant d’une pure et active charité » (43). L’exigence éducative, qui reposait sur le don, se retrouve donc sur le plan moral : le sacrifice du moi pourra seul délivrer l’individu de son égoïsme. L’entreprise que Lagneau revendique s’appuie alors sur « un ordre religieux laïque, une chevalerie du devoir privé et social » (43). Quelles formes prendra la charité[25] dans la vie sociale ? La transposition pratique de la réflexion libre ne doit-elle pas alors se manifester par une politique ? La tension dégagée précédemment se retrouve sur ce point, puisque Lagneau affirme « l’apathie politique et religieuse » (42) comme seule attitude souhaitable sur le plan pratique. Le refus de tout dogmatisme conduit Lagneau à rendre ineffective[26] une morale pourtant nécessaire. Comment la liberté, si elle est au-delà de l’existence et de l’être, pourrait-elle en effet devenir objet d’expérience ? Ce qui a pu apparaître comme « scandale[27] » au travers de l’apathie politique revendiquée par Lagneau est-il le signe d’un échec de sa pensée, ou au contraire d’une très grande fidélité à celle-ci ?
L’amour du tout, principe et but de toute éducation comme de toute morale, se réalisera sous la forme du don de soi. La philosophie morale de Lagneau ne peut en effet prendre la forme de l’engagement, de même qu’elle ne peut rester suspendue à l’universalité abstraite du devoir moral. À ce double écueil devra se substituer une morale du dévouement, dont les effets seront réalisés « par la contagion de l’amour et du vouloir véritable » (44). Tel est l’esprit du « haut spiritualisme » (44) que Lagneau revendique, en ceci similaire au mouvement de la nature elle-même, « cette donneuse, qui ne compte rien et que rien n’épuise » (21), créatrice en son excès même. La morale de l’engagement déduit de conditions universelles le contenu de l’action individuelle, rendant problématique la constitution du sujet de cette action. La morale du dévouement, au contraire, est donc une morale individuelle, qui ne sera collective qu’ensuite[28]. Le sacrifice de soi est donc la seule attitude morale cohérente avec le primat de la liberté. La nécessité de ce sacrifice conduit ainsi Lagneau à affirmer : « Nous nous refusons toute recherche de la popularité, toute ambition d’être quelque chose » (43).
Conclusion
La leçon pédagogique et morale de Lagneau est donc avant tout philosophique, et conserve, malgré les tensions qui l’affectent, une certaine cohérence. Cependant, il faut remarquer que l’exercice de la philosophie, loin de pouvoir dépasser ces tensions, doit plutôt se comprendre à partir de celles-ci. La première de ces tensions est proprement métaphysique, et concerne « une métaphysique, si l’on veut, non de la chose, mais de l’esprit » (30). La critique radicale du réalisme substantialiste conduit à installer, dans la pensée même, un mouvement de protestation à l’égard de tout ce qui pourrait se présenter comme donné, nature, ou essence. La réflexion, néanmoins, doit alors faire face au vide potentiel qui découle de sa libre activité : la pensée s’éprouve elle-même dans un mouvement qui va de la liberté à la nécessité. La seconde de ces tensions est morale, et concerne l’effectivité de la liberté. Lagneau affirme en effet simultanément la nécessité de son incarnation, tout en refusant l’adhésion à tout principe d’action déterminé. L’action morale doit être, mais ne peut avoir une nécessité telle que nous ne puissions jamais nous en délivrer. C’est la raison pour laquelle Lagneau, dans les Simples notes, écrivait : « nous ne tiendrons à rien, nous n’aurons aucune foi avec passion et absolument, mais par raison et avec réserve » (42). La troisième de ces tensions est d’ordre pédagogique, même si Lagneau exclut toute détermination institutionnelle ou sociologique de cette question[29]. L’enseignement est un acte philosophique à part entière, mais il ne s’agit pas tant d’apprendre un contenu spécifique qu’apprendre à faire usage de la pensée. Sur ce plan, la philosophie de Lagneau se donne comme refus d’adhérer à toute doctrine, comme de céder au moralisme.
La dimension pédagogique résume ainsi l’anti-réalisme métaphysique comme l’anti-dogmatisme moral de Lagneau. Ainsi, la philosophie se définit comme recherche perpétuelle des conditions par lesquelles le vrai peut être affirmé, et en ce sens, elle est « éternel effort » (18). Lagneau écrit ainsi : « Tout va bien, tant que rien n’est fini ; mais quand la dernière touche se donne, que tout se dévoile, elle regarde et ne se reconnaît pas » (19). Le destin de la pensée est de ne pouvoir demeurer en une de ses déterminations, de se limiter à une idée ou à une image d’elle-même. C’est donc dans une perpétuelle différence, pourtant sans se séparer d’elle-même, qu’elle se déploie. La leçon que l’on peut tirer de l’œuvre de Lagneau, dans le cadre de l’enseignement de la philosophie en terminale, tient donc dans l’irréductibilité de l’éducation à un programme qu’il faudrait mettre en œuvre de manière figée. Cette leçon s’adresse autant à l’élève qu’au professeur : en ce qui concerne le premier, il s’agit de développer l’exercice de la liberté réflexive en dehors de toute doctrine. En ce qui concerne le second, il s’agit de refuser la tentation du dogmatisme, au sens où il doit enseigner non « la philosophie », mais l’action de philosopher.
[1] Ce que souligne Thierry Leterre dans « Lagneau, l’histoire, l’enseignement et la tâche de la philosophie », dans Jules Lagneau l’éducateur, Dijon, CRDP de Bourgogne, 1997 p. 23 : « Cent cinquante ans d’histoire de la philosophie française, de Cousin à Sartre, se trouvent désavoués, et ne sont en général l’objet que de plates évidences ».
[2] Si l’attribut « français » est discutable au sens où l’on ne peut imputer la raison de cette spéculation à une nation, il est toutefois permis de s’étonner de ce que Pierre Macherey, dans le volume Etudes de philosophie « française », Paris, Publications de la Sorbonne, 2013, omette d’évoquer la tradition spiritualiste.
[3] Voir notamment André Canivez, Essai sur la condition du professeur de philosophie jusqu’à la fin du XIXe siècle, deux volumes, Paris, Les belles lettres, 1965.
[4] La philosophie en France au XIXe siècle, Paris, Fayard, 1984, p. 36. Ravaisson souligne que celui-ci a « pour principe générateur la conscience que l’esprit prend en lui-même d’une existence dont il reconnaît que toute autre existence dérive et dépend, et qui n’est autre que son action. »
[5] Sur la réflexion chez Lachelier, voir le Cours de logique : Ecole normale supérieure, 1866-1867, Paris, Editions universitaires, 1990.
[6] Nous citons Lagneau à partir du volume Célèbres leçons et fragments, Paris, PUF, 1950, en indiquant entre parenthèses le numéro de la page.
[7] Il y a sur ce point une divergence fondamentale avec Bergson, qui est contemporain de Lagneau, puisqu’il est élève à l’école normale quelques années après lui.
[8] Sur ce point, il faut relever l’influence de Maine de Biran, auquel Lagneau consacre d’importants développements, notamment dans le cours sur la perception.
[9] Discours de Nancy, texte accessible à partir du lien suivant : http://alinalia.free.fr, p. 6 du texte.
[10] On retrouve cette distinction lors du discours que Bergson prononça à l’occasion de la distribution des prix d’Angers en 1882, intitulé « La spécialité ». Voir Henri Bergson, La politesse, édition établie par Fréderic Worms, Paris, Rivage poche, Petite bibliothèque, 2014, p. 46 : « la vérité est une : les sciences particulières en examinent les fragments, mais vous ne connaîtrez la nature de chacun d’entre eux que si vous vous rendez compte de la place qu’il occupe dans l’ensemble ».
[11] Alain, Souvenirs concernant Jules Lagneau, Paris, Gallimard NRF, 1925, p. 177
[12] Une exigence similaire sera portée par Bachelard, dans La formation de l’esprit scientifique, Paris, Vrin, 1980, p. 13 : « Le réel n’est jamais « ce qu’on pourrait penser », mais ce qu’on aurait dû penser ». Il n’y a pas de connaissances « naturelles », ou « immédiates » sur lesquelles l’éducation pourrait s’appuyer ».
[13] On peut notamment remarquer que le long examen que réserve Lagneau à la philosophie kantienne dans le « Cours sur Dieu » vise surtout à en montrer les limites. Or, l’accueil que la France réserve à Kant à cette époque est plutôt favorable, puisque ses idées ont un écho important dans la vie universitaire et politique. Voir notamment André Stanguennec, La pensée de Kant et la France, Paris, éd. Cécile Defaut, 2005. Il faut d’ailleurs remarquer que Kant, bien plus que Hegel, est l’objet d’un examen attentif, que ce soit chez Ravaisson, Renouvier, Lachelier, ou Boutroux.
[14] Sur l’usage que Lagneau fait de Spinoza, nous renvoyons à Jean Michel Le Lannou, « L’au-delà de la substance : le dialogue Lagneau-Spinoza », Revue de l’enseignement philosophique, 1991, mars-avril, n°4.
[15] C’est la question que pose Sartre lorsqu’il examine la liberté cartésienne, en remarquant que Descartes a « manqué de concevoir la négativité comme productrice » (« La liberté cartésienne », Situations philosophiques, Paris, Tell Gallimard, 1990, p. 73).
[16] Voir notamment A. Canivez sur ce point, op. cit, Tome II, Chapitre VII, p. 464-496
[17] Voir notamment Sartre, op. cit., et Nicolas Grimaldi, « Descartes et l’expérience de la liberté », Etudes cartésiennes, Dieu, le temps, la liberté, Paris, Vrin, 1996, qui mettent tous deux en exergue la tension d’une liberté qui oscille entre adhésion à la vérité et affirmation du libre arbitre.
[18] Lagneau prend ainsi position contre la liberté cartésienne, puisque l’accomplissement de celle-ci, selon lui, ne peut être pensé qu’en Dieu.
[19] Il faut noter la présence constante et déterminante de Pascal dans le spiritualisme, bien que ses usages puissent varier : alors que Ravaisson faisait usage du Pascal du cœur et Lachelier du Pascal du pari, Lagneau insiste sur le Pascal de la misère et de la grandeur. Sur l’influence de Pascal au XIXe siècle, voir les études contenues dans Pascal au miroir du XIXe siècle, Paris, Editions Universitaires et Editions Mame, 1993.
[20] Lagneau reconnaît ainsi, après l’examen de la philosophie de Kant que « C’est bien à la même conclusion que nous sommes arrivés » (295).
[21] Lorsque Lagneau évoque l’individualisme, c’est également en référence à Leibniz, dont il semble surtout retenir la thèse des monades qui « n’ont point de fenêtres ».
[22] Chez Ravaisson, l’amour est le premier principe auquel tout ce qui existe est suspendu : voir notamment Testament philosophique, Paris, Boivin et Cie, 1933
[23] Les Simples notes ont été publiées en 1892, De la division du travail social est publié en 1893.
[24] Les simples notes pour un programme d’union et d’action ont été rédigées dans le cadre d’une collaboration avec Paul Desjardins. Sur les motifs de la rupture avec Desjardins, voir André Canivez, op. cit., p. 423.
[25] Il faut remarquer que l’exigence chrétienne de charité est un motif récurrent chez les socialistes du XIXe siècle tels que Fourier ou Godin, qui prônent l’accomplissement sécularisé de la cité de Dieu.
[26] La critique hégélienne de la morale kantienne se déploie dans le même horizon, lorsque le problème de son effectivité est abordé. Lagneau semble alors dans la position du « saint législateur » que Hegel décrit dans la Phénoménologie de l’esprit, traduction de Jean Hyppolite, Paris, Aubier, 1941, Tome II, p. 164.
[27] Le mot est d’Alain, à propos de la réaction de Lagneau concernant l’affaire Carmeaux. Voir Emmanuel Blondel, « Lagneau, la guerre et le devoir de résistance, Une lecture des Souvenirs concernant Jules Lagneau », texte accessible avec le lien suivant : http://alinalia.free.fr/IMG/pdf/EBLO2.pdf. La formule d’Alain est, dans son intégralité : « Scandale à mes yeux, scandale à nos yeux, que l’amour ne doive jamais emprunter le détour politique », p. 14 du texte.
[28] Le mystique bergsonien, dans Les deux sources de la morale et de la religion, agira de même.
[29] En effet, Lagneau laisse de côté toute détermination institutionnelle de la position des problèmes philosophiques ainsi que du vocabulaire employé. Ne faut-il pas dire que la critique même de l’évidence a une portée décisive quant aux contenus des programmes ? La méthode réflexive ne devrait-elle pas se prolonger en une histoire critique de l’enseignement de la philosophie ? Sur ce point, voir Louis Pinto, La vocation et le métier de philosophe. Pour une sociologie de la philosophie dans la France contemporaine, Paris, Seuil, coll. « liber », Paris, 2007.