L’addiction et la difficulté de vivre l’incertitude de la relation (1/2).
[box] Marion Blancher, Ecole Normale Supérieure de Lyon.
Introduction
Comment expliquer que certains individus en viennent parfois à ne plus pouvoir agir et vivre autrement que déterminés par le désir irrépressible et répété pour un même objet, s’enfermant alors dans un même comportement ? Divers modes d’explication ont été développés pour rendre compte de ce type de comportement. Le terme d’addiction, désigne plus spécifiquement ces comportements et en donne déjà une interprétation. En effet, le terme anglais d’ « addiction » a remplacé celui de « toxicomanie » en français et a participé à la redéfinition des méthodes d’explication et de soin de tels comportements. La psychanalyste Joyce Mac Dougall remarquait dans son Plaidoyer pour une certaine anormalité en 1978 que parler de toxicomanie insiste sur l’objet de l’addiction, qui est alors considéré comme étant en lui-même toxique, ainsi que sur cet apparent désir, ou du moins cette tendance autodestructive à consommer ce qui tue ou empoisonne (le toxicum était un poison dont on imprégnait une flèche). Le terme d’addiction au contraire renvoie étymologiquement à la situation d’asservissement propre à la personne sujette à l’addiction et insiste alors sur le lien que l’addiction implique, ou institue : la personne addicte est comme asservie à l’objet qu’elle désire constamment et de manière irrépressible, que cet objet soit un produit ou un comportement (addiction au jeu, au sexe, au travail, au sport, etc.). L’addiction serait donc avant tout un mode de relation, à un objet, à l’autre, ou en définitive à soi, caractérisée par l’excès, l’univocité, la répétition. La psychanalyse, et avec elle les théories de l’attachement inspirées par Winnicott[1], précisent encore le sens d’un tel comportement et permettent à certains psychologues et psychanalystes de qualifier l’addiction de « pathologie du lien ». Plutôt que de considérer l’acte qui définit une addiction et de traiter seulement le comportement excessif (manger, boire, consommer de la drogue, ou encore jouer, avoir des rapports sexuels, etc.), il s’agit d’expliquer et de traiter l’addiction à partir des liens dont elle découle et qu’elle implique.
Mais être dépendant est caractéristique de tout homme et ces liens sont avant tout constitutifs de l’individu et de sa vie. Il ne peut pas être question de s’en défaire totalement. D’autant plus qu’ils sont aussi déterminants pour le développement de l’individu, c’est-à-dire du petit enfant capable de devenir un adulte plus autonome. Ces liens sont en effet constituants, et non seulement constitutifs : la dépendance aux autres et aux autres choses n’est pas seulement un état de fait pour les individus mais une condition de leur constitution, ou construction, progressive comme individu autonome. Expliquer l’addiction à partir des relations constitutives et constituantes des individus suppose de comprendre la genèse de l’addiction à travers leur histoire singulière. Dans cette perspective, si le fait d’être lié à d’autres choses ou d’autres individus que soi, donc le fait d’être dépendant, est constitutif de tout homme, nécessaire à sa vie et déterminant pour son identité singulière, il faut distinguer différents types de liens, ou différentes manières d’investir ces liens. Il semble en effet que certains liens sont bien constituants ou constructifs pour l’individu en tant qu’ils conduisent effectivement à son autonomie, tandis que d’autres vont devenir pathologiques et conduire à une forme d’asservissement du sujet. Qu’est-ce qui distingue ces liens et explique leur différente genèse ? C’est en répondant à cette question qu’il semble possible d’élucider l’origine de l’addiction tout en la replaçant dans le contexte global de la vie et des comportements humains.
La philosophie de Spinoza développe une telle anthropologie, susceptible d’expliquer la variabilité des situations et des comportements humains. Elle se fonde sur l’affirmation de la dépendance constitutive de tout homme et, en même temps, elle met en évidence la dimension historique de l’identité et de l’attitude singulière des individus, expliquant la différenciation des types de lien et d’implications. L’enjeu éthique et politique de son œuvre repose, en grande partie, sur cette possible variation du mode d’implication des individus dans les liens qui les constituent comme tels et leur permettent de vivre et de développer leur autonomie : il est précisément question d’éviter une implication pathologique (passive, excessive, univoque) dans les liens qui nous attachent à d’autres choses, ou encore d’en sortir. Sans parler bien sûr d’addiction mais en étudiant explicitement ces divers liens et en présentant différentes figures dont le comportement typique, ou la vie, est caractérisé par une implication pathologique dans ces liens, Spinoza semble fournir un cadre conceptuel particulièrement intéressant pour comprendre qu’une telle implication puisse avoir lieu et détermine des comportements que l’on peut rapprocher de l’addiction. Ce sont les théories psychologiques de l’attachement qui permettent à leur tour d’établir une médiation conceptuelle entre le problème contemporain de l’explication et du soin des addictions et la philosophie éthique et politique de Spinoza.
L’enjeu est alors double. Il s’agit d’apporter un nouvel éclairage sur l’explication de l’addiction comme « pathologie du lien » grâce aux concepts et aux figures spinozistes. Et, parce que la manière dont Spinoza étudie les comportements humains consiste à réintégrer tout comportement au sein d’un même cadre d’explication anthropologique plutôt que d’en exclure certains considérés comme anormaux, il s’agit aussi pour nous de comprendre l’addiction à partir du fonctionnement psychique et social propre à tout homme. Nous entendons par là une explication qui s’appuie sur des lois anthropologiques, communes à tous les hommes, dans le but de comprendre comment de cette condition humaine commune adviennent des types de comportements différenciés dont certains semblent pathologiques, ou disons plutôt asservissants plus que libérateurs. Avoir recours à la philosophie de Spinoza pour éclairer un tel problème met réciproquement en lumière certains aspects de son œuvre.
Nous proposons alors de passer de l’explication de l’addiction comme « pathologie du lien » à l’explication spinoziste des comportements figés comme résultant de liens pathologiques, dans un premier temps, pour ensuite remettre en perspective cette caractéristique de l’addiction avec une deuxième composante essentielle, à savoir le désir d’en sortir, ce qui sera l’objet d’une seconde partie de l’article, publiée prochainement.
1. L’addiction comme « pathologie du lien »
C’est cette qualification de l’addiction comme « pathologie du lien » qui nous intéresse ici et semble permettre de réintégrer ce phénomène particulier qu’est l’addiction au sein des comportements humains, d’en comprendre l’origine et la genèse. Or, dès lors que l’on considère l’addiction et le comportement spécifique qu’elle désigne comme étant l’une des issues possibles de la formation du psychisme et du développement de l’homme, peut-on encore la considérer comme « pathologie », c’est-à-dire comme maladie à part entière ? N’est-elle pas plutôt une manière, peut-être problématique, de vivre les liens et la dépendance constitutive de tout homme ? Il nous faut comprendre le sens que donnent les théories de l’attachement à l’expression « pathologie du lien » pour pouvoir ensuite proposer une explication alternative.
Dans de nombreuses études sur l’addiction, notamment celles qui s’inspirent de la psychanalyse, expliquer l’addiction suppose de rendre compte de sa genèse, laquelle est intimement liée au développement de l’individu même. Le comportement de la personne addicte dépendrait de son histoire singulière, de ce qu’elle a ou non vécu et de la manière dont elle s’est développée, dont elle est devenue adulte. Ce qui se joue dans l’enfance et dans le passage de cette situation d’extrême dépendance à l’âge adulte semble crucial. Car l’enjeu central de ce passage, et du développement de l’enfant, consiste à devenir autonome au sein même de la relation, avec la mère en particulier puis avec d’autres. Les théories de l’attachement précisent les caractéristiques que doit avoir la relation qui soutient ou permet l’autonomisation progressive de l’enfant ; cette relation est alors une condition du « bon » développement de l’enfant. Mais on peut dire plus radicalement encore que la relation est nécessaire, dans un premier temps au moins, à la vie même de l’enfant. La relation aux autres, d’abord nécessaire, peut être ensuite le cadre d’une autonomisation. Le terme de « développement » peut être problématique si on l’entend de manière finaliste et/ou essentialiste, en tant que développement inéluctable de certaines potentialités qu’il faudrait activer, ou mettre en œuvre. Il s’agit plutôt ici de l’acquisition d’aptitudes diverses et de la configuration singulière d’un individu susceptible d’être de plus en plus autonome selon son expérience et son histoire personnelle[2].
a. La constitution d’une identité singulière et d’une temporalité propre à l’individu
Pour penser une autonomie au sens fort, et non seulement comme capacité à vivre, ou subvenir à ses besoins, par soi-même, ce que nous appelons donc le développement de l’enfant implique la constitution, chez lui, d’une représentation du temps et d’une identité qui lui est propre. Car être capable de vivre le temps, c’est-à-dire le passage entre le passé, le présent et l’avenir malgré les changements, parfois bouleversants pour l’enfant, lui permet de supporter l’attente et de la vivre comme désir et espoir plutôt que comme manque intolérable. Le départ momentané de la mère peut être vécu comme l’attente d’un retour et non comme un abandon ou une perte irrémédiable. Réciproquement, la constitution d’une identité propre, distincte de celle de la mère notamment, permet de vivre la séparation et l’attente sans disparaître à son tour, à cause de cette séparation. Être en relation et accepter sa dépendance aux autres supposent d’être capable de vivre le va-et-vient de l’autre, donc de vivre une part d’incertitude propre à toute relation dans la mesure où celle-ci n’est pas fusion. Remarquons bien que les deux éléments du développement de l’enfant que nous avons souligné ici – identité et temporalité – s’articulent étroitement. Il est alors éclairant de comprendre l’autonomie comme autonomie affective, ou encore temporelle : être autonome, c’est être capable d’avoir une temporalité propre, être capable de vivre la continuité de sa propre existence à travers la variation de ses affects au fil des événements.
La plupart des travaux qui considèrent l’addiction comme une « pathologie du lien » et qui cherchent les causes de la dépendance pathologique dans le développement de l’individu, se réfèrent à la conception de Donald Winnicott[3] puisque ce dernier étudie avec précision la relation mère-enfant qui détermine un certain nombre des fonctionnements psychiques de l’adulte. C’est, selon lui, par l’intermédiaire d’un espace et d’objets « transitionnels » que l’enfant peut vivre cette temporalité de l’attente en restant lui-même face au monde. On peut dire alors que c’est par cet « espace transitionnel » que l’enfant acquiert son autonomie, se constitue une temporalité qui est la sienne. Une « transition » est requise entre l’enfant et ce qui n’est pas lui dans la constitution de son identité, ainsi qu’entre le présent et l’avenir, encore absent, dans la constitution, pour lui, de la temporalité. L’enjeu de cet espace, comme de l’objet transitionnel qui peut être le fameux doudou, ou un autre jouet, n’est pas pour l’enfant de devenir tout à fait indépendant, c’est-à-dire de se passer tout à fait du lien, mais consiste plutôt à intérioriser ce lien et à le poursuivre par l’imagination et le souvenir en attendant que la mère soit à nouveau présente. L’objet transitionnel assure, par l’imagination, cette continuité temporelle et affective, et permet l’intériorisation qui se passe ensuite de cet objet symbolique, l’individu ayant une identité suffisamment consistante, ou résistante. La psychothérapeute, Jeanne Boyaval, spécialiste de la thérapie du lien, montre comment cette intériorisation du lien permet le passage du « besoin au désir »[4]. Dans cette perspective, l’addiction est considérée comme le symptôme de l’échec d’un tel apprentissage de la continuité et de l’autonomie.
b. L’addiction comme constitution échouée ou inaboutie de l’identité et de la temporalité
Il se peut en effet que la mère ait été totalement absente et que l’espace transitionnel n’ait pas pu se constituer par le va-et-vient qui permet de concevoir la continuité du temps et la possibilité du retour ou, au contraire, que la mère ait été trop présente, empêchant la séparation d’avoir lieu et l’identité propre de l’enfant, comme sa conception du temps, de se constituer. L’attitude des personnes que l’on dit « addictes » révèlerait cet échec de constitution, ou de développement de leur identité propre et de leur temporalité. La dépendance à l’autre et l’incertitude que celle-ci implique sont alors vécues comme un risque permanent de disparition de soi. La seule manière de vivre semble consister alors, pour ces personnes, à chercher l’autosuffisance dans la consommation d’un produit ou la pratique d’un comportement qui leur semble maîtrisable et disponible à tout moment. L’investissement dans ce type de lien, univoque et pathologique, mais plus sûr que toute autre relation à leurs yeux, leur apparaît comme la seule solution. Contrairement à ce que l’on pourrait croire, l’enjeu de l’autonomie est bien de pouvoir être en relation avec d’autres : être autonome c’est pouvoir reconnaître sa dépendance, pouvoir s’attacher à l’autre et lui faire confiance, c’est-à-dire aussi pouvoir vivre l’attente et le désir dans la relation avec l’autre malgré l’incertitude de toute relation qui se déploie dans le temps. Paradoxalement alors, avant d’être une forme de dépendance, l’addiction est plutôt une manière d’être indépendant : l’autosuffisance permise par le produit ou le comportement permet de ne pas avoir de relation aux autres. Il y a donc à la fois indépendance et dépendance : indépendance vis-à-vis d’autrui, mais dépendance vis-à-vis du produit ou du comportement qui sont les seuls moyens, ou instrument, de cette autosuffisance. La dépendance, dans ce cas, n’est plus seulement une caractéristique structurelle des hommes, qui sont des êtres dépendants, mais la dépendance est aussi un état de fait déterminé et univoque : elle décrit un attachement bien particulier à un objet. Au contraire, en tant que caractéristique structurelle, la dépendance peut être vécue de multiples manières et l’autonomie est sans doute acquise précisément par cette multiplication ou cette variation possible des liens : on peut alors être lié, et même attaché, sans être asservi. Là où la dépendance devient un état de fait déterminé, univoque et subi, l’individu n’a plus aucune autonomie mais dépend bien d’un unique objet auquel il est soumis.
On commence à discerner les caractéristiques permettant de comprendre en quoi les liens constitutifs de tout homme peuvent être constructifs ou pathologiques. Entendons « pathologique » à la fois au sens clinique du terme, qui renvoie alors à l’attitude ou à la situation problématique de celui qui est appréhendé comme malade, et à la fois au sens propre du terme, qui, selon l’étymologie (pathos), renvoie à la passivité de celui qui subit l’effet de causes extérieures et agit seulement par passion, c’est-à-dire passivement, par réaction seulement à ces causes déterminantes. Dans une perspective éthique, voire politique, plus large, Spinoza s’attache à décrire et à expliquer ces différents types de liens, qui caractérisent l’homme et sa manière de vivre, ainsi que leur genèse. En quoi cette perspective peut-elle éclairer la question de l’addiction et resituer ces analyses en addictologie au sein d’une anthropologie et d’une philosophie sociale ?
2. L’interprétation spinoziste d’un lien pathologique
Il faut revenir tout d’abord au sens qu’a la dépendance, constitutive de tout homme, comme de toute chose, avant de pouvoir distinguer différents types de liens et d’expliquer leur genèse. Plus qu’une pathologie du lien, l’addiction pourrait être comprise comme un certain type de lien, que l’on peut dire pathologique à cause de leur configuration ainsi que la manière dont l’individu les investit.
a. La dépendance constitutive
Il semble qu’on puisse l’aborder de deux manières dans la philosophie de Spinoza. À un niveau général, l’homme, comme toute chose, est une partie de la nature toute entière et ne se comprend qu’au sein d’un réseau causal complexe : la singularité de son identité, de son attitude et des actes qu’il pose dépend de cette multiplicité d’enchaînements causaux, soit de l’ensemble des liens déterminants entre l’individu et ce qui l’entoure. C’est ce que montre notamment la première partie de l’Ethique dont l’appendice dénonce alors l’illusion du libre arbitre des individus. C’est aussi ce que souligne, dans la préface à la troisième partie, l’opposition de Spinoza envers ceux qui conçoivent l’homme dans la nature comme « un empire dans un empire » et qui justifient par-là, à tort, aussi bien la capacité des hommes à s’autodéterminer que la condamnation de ceux qui vivraient selon leurs passions. Ce point de vue général sur la nature oblige à réintégrer l’homme au sein de la nature toute entière, c’est-à-dire dans le réseau des liens qui le déterminent. Même ceux que l’on perçoit comme anormaux, voire fautifs, doivent en réalité être réintégrés dans cet ordre explicatif. Reste à expliquer en quoi leur implication dans ce réseau de causalité détermine cette attitude plutôt qu’une autre. Quel enchaînement causal naturel, et quelle expérience du point de vue des individus mêmes, a déterminé chez certains une attitude addictive, un comportement dépendant figé et univoque ?
Au niveau particulier, propre à l’homme et à sa constitution, c’est la nature même de ce dernier qui peut expliquer sa dépendance nécessaire à d’autres choses. La nécessité ici n’est pas seulement ontologique et causale, mais elle est aussi anthropologique et instrumentale : pour vivre et se développer, l’homme a besoin d’autres choses. En tant qu’il est un corps complexe, composé de nombreuses parties[5], il a « besoin d’un grand nombre d’autres corps », qui viennent l’alimenter et le régénérer[6], mais qui lui permettent aussi de se développer, c’est-à-dire de développer ses aptitudes, soit encore sa disposition et sa puissance à penser et à agir de telle ou telle manière[7]. À ce niveau de compréhension, propre à l’homme et à ses besoins, ou encore propre à son utilité et à son bien propre, la dépendance entre les choses et entre les individus n’est plus seulement un état de fait, un enchaînement causal dans lequel les individus sont pris et que l’on peut décrire et connaître. La dépendance est aussi cette caractéristique structurelle qui peut être vécue et concrétisée de différentes manières, dont les hommes peuvent avoir plus ou moins conscience et qu’ils peuvent dès lors plus ou moins orienter ou modifier. C’est là que la dimension éthique et politique de la philosophie de Spinoza apparaît et peut venir éclairer le champ thérapeutique, les moyens de sortir de l’addiction ou de modifier la situation de dépendance pathologique dans l’addiction. Spinoza ne se contente pas de constater que nous avons besoin d’autres choses pour nous régénérer et nous développer, il hiérarchise ces liens en termes d’utilité et fait ainsi apparaître le fondement de la société : il n’y a rien en effet de plus utile à l’homme qu’un autre homme, avec qui celui-ci convient et peut vivre et agir[8].
b. Liens constituants : le difficile passage de l’enfant éparpillé à l’adulte constant
Si la dépendance de tout homme envers d’autres choses et d’autres individus est constitutive, c’est-à-dire qu’elle détermine sa vie et sa manière singulière d’être affecté, de penser et d’agir, elle doit être pensée dans le temps, au fil de ce qui devient peu à peu son histoire : c’est par différents liens déterminants, établis à l’occasion de différentes rencontres ou expériences[9], que la singularité et la temporalité propres d’un individu se constituent, comme au carrefour de ces différents liens. Mais là aussi, comme dans la perspective psychanalytique, c’est bien l’autonomie qui est en jeu : comment ces différents liens peuvent-ils déterminer et favoriser l’autonomie de l’individu ? Précisons qu’il y a « lien » dans la mesure où l’interaction avec d’autres choses, mais surtout d’autres individus, peut être plus ou moins durable et implique l’individu, qui est non seulement déterminé par ces autres choses mais les détermine potentiellement en retour. La durée du lien est liée à la présence des parties impliquées mais aussi à son intériorisation. L’expérience est mémorisée, le souvenir de l’autre personne impliquée dans la relation peuvent poursuivre le lien au-delà même de la relation réelle où les individus sont effectivement en présence. Être autonome, dans ce cas, c’est être parvenu à un équilibre affectif suffisant, au sein de ces liens vécus et mémorisés, qui nous déterminent chacun diversement, et tous ensemble de manière singulière par leur combinaison. Être autonome, c’est être capable, d’une part, de vivre la continuité de ces liens, en l’absence même des autres, et, d’autre part, de ne plus réagir immédiatement à ce qui se présente et nous affecte pour se déterminer, au contraire, selon notre temporalité propre et en vue de notre bien.
Mais cet enjeu d’autonomie est périlleux et cet équilibre stable difficile à atteindre. Spinoza remarque lui-même, à plusieurs reprises, que la plupart des hommes, même adultes, vivent en fait dans un équilibre instable et sont toujours « ballottés »[10] par les événements, ignorant leurs causes, étant incapables alors de les anticiper, et vivant malgré tout l’attente douloureuse de leur venue. En effet, à partir du moment où il y a une première forme d’attachement, une première implication dans un lien à quelque chose ou quelqu’un d’extérieur à l’individu, celui-ci en dépend, c’est-à-dire qu’il compte sur cette relation et sur ce qu’elle peut lui apporter. De ce premier attachement intériorisé naît l’attente. Et de l’attente, l’espoir et la crainte, à cause de cette ignorance des causes et de l’incertitude des événements à venir. La plupart des hommes vivent le temps dans la discontinuité, oscillant de l’espoir à la crainte dans la plus grande insécurité. Car si la sécurité naît de la stabilisation de l’espérance et correspond alors à la joie constante de l’assurance de l’avenir, l’insécurité manque de cette assurance : on oscille encore entre l’espoir que l’avenir soit heureux et la crainte qu’il soit malheureux[11]. Dans les deux cas, on dépend, tout à fait passivement, de cette issue. Or, cet état de déséquilibre qui maintient l’insécurité est difficilement tenable : les hommes cherchent spontanément, et le plus souvent inconsciemment, à en sortir au plus vite, par le biais de liens structurants susceptibles de déterminer durablement leur attitude. Mais en fuyant ainsi l’incertitude, l’individu ne risque-t-il pas de figer son comportement dans un lien unique, envers un seul objet ou envers une seule personne ? Il échapperait certes à l’instabilité de l’équilibre difficile à trouver au sein d’une multitude de liens envers des personnes et des objets eux-mêmes incertains dans leur évolution, mais il évacuerait aussi la possibilité d’être autonome, c’est-à-dire de ne pas dépendre absolument d’un lien unique, en trouvant au contraire un équilibre et une temporalité propres. N’est-ce pas de ce dilemme que naissent les comportements addictifs dans des situations où l’incertitude est trop forte et devient invivable pour des personnes qui peinent à trouver un équilibre suffisamment stable et favorable à leur vie singulière, comme au développement possible de leur autonomie ? Au sein de la dépendance structurelle propre à tout homme, certains liens semblent essentiels et même nécessaires pour la vie et la configuration singulières des individus et de leur temporalité propre, mais d’autres liens, ou d’autres manières de vivre ces liens semblent au contraire des plus problématiques.
c. Liens pathologiques : la fixation du désir et du comportement
L’anthropologie qui sous-tend le projet éthique et politique de Spinoza permet tout autant de rendre compte des moyens dont dispose les hommes pour devenir des individus autonomes que d’expliquer les causes de certains comportements figés et asservissants parmi lesquels on pourrait ranger les comportements addictifs. Tout d’abord, Spinoza décrit certains types d’ « amours immodérés » dont l’excès révèle la nature du lien à l’objet désiré, que ce soit la nourriture, l’alcool, les richesses ou les rapports sexuels[12]. Ces objets désirés et recherchés à l’excès polarisent toute l’existence des individus en proie à un tel désir, si bien que Spinoza en vient à désigner ces individus par leur seule passion, parlant par exemple de l’ « ivrogne »[13] ou de l’« ambitieux »[14]. Si ces termes ne sont plus adéquats aujourd’hui pour parler des personnes addictes, ils n’en révèlent pas moins l’emprise du désir et du comportement addictifs qui déterminent l’existence de certains individus. Il est très difficile pour eux d’en sortir, c’est-à-dire de retrouver un équilibre grâce à une manière de désirer alternative qui contrebalance ce désir excessif, et Spinoza décrit cette manière d’être affecté comme une « espèce de délire »[15].
De la même manière, il décrit dans les traités politiques d’autres figures dont le comportement s’est aussi figé dans la relation à un unique objet, à une unique personne : ceux qui suivent aveuglément une doctrine religieuse ou encore les sujets d’un souverain tyrannique. Ils ne sont définis que par cette forme d’asservissement qui les conduit à orienter toute leur existence par cette détermination extérieure et univoque. Ces figures semblent à première vue relever moins explicitement de l’addiction mais elles peuvent être décrites de manière analogue à celles qui sont soumises à un unique désir excessif et, surtout, l’explication de leur genèse est éclairante pour comprendre la cause potentielle de tout comportement figé. Ces figures incarnent en effet les différentes issues possibles d’un développement qui n’est pas parvenu à l’autonomie : leur comportement figé, déterminé unilatéralement par une cause extérieure, est le symptôme d’un lien pathologique. Entendons par là, qu’elles subissent ce lien et y sont attachées par le biais des passions (selon le sens de pathos : ce que l’on subit passivement et ce qui affecte sans que l’on puisse être cause active de cette détermination). Or, cette détermination univoque et passive au sein d’un lien pathologique semble être une issue à l’état intolérable d’incertitude et d’instabilité. Incapables d’autonomie affective et de continuité temporelle qui leur assurerait une stabilité au sein des relations dont l’avenir est incertain, ces figures vont avoir tendance, d’autant plus facilement, à investir un unique lien, en ne désirant excessivement qu’un seul objet, en suivant une doctrine, en se soumettant à un autre qu’eux-mêmes qui leur dicte ou leur impose une continuité rassurante, mais qui reste étrangère. La dépendance à d’autres choses n’est plus alors constituante, favorisant l’enrichissement des ressources affectives et le développement des aptitudes de l’individu, mais elle est plutôt asservissante, voire aliénante, en tant qu’elle est univoque et fige l’individu dans un unique comportement qui finit par le définir. Il ne s’agit pas de dire que tout comportement figé, résultant d’un asservissement à autre chose que soi, est addictif. Mais l’enjeu est de mettre en évidence ce qu’il y a de commun entre différents types de comportements figés, issus d’un développement avorté de l’autonomie, dont l’addiction serait un extrême, ou une forme particulière. Le développement est avorté dans la mesure où le comportement figé, l’action unique, semble être une issue hâtive qui coupe court à un processus plus long qui ne peut avoir lieu que dans les relations dont l’avenir reste incertain parce qu’il dépend des autres.
En étudiant l’addiction à partir de l’analyse de ces figures et de leur genèse, on rejoint l’ambition « intégrative » propre à l’anthropologie spinoziste[16]. Car si l’addiction n’est pas une exception anormale mais une modalité particulière du développement psychique et affectif humain, elle doit pouvoir s’expliquer par les lois de la nature humaine, comme tout autre comportement. Et c’est en ce sens que l’on a moins à faire à une « pathologie du lien », soit à une maladie qui résulterait d’un écart par rapport à une norme, qu’à un lien pathologique, c’est-à-dire un lien que le sujet subit à un point tel qu’il est asservi à ce qui le lie et ne peut développer son autonomie singulière, se figeant dans un unique comportement. Nous avons déjà évoqué à plusieurs reprises l’une des causes de ces comportements figés, à savoir la difficulté de vivre l’incertitude. Cette difficulté potentiellement propre à tout homme conduirait dans certains cas à l’issue extrême de l’addiction. Elle peut s’expliquer à deux niveaux, que l’on retrouve dans les études psychologiques et sociologiques contemporaines d’addictologie.
d. La formation du lien pathologique : de l’instabilité à l’asservissement, ou la difficulté de vivre l’incertitude
Nous avons défini et expliqué l’incertitude, que vit plus ou moins difficilement l’individu, relativement aux choses et aux événements eux-mêmes. L’indétermination de l’issue de ces événements pour l’individu qui ignore les causes de leur devenir provoque, chez lui, le sentiment d’insécurité propre à cette incertitude. Mais nous pouvons expliquer de manière plus générale et plus fondamentale l’incertitude à partir de l’indétermination affective de l’individu lui-même. De même que l’oscillation entre l’espoir et la crainte empêche l’individu de se déterminer à un état affectif et donc à l’action et à l’attitude qui s’ensuivraient, de même, toute tension entre des affects contraires, empêche l’individu de se déterminer à agir et le laisse dans cette situation d’incertitude génératrice d’insécurité.
La manière dont la psychanalyste Joyce Mac Dougall analyse l’addiction est particulièrement intéressante à ce propos dans la mesure où elle associe une explication psychanalytique, qui prend en compte l’histoire singulière des individus qui deviennent addicts, à une explication psychologique du fonctionnement psychique propre à tout homme et par lequel les individus échappent à cet état de tension et d’indétermination affective. Mac Dougall définit ainsi, dans son article sur « l’économie psychique de l’addiction », « l’économie addictive » comme « la décharge rapide de toute tension psychique », et elle souligne « l’étendue des conduites de fuite addictive chez tout un chacun »[18]. En écoutant ses patients, elle réalise que la réaction addictive, entendons ici l’acte compulsif répété, a lieu en réaction soit à une émotion trop intense, soit à une indécision émotionnelle – le patient ne sait plus dire quelle émotion domine en lui à ce moment-là, quel affect serait susceptible de déterminer en lui une attitude cohérente. Se déterminer alors rapidement à une action, n’importe laquelle, permettrait de sortir d’une tension psychique insoutenable sinon. Mais cette stratégie de fuite, qui passe par l’action, ne devient problématique que lorsqu’elle est, en permanence et toujours de la même façon, « la seule solution », définissant dès lors exclusivement l’identité et la singularité de l’existence de celui qui agit ainsi. Ce qui nous importe dans cette analyse réside dans la perspective intégrative que prend Joyce Mac Dougall : elle explique le phénomène particulier, et potentiellement pathologique, de l’addiction à partir d’un phénomène beaucoup plus général et commun, propre à tout homme.
Dans cette même perspective, il est alors intéressant de revenir à l’explication que Spinoza donne du « flottement de l’âme » et qui peut rendre compte du passage des individus instables à la surdétermination de leur comportement par leur implication univoque dans un lien asservissant plus que structurant. Car en comprenant comment peuvent s’articuler, dans la philosophie de Spinoza, l’incertitude affective qui définit le « flottement de l’âme » et la surdétermination de certains comportements, nous nous donnons les moyens d’expliquer à notre tour une origine possible de l’addiction mais aussi des voies pour en sortir. De manière générale, le « flottement de l’âme » est défini comme l’ « état de l’Esprit qui naît de deux affects contraires », soit que l’un des deux affects soit causé par accident, par une simple ressemblance, et non par la cause même qui agit sur l’individu, soit que cette cause affecte diversement différentes parties du corps[20]. Ce qui est problématique ici, ce n’est pas tant la continuité de l’identité de l’individu que son unité.
Mais ce que l’on prend pour un problème seulement individuel et une exception propre à certains individus doit aussi être replacé au sein d’une particularité sociale, historique, dont la structure et la temporalité peuvent être dites plus ou moins « addictogènes », ou favorisant les comportements addictifs. Ce constat apparaît dans la littérature anglo-saxonne d’abord puis est repris en France, comme en témoigne l’analyse du psychiatre Alain Morel[21] ou celle du psychologue Jean-Pierre Couteron[22], tous deux contribuant ainsi à une explication « bio-psycho-sociale » de l’addiction. Ce type d’explication s’attache à prendre compte, en les articulant, les facteurs biologiques, psychiques mais aussi sociaux des pathologies. Certaines structures sociales ainsi que les modes de vie qu’elles impliquent favoriseraient les situations où les individus sont incapables de gérer l’instabilité et l’insécurité des relations dans lesquelles ils sont impliqués (leurs liens sociaux, professionnels, familiaux, etc.). En de tous autres termes, Spinoza montre bien comment certaines sociétés, selon leur constitution et leur histoire, favorisent le développement des aptitudes et l’autonomie des individus ou au contraire les enferment et les asservissent dans des comportements figés dont ils peuvent difficilement s’écarter. Le cas de l’Etat hébreu auquel Spinoza fait référence tout au long du TTP et dont les institutions sont particulièrement rigides et intrusives dans l’équilibre psychique des individus est particulièrement intéressant : les sujets hébreux sont incapables de vivre hors de ce cadre et s’en remettent entièrement, à l’origine de leur Etat, au gouvernement de Moïse. La configuration des modes de vie au sein d’une société se fait aussi bien par les lois et les institutions politiques que par les rites et les coutumes, les institutions sociales et culturelles, soit en définitive par la manière dont les individus sont en relation et interagissent. Ces liens pouvant, à nouveau, être structurants et décisifs pour l’autonomie des individus ou bien asservissants et contraire à cette autonomie. Si la rigidité des lois et des mœurs peut être rassurante, au sein d’une communauté ou d’une société, en évacuant l’incertitude propre aux relations sociales, elle peut aussi conduire à la fixation des comportements et à une forme d’aliénation des individus.
Nous avons cherché dans un premier temps à comprendre en quoi l’addiction pouvait être qualifiée de « pathologie du lien » en cherchant ses causes, dans le développement de l’autonomie chez l’enfant notamment, et en analysant ses conséquences ou sa manifestation, quand à l’identité, l’attitude et le rapport au temps des personnes addictes. Ces dernières ne semblent être parvenues à vivre la dépendance constitutive de tout homme que de manière pathologique, c’est-à-dire passive et univoque : un unique lien asservissant domine toute leur existence et empêche toute autonomie et variabilité affective. Mais outre ce diagnostic et cette explication, tant clinique que philosophique, il faut, pour étudier les moyens de sortir de cette dépendance pathologique, en revenir au désir et au discours des personnes sujettes à l’addiction elles-mêmes : d’elles seules peut venir l’initiative d’un changement d’attitude. Ce sont les conditions, tant structurelles que thérapeutiques, d’un tel changement que nous pourrons étudier dans la suite de cet article.
[1] Ces théories, qui se rattachent au travail de Donald Winnicott puis de John Bowlby, expliquent plusieurs pathologies et troubles psychiques à partir des relations d’attachement, à la mère notamment, que le jeune enfant entretient lors de son développement.
[2] Sur ces questions, nous renvoyons également à la thèse de Julie Henry, Spinoza, une anthropologie éthique. Variations affectives et historicité de l’existence, Classiques Garnier, Paris, 2015
[3] Donald W. Winnicott, Jeu et réalité. L’espace potentiel, Gallimard, Paris, 1984
[4] Jeanne Boyaval, « De ‘’l’indispensable à l’intolérable’’ du toxicomane », Gestalt, 2006/2, n°31, p. 63-75
[5] Ethique, II, 13, postulats 1 : « Le Corps humain est composé d’un très grand nombre d’individus (de nature diverse) dont chacun est très composé. »
[6] Ibid. postulat 4 : « Le Corps humain a, pour se conserver, besoin d’un très grand nombre d’autres corps qui pour ainsi dire le régénèrent continuellement. »
[7] La proposition14 qui suit directement ces postulats et l’explication physique de la constitution de l’individu humain introduit cette notion d’aptitude, de l’Esprit comme du Corps humains, et on peut lire la suite de l’Ethique à travers ce prisme comme l’explication de ce qui permet effectivement de disposer le Corps et l’Esprit à agir et penser de telle ou telle façon, de développer leurs aptitudes.
[8] Ethique, IV, 18, scolie
[9] Julie Henry, ouvrage cité. Voir notamment le chapitre « Occasio comme déterminant temporel : de l’historicité des choses singulières », p.286-297
[10] Ethique III,59, scolie
[11] Pour déduire cette définition de l’insécurité, que Spinoza ne définit pas directement, nous nous appuyons sur l’Ethique, III, 18, scolie 2 où « espoir », « crainte » et « sécurité » s’articulent.
[12] On retrouve ces quatre types d’amours immodérés dans les définitions des affects 44 à 48 à la fin de la troisième partie de l’Ethique.
[13] Ethique, III, 57, scolie et Définition des affects 46, explication.
[14] Ethique, III, Définition des affects 44-48, explication et IV, proposition 44, scolie
[15] Ethique, IV, proposition 44, scolie
[16] La thèse de Julie Henry que nous avons cité définit cette anthropologie sous-jacente dans la philosophie de Spinoza.
[18] Joyce MacDougall, « L’économie psychique de l’addiction », article cité, p.3
[20] Ethique, III, 17, scolie
[21] Alain Morel, « Place des psychothérapies dans l’accompagnement thérapeutique en addictologie. Théorie et pratique », Psychotropes vol.16, 2010/2
[22] Jean-Pierre Couteron, « Société et addiction », Le sociographe, vol. 39, 2012/3