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La vieillesse, c’est l’être

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La plainte du vieillard : jouissance, montage et clameur

  Jacques Baillagou

Dans son abécédaire, le philosophe Gilles Deleuze lance cette formule : « la vieillesse, c’est l’être ». Que veut-il dire exactement ? Peut-être s’agit-il de percevoir sous un tout autre aspect « la plainte du vieillard », en la considérant comme une sorte de recadrage à l’égard de ce mot d’ordre du « bien vieillir » qui connaît tellement de succès dans toutes les campagnes de promotion de la retraite « réussie ». Plutôt que de concevoir qu’il y a des manières de « bien vieillir », il conviendrait de réaliser qu’il n’y en qu’une, de « juste vieillir », mais en quel sens : « juste » ? Il y aurait une multitude de réponses à donner à cette question. On peut essayer de dessiner quelque chose qui serait comme l’ébauche de la ligne de justesse de cette fragilité là, peut-être de la réalisation par le vieillard de l’extrême confusion d’être vivant, comme si, par l’effet de cette réalisation, quelque chose du soulagement d’être « encore vivant » se transmuait dans la joie de l’être enfin et « exclusivement ».

1 – Le quatrième âge : poste avancé de l’existence

 

Se pourrait-il en effet, que derrière ce récapitulatif fastidieux de toutes ces douleurs, la plainte de la personne âgée souffrante nous trace l’itinéraire provisoire de la composition d’un corps d’affects, autrement dit qu’elle soit le contraire exact d’un apitoiement sur soi mais le scintillement d’une joie organique pure, dispersée, douloureuse mais habitée ? « Oui, là il y a là du poumon, de la hanche, de l’articulation douloureuse, de la vertèbre cervicale, ou lombaire, ça fait mal mais « c’est là » et je sais maintenant tout ce à quoi vivre tient, je vis à chaque instant le ressenti de cet agencement fragile, complexe, presque gracieux en un sens, je suis en phase avec l’ingénieuse machinerie à l’œuvre du vivant et nulle part n’existe de meilleure opportunité d’être en adéquation avec du présent. » (on peut penser à cette recomposition parfois fascinée de son corps en pathologies, on n’a plus des poignets mais de l’arthrite, plus de veine mais de la phlébite, etc.)

Hasta la Muerte - F. de Goya. Source Wikipédia

Hasta la Muerte – F. de Goya. Source Wikipédia

Quand, dans la vie courante, nous disons que « la vie n’est pas facile », nous parlons de notre pouvoir d’achat, de l’impossibilité d’aller en vacances, d’acheter une voiture, de payer des études à nos enfants, etc, mais nous n’accédons jamais à ce niveau remarquable de lucidité d’une existence constituée de ce « pas facile » là, tissée dans l’usure même de cette trame. Nous avons instauré nos seuils de normalité dans l’affaire entendue d’une vie donnée, acquise et indolore dont nous avons quelque chose à faire de « bien » socialement et vivons ainsi, comme des sourds assistant à un concert de Mozart, à l’écart de l’œuvre géniale et peut-être improvisée de la composition organique du Vivant. La vieillesse ce serait alors l’âge de vivre l’évidence selon laquelle la vie ne nous est pas dûe. L’heure est enfin venue de savoir qui l’on est, c’est-à-dire de pressentir cette sorte de labyrinthe que composent sans cesse les connexions aussi bien neuronales que cellulaires de notre organisme (voire qu’il y a seulement là matière à s’émerveiller vraiment d’être soi, c’est-à-dire justement d’être tout court). Ce dépassement de la conscience « d’être un moi » par l’expérience pure de la fragilité de l’agencement à quoi tient le fait d’exister pourrait assigner à la personne âgée une place surprenante : quelque chose comme « un poste avancé du fait d’être ».

Gilles Deleuze affirme dans l’abécédaire : « Celui qui se plaint ne sait pas toujours ce qu’il veut dire (…) ce qu’il dit c’est : « ce qui m’arrive est trop grand pour moi, c’est ça la plainte » » Il n’est donc évidemment pas question d’affirmer que la personne âgée soit consciente de ce dont sa plainte est porteuse. Elle ne l’est pas même inconsciemment au sens de l’inconscient Freudien qui reste l’inconscient d’un « moi », d’une personne assignable, donnée. La vieillesse ce serait plutôt le temps enfin venu de se délester de tout ce que la lourdeur d’un appareillage social, professionnel, familial nous a empêché de réaliser en nous imposant les ornières de l’image d’un moi à défendre en toutes occasions pour « sauver les apparences ». Il n’est pas question ici de la conscience intellectuelle d’un individu capable de verbaliser son expérience mais plutôt du ressenti d’une situation que la plainte rend sonore et que la personne vit de trop prés, avec toute l’intensité de ses affects, pour seulement envisager de la dire.

La plainte de la personne âgée est un montage, un protocole, un agencement d’inflexions plus que de phrases par quoi quelque chose de cette réalisation d’une vie présente, un peu monstrueuse, indue, au sens littéral, se diffuse. Nous avons l’impression qu’elle se répète parce que le discours est toujours le même, comme un visage dont on voit chaque jour le reflet dans le miroir et dont on dit qu’il est identique alors qu’il ne cesse de devenir différent à chaque instant. Nous sommes attentifs à « l’expression » dans les deux cas (expression de la plainte et du visage) et indifférents aux modulations, aux tonalités par lesquelles précisément plainte et visage ne « communiquent » pas mais « sont » c’est-à-dire « deviennent » (ce par quoi la plainte se fait sonore, le visage visible).

Celui qui se plaint est dans l’œil d’un cyclone. Il dit : « pourquoi c’est à moi que ça arrive ? » discernant ainsi confusément l’impossibilité pour un moi de se constituer comme un contenu à l’égard de la texture événementielle de ce qui lui arrive. « Je ne peux pas avaler cela », au sens propre, je vis en direct l’imposture d’un moi qui se remplirait du contenu de ses expériences. Ce n’est pas ça « être », ce n’est pas « être moi ». Etre c’est « pouvoir » au sens de « faire ce qu’on peut », consister, maintenir l’efficience d’un appareillage complexe qui clignote ici ou là, momentanément, subtilement, sans s’imposer, et nous retrouvons là le fond de la joie plaintive : il y a de la vie ici, un peu là, ici aussi, ça se grippe, ça grince un peu, comme un navire dans le roulis mais ça se maintient et ça se situe à la hauteur exacte de la conscience physique qu’on prend du fait que vivre c’est physiquement, plastiquement très compliqué (ce degré de complication ressenti décrit aussi un degré d’implication dont la plainte serait comme la « rumeur indicielle »). Ca ne cesse pas de tenir, d’où la jouissance de la plainte, mais à « pas grand-chose », d’où la teneur du contenu.

Les adolescents et les adultes vivent dans l’ignorance blasée de que c’est qu’être. Le vieillard retrouve dans les accents de la plainte et les atteintes de la souffrance, ce dont l’enfant ne « revient pas » par l’étonnement : la sidération devant ce bourgeonnement incessant de ressentis dans laquelle se tisse la trame de l’existence, et c’est bien ce que l’on retrouve parfois dans le point commun de leur extrême sensibilité à la saveur des aliments, à l’émission des forces (chaleur, atmosphère, etc.), un monde dispersé de haïkus, de points sensibles mais au sens de « points du sensible ». Ils seraient comme les éclaireurs d’une terre nouvelle que les adultes ont délaissée alors qu’à bien des titres, c’est la seule terre réelle, effective. De ce point de vue, les rencontres organisées parfois entre les enfants gardés en crèche et les personnes âgées en maison de repos sont probablement très productives mais pas pour les raisons qu’on invoquent : les séniors, dits en fin de vie, ne se remontent pas le moral au spectacle de juniors « en début de vie », ils font l’épreuve d’une zone d’existence qui leur a toujours été commune : celle des affects, et d’une existence qui n’a pas à se produire en signes extérieurs de richesse, de réussite sociale, en certifications de conformité à des clichés identitaires. Entre celui qui est revenu de l’illusion d’une vie qui ne se constituerait que de « faire socialement ses preuves » et celui qui n’en a pas encore été contaminé s’étend le terrain existentiel de la vie brute, physique, sans additifs, lequel se trouve être aussi « un terrain de jeu » dans lequel les ritournelles de l’enfant font écho aux plaintes du vieillard.

Mais pour se rendre réellement sensible aux accents de ce « festoiement organique » de la plainte, il convient de prendre la mesure de la formule de Deleuze : « la vieillesse, c’est l’être », c’est-à-dire, c’est le temps venu « d’être » ce corps que les jeunes, eux se contentent « d’avoir ». Ce cœur que le coureur de fond ne cesse de travailler, de rendre plus résistant, plus performant au fur et à mesure qu’il enchaîne les courses, le vieillard ne l’optimise pas, ne l’instrumentalise pas, ne l’utilise pas, il vit en direct, et éventuellement dans la plainte, le fait de l’être, mais c’est vraiment là que se situe l’exploit, le tour de force, c’est à la lumière de cette perspective que les efforts des « sportifs de la performance », aussi remarquables soient-ils sont toujours ternis par le spectre de la fiction.

Ce sont des records tout juste bons à être publiés, commentés, filmés parce qu’en effet, tout ça, ça reste de l’extériorité et qu’il n’y a rien d’autre à en faire que d’en parler. Celui qui les a fait les a-t-il vraiment vécus ? Il faudrait approfondir, sans aucune intention polémique, cette possibilité selon laquelle les médias ne nous parlent que de l’inessentiel, du faux semblant d’exploit jusqu’à envisager cette hypothèse selon laquelle un effort vrai n’est authentiquement impulsé que de la clandestinité de l’être et pas de l’expansivité du moi. Ce qu’il faudrait alors s’appliquer à concevoir, à mettre en forme, ce sont les modalités d’approche d’un athlétisme du 4e âge en ce sens très particulier qu’il n’est de véritable athlétisme que du 4e âge, soit celui d’un corps effectivement en phase avec la vraie difficulté d’être, c’est-à-dire la complexité de la multiplicité d’échanges à composer pour se maintenir en vie. On a bien vu récemment dans le film des frères Wachovski « Matrix » l’illustration d’un athlétisme informatique dans lequel les combats visionnés ne mettent réellement aux prises que les vitesses neuronales d’adversaires extérieurement immobiles. On y fait l’expérience de ce que la vitesse de transmission du cerveau au poing auquel je commande de frapper n’est que secondaire par rapport à celle de la germination de l’idée de frapper. Le vrai lieu des combats est donc celui de cet imbroglio des connexions synaptiques dans le creuset desquelles ne cesse de s’improviser de nouvelles gestuelles dans l’imminence d’un temps de réaction réduit à 0. Ce n’est même plus de la source de la motricité dont il est ici question mais du seul vrai lieu de la motricité active, celui qui confond, en seul mouvement naissant et inédit, l’idée de la gestuelle et la gestuelle de l’idée. Il n’est plus temps pour l’âme de penser à bouger un corps mais d’assumer l’instantané de la réalité d’être celui-là. Et c’est exactement en cela que consiste l’athlétisme du 4e âge.

Ce point est peut-être l’un des plus essentiels à envisager pour tout personnel d’accompagnement : une infirmière ou une aide soignante aura beau tenté de stimuler une personne âgée pour qu’elle se bouge, marche ou descende un escalier, tant qu’elle se situera dans la perspective selon laquelle le vieillard « a » un corps et il faut qu’il s’en serve pour ne pas le nécroser, elle sera peut-être « à côté de la plaque ». Le vieillard ne vit plus la logique d’avoir un corps qualifiable, il est au fait de cette réalisation attentive qu’est l’acte d’en être un, il est dans la genèse intensive, éventuellement souffrante, problématique et industrieuse de cette effectuation là. Pourquoi problématique et industrieuse ? Parce que nous commençons de percevoir tout ce que l’expression d’« extrême confusion du fait d’être vivant » utilisée pour répondre à la question de la ligne d’exactitude d’un ressenti heureux de sa vulnérabilité de personne âgée peut supposer dans la complexification neuronale induite par l’action de faire un geste.

Ce que dessine la plainte c’est la cartographie provisoire d’un corps souffrant, cartographie trouble qui nous dit : « voilà, c’est à peu près là que ça se situe », comme une carte au trésor, allez-y voir si vous voulez, pour l’instant ça tient comme ça, « comme ça peut », mais ce que figure aussi, dans son tremblement, l’aléatoire du tracé, c’est un acte de résistance inouï aux puissances désorganisatrices du chaos, du désastre. En quoi consiste ce désastre ? Dans le morcellement d’un corps dessaisi de la puissance d’esquisser ses lignes, d’émettre les ritournelles sonores de la plainte, lesquelles lui permettent de se tracer comme un territoire, puis de se déterritorialiser pour en tracer un autre, et ainsi de suite. Il faut sentir le vent de la chute pour activer le jeu infini de cette mécanique roulante  parce qu’elle ne pourrait pas s’activer avec autant de justesse, de fécondité et de grâce sous l’effet d’une autre gravité que celle-là. De la même façon qu’un chercheur doit toujours se situer à la pointe de son savoir pour se mettre en situation d’ignorer (sans quoi il ne chercherait plus), une personne du quatrième âge se place aux avant-postes de l’existence pour se mettre en situation de mourir sans quoi elle n’assumerait plus le direct de ce que « vivre » est.

C’est le fin tracé du chant du cygne, celui du vieil indien qui, sur son tertre, émet les tonalités de son cantique de mort. Mais en même temps, c’est seulement là que, de vivre, il est « enfin » question, et c’est aussi seulement de là que l’impulsion du mouvement, de la motivation peut venir, c’est-à-dire de la fragilité d’être, pas de la fausse assurance d’être un « moi ». Cette fragilité est, dans tous les sens du terme, la composante de l’envie, du désir d’être, de ce que Spinoza appelle le conatus. C’est elle qui, en moi, brûle du désir d’être. Elle est composante parce qu’elle ne cesse de composer ses rapports, ses liens, de tracer ses cartes et aussi parce que c’est seulement en elle qu’être vivant consiste. On mesure bien ainsi le risque énorme que l’on prend à vouloir stimuler extérieurement un patient âgé, celui de court-circuiter un flux de vie, d’interrompre un chant, de faire taire une plainte dans laquelle précisément le vieillard expérimente la modularité d’être, tente un tracé, oppose au chaos l’agencement d’une composition. A vouloir imposer plus ou moins autoritairement la stimulation comme nécessité de bouger encore, il est fort probable que l’on brise l’effectuation de la puissance de « vivre enfin », et rien n’est pire, selon Spinoza, que d’empêcher la libération d’une puissance, c’est là le propre des rabatteurs de « passions tristes », les tyrans, les prêtres, les juges et peut-être le personnel soignant trop « bien intentionné ».

Sonia Salhi, parlant des personnes du quatrième âge qu’elle vient visiter en tant que psychologue dans un service de soins à domicile, écrit : « A chaque rencontre, j’ai l’impression qu’ils croient leur plainte unique, comme si chaque plainte formait une unité, une unité de production avec son ingénierie, sa mécanique, son montage. » Cette remarque est essentielle, elle nous fait prendre conscience de l’erreur que nous commettons en considérant que la personne âgée plaintive ne nous parle que de sa petite affaire alors, premièrement, qu’elle fait signe par sa plainte de la plus grande affaire qu’il soit donné à un être humain de prendre en mains : « être », deuxièmement qu’il n’est pas du tout certain qu’elle « s’adresse » à nous. Elle a besoin d’un tiers pour l’entendre mais pas nécessairement d’une belle âme pour l’écouter. Le fait d’être accompagné ne l’empêche pas d’être seule et le fait qu’elle soit seule n’implique pas du tout qu’elle soit isolée. La compréhension de la juste teneur de la plainte nous permettra de saisir l’exactitude et l’importance de ce jeu de nuances.

2 – Analyse de la plainte : « faire signe de vie »

Il faut revenir à l’une des plaintes les plus célèbres de l’histoire de l’humanité : celle de Job. Enjeu d’un défi lancé à Dieu par Satan, Job le plus fidèle serviteur de Dieu est victime d’une succession de malheurs qui le laisse pauvre, sans famille et malade sur un petit tas de cendres avec pour seuls amis des « croyants fervents »  ne cessant de rabrouer sa plainte qu’ils jugent impie. Job dit : « Je suis dégoûté de la vie. Je donnerai cours à ma plainte, je parlerai dans l’amertume de mon âme. Je dis à Dieu : « ne me condamne pas ! » Fais-moi savoir pourquoi tu me prends à partie. » Tsophar lui répond : « Tes vains propos feront-ils taire les gens ? Prétends-tu sonder les paroles de Dieu, parvenir à la connaissance parfaite du Tout Puissant ? Elle est aussi haute que les cieux que feras-tu ? Dirige ton cœur vers Dieu, étends vers lui tes mains, Eloigne-toi de l’iniquité ! » Job réplique : « On dirait, en vérité, que le genre humain, c’est vous, et qu’avec vous doit mourir la sagesse. Ce que vous savez, je le sais aussi, je ne vous suis point inférieur. Mais je veux parler au Tout-Puissant, je veux plaider ma cause devant Dieu car vous, vous n’imaginez que des faussetés. Vous êtes tous des médecins de néant. Que n’avez-vous gardé le silence ? »

Peut-être y-a-t-il dans les échos de cette plainte des clés tout-à-fait fondamentales pour la compréhension de la stimulation et de l’accompagnement des personnes âgées, car on perçoit bien que Job vit son malheur comme l’occasion rêvée de se plonger dans un puits de solitude du fond duquel enfin il peut parler à Dieu. Ce n’est pas que son malheur lui donne des droits, c’est plutôt que la solitude lui donne le plein accès à une dimension de l’existence juste, exacte dans laquelle il touche du doigt l’évidence d’une autre extériorité que sociale, et le fait qu’il choisisse de la baptiser « Dieu » ne doit pas nous distraire ou nous détourner, si l’on n’est pas croyant, de l’authenticité de son expérience. Exister ce n’est pas une affaire dont on peut s’entretenir avec les autres hommes, parce que, si on le fait, on va se trouver confronté à des conseils, des sermons, des qualificatifs, des commentaires, et surtout des jugements mais en tout cas à rien qui puisse se trouver à la hauteur insondable de cette onde de choc que constitue l’événement d’être.

La définition de la plainte de Gilles Deleuze peut nous éclairer à nouveau : « Celui qui se plaint ne sait pas toujours ce qu’il veut dire (…) ce qu’il dit c’est : « ce qui m’arrive est trop grand pour moi, c’est ça la plainte » ». Job, vivant quelque chose de « trop grand pour lui », ne laisse pas passer cette occasion rêvée de se murer dans sa plainte pour s’adresser enfin à ce que l’on pourrait appeler « le grand dehors », la personnification religieuse du pur fait d’être là, « l’existence » dans sa nature la plus irrécusable et la plus incompréhensible, improgrammable. Aussi loin qu’un être humain puisse pousser cette tentative, aucun ne trouvera en lui-même, en toute bonne foi, de quoi justifier le fait qu’il existe. Je peux bien être cause de quantité d’événements dans ma vie, il est impossible que je sois (en tant que « moi ») la cause de cet événement qu’est ma vie. (Pascal le divertissement)

On entonne une plainte lorsque l’on est parvenu à un degré d’authenticité, d’exactitude, de lucidité, de détachement complet à l’égard du jugement des autres, suffisant pour oser enfin avouer, dans le mouvement brut d’une confession sans sacrement, que l’on ne sait pas ce qu’on fait là. S’adresser à Dieu dans ces conditions, c’est surtout parler voire crier dans un vide d’hommes (comprendre que crier c’est faire du son avant de signifier quelque chose à l’autre). Les mots de Job décrivent parfaitement cette teneur élégiaque de la plainte : « Je ne suis pas moins savant que vous, dit-il à ses amis en substance, je sais bien qui est Dieu, seulement, contrairement à vous, moi j’en ai fini avec cette comédie du bon pratiquant qui fait comme s’il savait pourquoi Dieu l’a fait être, le malheur m’a mis en phase avec ce trouble d’exister dans lequel précisément je suis à la hauteur de l’amplitude du phénomène, je comprends que vivre dépasse les hommes qui vivent et que Dieu est le masque que l’on plaque sur cette part inhumaine, violente, brute de l’événement d’être. Je ne me plains pas pour qu’on reçoive ma plainte mais littéralement pour faire signe de vie.

Ce brouillage de codes par lequel une œuvre d’art émet un message que les spectateurs ou auditeurs ne comprennent pas est exactement de la même nature que le fond de la plainte de Job. Van Gogh ne peint pas pour être exposé, compris, admiré ou reconnu il peint pour peindre parce qu’il a bien compris qu’il ne donnerait pas le meilleur de lui-même s’il lui fallait se soumettre aux codes de reconnaissance de l’époque. Il peint du fond du même trouble que celui de Job, soit la réalisation de la texture non sociétale, non communautaire, non domesticable de l’existence. Vivre est « indu », c’est une affaire de dehors, pas de dedans, de violence et pas de raison, de fait et pas de droit, ce n’est pas du tout un ventre chaud et maternel dans lequel un « Dieu le père » prendrait soin de nous parce que nous sommes des hommes. C’est au contraire l’exposition à tous les dangers, à tous les retournements de circonstance et c’est dans le fond de cette condition précaire, vulnérable qu’aussi laminé qu’on soit on prend enfin la juste mesure de ce tressaillement qu’est l’événement d’être. Ce que Job précisément appelle Dieu.

Le paradoxe est donc que ces amis qui ne cessent de lui faire reproche de son audace, de la plainte et des reproches qu’il adresse à Dieu, qui donc l’exhortent à revenir à un Dieu dont ils pensent qu’il est en train de le quitter, parlent dans le néant des rapports d’homme à homme sans saisir que Job veut parler à Dieu parce qu’il le peut, parce que sa solitude est comme « une ligne directe au standard de Dieu ». Il le peut maintenant qu’il est dépouillé de tous les artifices qui lui faisait tenir sa place au milieu des hommes, sa richesse, son statut de père tout puissant dans une famille, son corps en pleine santé. C’est bien là le fond des paroles qu’il adresse à ces amis : « Ne comprenez-vous pas que j’ai complètement dépassé le stade de vouloir apparaître à vos yeux comme le bon serviteur de Dieu ? Je n’en suis plus à respecter les rites, à prier à l’église ou à entonner des chants traditionnels pour, sous prétexte d’honorer Dieu, travailler seulement à resserrer les liens d’une communauté d’hommes, à faire figure d’homme honnête et de bon pratiquant aux yeux des autres hommes. Je ne suis plus dans l’horizontalité d’un rapport social mais dans la verticalité solitaire d’un rapport existentiel et c’est seulement là que Dieu cesse d’être le simple prétexte à faire société pour devenir l’onde de choc d’une révélation, laquelle en un sens est le début de l’histoire de Job, à savoir que Dieu est en incessante tractation avec le diable, que le sens ne peut être émis qu’en collaboration avec l’absurde, c’est-à-dire qu’exister, c’est arracher au chaos, au désastre, des particules de vie dont on fait signe en les agençant, en les codant et en les recodant sans cesse et c’est ce tricotage et  retricotage de codes qui constitue ma plainte. La plainte de Job est élégiaque, sublime parce qu’elle se situe à ce degré de ressenti ultime de la vie où être ne s’appuie que sur lui-même comme ces personnages de bandes dessinées qui marchent encore dans le vide quand ils ont pourtant dépassé le bord de la falaise, où l’on perçoit donc qu’on doit donner une consistance au sol que l’on foule parce qu’il n’y a nulle part de sol « tout fait ».

Mais cette plainte ne se sublimerait pas dans l’élégie si elle ne consistait pas dans un montage.  C’est cet autre codage qui échappe aux « amis » de Job et c’est à partir de lui qu’il les insulte : « Vous êtes tout juste bons à ressasser des mots d’ordre connus, usés, ayez au moins la décence de vous taire quand moi je crée la vie, j’émets des signes codés et cela moins en destination de Dieu qu’en lui, au cœur de sa tractation avec le diable puisque il m’a désigné pour que j’en sois le cobaye, le nœud crucial, le point de crise et de basculement. Mais ne vous y trompez pas, chacun de nous est le cobaye de cette tractation là et vous qui me parlez, vivez dans l’ignorance de vous-mêmes. Tout ce que vous professez en experts du genre humain s’appuie en réalité sur cette part de vous que vous ne nous savez même pas avoir, et qui usine à flux tendu à coder et recoder sans fin des signes de vie, parce que c’est ça le secret de la vie et c’est du fond solitaire de cet atelier clandestin où se fait la vie que j’entonne ma plainte.

Ce travail de codage et recodage incessant de particules et de tonalités vivantes, c’est finalement exactement ce dont nous parle Sonia Sahli quand elle décrit la plainte du quatrième âge comme « une unité de production avec son ingénierie, sa mécanique, son montage. » On peut éventuellement manifester un certain scepticisme devant ce rapprochement entre la beauté élégiaque des discours de Job et la plainte répétitive, apparemment stérile des personnes âgées, mais c’est probablement parce que nous nous laissons aveugler par le contenu même du message émis, lequel ne compte quasiment pour rien dans sa justesse, dans sa réalité de machine usinante. Sonia Sahli cite quelques exemples de plaintes des personnes qu’elle va visiter : « vous savez à mon âge c’est à mon corps que j’obéis, j’ai mal partout, partout, partout » ou : « J’en ai marre. A quoi ça sert ? Vous vous rendez compte : rester là toute la journée sans rien faire. » ou encore ce vieillard qui met 8 secondes pour atteindre la station debout en disant : « Aïe ! Aïe !Aïe ! Je suis vieux, j’ai mal ». Et ces mêmes paroles reviennent jour après jour dans la bouche des mêmes personnes, mais il suffit de les considérer froidement pour remarquer deux choses.

En premier lieu, aucune de ces paroles ne crée d’attente, ni ne constitue une demande. Ce sont des expressions sans avenir, lancées sur le vif d’une douleur ou d’un intense sentiment de vacuité. On retrouve même, sur le fond, dans le « A quoi ça sert ? » la teneur des plaintes de Job interrogeant Dieu afin de savoir pourquoi il l’a fait naître si c’est pour le rendre aussi malheureux. Il y a bien question mais sans destinataire humain. La plainte n’a rien d’un échange fonctionnel. Elle a besoin pour se sentir être d’un tiers qui soit là pour l’entendre, c’est-à-dire pour la rendre sonore, comme un cri a besoin d’un mur pour faire de l’écho. Il s’agit donc pour le témoin silencieux de susciter ce que l’on pourrait appeler la texture audible de la plainte. En un sens littéralement physique, Job demande aussi à ses faux amis de se taire parce que cela nuit à leur seule et vraie fonction qui est « d’être là » comme des boîtes de résonance. Avec la plainte on atteint ce degré élémentaire de la parole esquissée dans lequel il n’est plus question de dire quelque chose mais de faire entendre un son. C’est exactement comme si la plainte était à la matière humaine ce que le craquement est à la poutre de bois, ou le grincement au rouage grippé. Et c’est très loin d’être une régression dans la mesure où quelque chose de ce cri dans sa littéralité sonore prend corps dans un univers ramené à la justesse de ce qu’il est, soit une interaction de forces.

On retrouve ainsi cet athlétisme du quatrième âge qui délaisse peu à peu le terrain du symbolique et du médiatique, de la parole emphatique qui fait sens pour s’incarner dans celui du physique, dans un monde de son, de chaleur, de lumière, de force magnétique de gravitation. On pourrait dire que la plainte marque le passage du symbolique au symbiotique considéré comme sensibilité à un monde de forces intriquées se libérant conjointement et continûment dans l’espace. En ce sens, le vieillard se plaint moins de sa douleur qu’il ne la recontextualise avec justesse, la détachant d’un monde social humain dans lequel il n’est pas « normal » de souffrir pour la mettre à niveau d’une pure efficience physique, voire cosmique, où aucune force ne se libère sans s’affaiblir, pas même celle du soleil. C’est cela qui est, pour reprendre les termes de Gilles Deleuze « trop grand pour lui », mais c’est, en même temps, là qu’il se sent ployer sous la puissance d’impact d’une force enfin vraie, authentiquement efficiente et vive, contrairement à toutes les pressions hiérarchiques, sociales et familiales qu’il a subi dans sa vie très faussement dite « active ». La plainte a donc besoin de la résonance seulement physique d’un témoin, du simple phénomène de sa présence intensive et donnée.

En second lieu, une fois que l’on a bien assimilé ce processus de détachement par le biais duquel la plainte n’entreprend aucunement de dire quelque chose à quelqu’un, de faire sens, d’avoir une visée édifiante et humainement communicative, l’effet d’usure dû à son caractère répétitif disparaît parce que l’on comprend alors que cette répétition est une fausse impression. S’il y a succession de messages identiques, il y a variation d’intensités tonales, tout simplement parce qu’il est absolument impossible de dire la même chose en reproduisant exactement le même schème de modulation sonore. Ravel a souvent exploité cette donnée qui constitue sans aucun doute l’une des qualités propres au son (Ravel a exploré de façon plus « revendiquée » ce que d’autres musiciens, avant lui avaient déjà « nécessairement » mis à jour (Mozart), soit la possibilité que la musique, loin de s’imposer au son, naisse de lui, le laisse proliférer dans un cadre qui est celui de l’œuvre. Il ne s’agit plus alors de « faire » de la musique mais de concevoir le fond musical le plus neutre, c’est-à-dire le plus approprié à ce que le son pur réponde positivement à l’invitation des notes et se fasse entendre. De nos jours, Philip Glass est le descendant le plus direct de cette lignée).

Dans le Boléro, la même phase musicale revient inlassablement, mais chaque nouvelle « version » se déploie sur un fond sonore que la précédente a déjà informé de telle sorte qu’un effet de saturation vibratoire, de condensation tonale peu à peu s’installe, libérant insensiblement une énergie qui, tout en culminant à la fin, ne s’impose aucunement avec la brutalité d’un coup de théâtre mais comme l’achèvement suivi d’un très long et lent processus. C’est comme si la musique, par ce jeu d’esquisses sonores incessamment reprises naissait, petit à petit, des infimes variations de qualités de résonance (ce que l’on appelle aussi des qualités de silence). Ainsi ramenée à sa teneur physique de force audible, elle ne fait alors que déployer dans sa plus stricte neutralité le phénomène pur de la montée en puissance du son, et c’est pour cela que le Boléro, au sens propre, nous fait autant vibrer.

La plainte de la personne âgée n’est pas la composition du Boléro mais elle suit le même processus de fabrication qui consiste dans l’ingéniosité de variations d’intensités tonales. Il ne s’agit pas de « faire un drame » mais de saturer le champ physique d’une épaisseur sonore pour pouvoir y émettre des modulations particulièrement ténues, fines, un peu comme ces sons de basse, sortis de la poitrine, du chant de mort de l’indien, ou encore le son « Om » des bouddhistes. Le corps est un instrument musical. Il est la résonance de ses cordes vocales. Peut-être nous plaçons-nous, en tant qu’auditeurs à la bonne hauteur de la plainte quand nous lui prêtons l’attention d’un message écrit en style télégraphique en essayant de se détacher complètement de la plus infime volonté de traduction. Job comme les personnes âgées occupent le terrain de la parole désertée, non communiquante et il se pourrait bien, en un sens, que ce soit le terrain de la seule vraie parole parce que quand nous y réfléchissons, nous réalisons que la plupart de nos messages ne visent jamais à dire le vrai mais l’utile et l’agréable, ce qui nous permettra de jouir d’une bonne image aux yeux de la personne à qui l’on parle. « Je ne vous parle pas à vous, ne cesse de dire Job à ses faux amis, vous ne cessez pas de mal interpréter ce que je dis en croyant que j’aspire à quelque chose en parlant, du réconfort, une réponse, me faire plaindre, etc, alors que c’est justement parce que je n’aspire plus à rien que je parle, parce que je ressens le fait de vivre comme une donnée sans avenir que je peux enfin libérer le son de la parole vraie, débarrassée des usages humains et de la crainte des conséquences de mes mots. Et cette parole vraie a rapport avec la qualité purement émettrice du corps humain.

Mais quel est le rôle de Satan dans le livre de Job ? Le diable c’est l’absurde, le chaos, le non-sens absolu, un monde dans lequel tout serait tellement sens dessus dessous qu’il serait impossible d’y agencer quoi que ce soit qui se tienne. Or ces modulations d’intensité, ces impulsions envoyées en style télégraphique dans le déploiement de la plainte, aussi privées soient-elles de toute velléité de circulation d’un sens humain, n’en constituent pas moins des signaux, des agencements, ce que Sonia Sahli appelle des montages, exactement la même chose que ces séquences d’ondes récurrentes que les balises de reconnaissance émettent en cas de détresse et qui permettent de détecter une « présence ». Il faut développer à l’égard de ce que nous interprétons comme la répétition de la plainte la même modalité d’écoute que celle d’un radar à l’endroit de l’émission en continu d’une séquence codée, parce que dans les deux cas, c’est bien d’un signe de vie dont il est question, mais le rapprochement s’arrête là car la plainte n’appelle pas au secours.

Comme Job, la personne âgée ne « sait plus ce qu’elle fait là », elle est perdue dans un milieu que l’absence d’avenir, d’espérance et de sens a rendu à une plasticité brute, dépouillée, crue, sans illusion, mais c’est comme si cette condition désespérée avait jeté le voile sur la juste teneur de ce en quoi nous consistons : des émetteurs de signe de présence, et tout signe suppose une cohérence, une justesse dans les intervalles, un écho sensé dans la fréquence d’ondes. La plainte est un « code barre » empreint de cette dignité inouïe de ne plus même croire au détecteur. On peut toujours objecter que Job s’adresse à Dieu mais ce n’est plus comme puissance tutélaire qu’il le cherche. Dieu, c’est-à-dire le sens, est entièrement résorbé dans la plainte de Job qui, vivant l’horreur d’un monde sans Dieu, ne trouve qu’en lui-même la force de faire encore un signe par sa plainte. Le sens se réduit ainsi à sa plus simple expression de « signe », et c’est dans le processus de cette réduction que l’homme enfin entre dans le plain-pied de l’atelier clandestin où se secrète la vie. C’est aussi là et seulement là que le « vivre encore » de l’appel isolé du vieillard devient le « vivre enfin » de sa plainte solitaire et assumée.

Vu sous cet angle, on peut à juste raison être troublés, nous qui réfléchissons aujourd’hui sur les modes d’accompagnement et de stimulation de la personne âgée, par la nature étrangement résonante de l’adresse de Job à ses faux amis : « Vous, vous n’imaginez que des faussetés, vous n’êtes tous que des médecins de néant, que n’avez-vous gardé le silence ? »

« Que n’ai-je gardé le silence, moi qui ai voulu répondre ou recadrer la plainte d’un vieillard, voire la contrecarrer au nom de ce leitmotiv de la fausse motivation : « Voyons il ne faut pas vous laisser aller » ou pire encore « il ne faut pas vous laisser vivre ». Comment peut-on se tromper au point d’interrompre le processus même de production de la vie au nom de la vie ? Comment peut-on avec les meilleures intentions du monde, et même à cause d’elles, casser ce que l’on est censé promouvoir, c’est-à-dire être exactement comme les faux amis de Job, des médecins de néant, des destructeurs de paroles vraies, des prêcheurs de belles paroles vides et tragiquement falsificatrices ? Comment s’engager ainsi, sans s’en rendre compte, dans une œuvre maligne et sournoise qui, non seulement contrefait le travail de soin mais aussi fait le jeu de tout ce contre quoi la personne âgée, au sens propre c’est-à-dire mécanique et productif de terme, est en train de « s’ingénier » à vivre ?

3 – la vieillesse : du quartier d’isolement à la solitude peuplée

La réponse se situe sans aucun doute dans le fait que nous prenons pour de l’isolement ce qui, en réalité, est de la solitude, et pour de l’indignité ce qui se trouve être la plus haute expression de dignité qui se puisse humainement concevoir. Le terme de « dignité » est si souvent utilisé à contre-emploi dans la littérature de la pratique soignante. Personne ne meurt seul comme un chien si dans le creuset de sa solitude, il émet encore les signaux de sa plainte et il ne saurait exister alors de dignité supérieure à cette solitude pour autant qu’elle est toujours féconde. C’est à la lumière de cette qualité là que la solitude se distingue de l’isolement, lequel ne crée plus rien, ne fait plus signe de rien. Mais alors qu’est-ce que l’isolement ? A quoi tient son indignité ?

L’isolement c’est, en un sens, quand l’interprétation des faux amis de Job triomphe et fait sortir la plainte de sa solitude, c’est-à-dire lorsque l’entourage exerce une telle pression sur la personne âgée plaintive que celle-ci, laissant tomber la chaîne de montage de production de ses signaux, reprend pied dans le champ stérile de la sémantique sociale et « demande des comptes ». On reconnaît la fausse plainte hargneuse de l’isolé à ceci qu’elle revendique et qu’elle commande instamment, alors que celle du solitaire a bien trop à faire pour se prêter à ce petit jeu là. L’isolement, c’est la désolation, c’est lorsque le délitement progressif d’un milieu répondant humain n’est pas perçu comme l’occasion rêvée d’être enfin son corps, de l’habiter comme une fabrique de signes, de faire entendre le son chimiquement pur de la matière humaine. L’isolé instaure ainsi un rapport de dépendance à l’égard des rares personnes qu’il côtoie alors que le solitaire ne travaille qu’à tirer le meilleur parti, le plus fécond, d’un champ de présence que le voisinage de l’autre ne fait qu’intensifier davantage. Dans Dialogues, Gilles Deleuze dit : « Il n’y  a de travail que clandestin.  Seulement, c’est une solitude extrêmement peuplée. Non pas peuplée de rêves, de fantasmes, ni de projets, mais de rencontres. C’est au fond de la solitude que l’on peut faire n’importe quelle rencontre, avec des gens que l’on ne connaît pas et qu’on ne verra jamais. »

Dans notre vie sociale, nous ne rencontrons pas grand monde parce que le jeu d’images et de reconnaissance brouille la transmission. Nous voulons qu’on nous aime, qu’on nous respecte, qu’on nous obéisse et tout cela nous contraint à jouer des rôles parce que nous sommes toujours intimement convaincus que nous ne sommes pas, de nous-mêmes, assez bien pour être aimés. Nous ne jouons jamais le jeu de la rencontre. Dans la solitude, nous pouvons enfin nous résorber dans la même sobriété digne et dépouillée que celle que Job vit dans la plainte. Nous faisons alors du fait d’être comme une sorte de « sonde » qui nous rend réceptif aux signaux émis par d’autres personnes sous forme d’écriture, de musique, de couleurs ou d’image. C’est cela que Deleuze appelle « rencontre » et c’est à la condition de se couler dans cette teneur, dans cette consistance de champ et de signal d’émission, que l’on peut peupler la solitude de l’autre. Les vraies rencontres ne s’effectuent que dans les déserts des solitudes peuplées. Nous comprenons bien tout ce qui se joue ici dans les différentes façons d’aborder la vieillesse : soit elle est subie comme la réclusion à vie dans un quartier d’isolement soit elle est nourrie de la joie enfin conquise de peupler sa solitude.

On peut objecter, qu’elle peut aussi être entourée et heureuse mais le fond de pertinence de cette distinction entre isolement et solitude est finalement de toujours valoir, y compris quand on est en compagnie car c’est bien de l’ambiguïté inhérente à tout rapport avec Autrui dont il est ici question. A moins de croire à la fusion possible de tous les êtres humains en une seule coulée sensitive, la question posée par toute modalité de vie collective revient toujours à celle de savoir si l’on est seul avec les autres ou isolé au milieu d’eux. Les moments pendant lesquels nous nous sentons les plus isolés sont souvent ceux que nous passons dans une foule hurlante dont nous ne partageons pas l’enthousiasme. Mais dans un concert ou dans une salle de cinéma, nous nous éprouverons seuls parce que participant par la résonance de notre silence à la qualité d’écoute des signes émis. Quand on contraint une personne âgée récalcitrante à prendre ses repas en commun sous prétexte que « c’est bien d’être avec les autres », il faudrait se demander si nous lui imposons alors une réclusion plus forte dans son isolement ou bien si nous lui donnons l’opportunité de nourrir sa solitude, le fond de l’affaire étant que, si c’était le cas, elle ne serait pas d’emblée récalcitrante. Le problème contenait donc déjà sa solution.

C’est pour la sortir de ce que nous supposions être de l’isolement que nous avons rompu le champ émetteur d’une solitude, avec tout ce que cela induit de non vitaliste, d’antibiotique, au sens étymologique du terme. Peupler sa solitude de rencontres n’a rien à voir avec le sens habituel que nous donnons au terme de rencontre, soit le hasard des circonstances, l’acte physique de s’intégrer dans différents milieux pour se faire des relations. Il s’agit plutôt de se laisser gagner par ce que l’on pourrait appeler une sorte de « transe d’authenticité », de clarté dans l’aplomb d’une transmission qui ne peut être que verticale et solitaire, du fait de tous les parasitages brouillant le cours de nos relations sociales. Nous pouvons garder l’œil sec devant la souffrance réelle d’un SDF que nous voyons dans la rue et fondre en larmes en écoutant le requiem de Mozart, c’est ça la rencontre et cela ne veut pas dire que nous soyons insensible à la misère du clochard mais seulement que celle-ci ne nous touche qu’au travers d’un prisme qui est celui du « vivre ensemble » et dans lesquels les autres sont des « individus » et non des émetteurs de signes.

Mais comment être sûr devant une personne âgée privée de relations qu’elle est solitaire et pas isolée ? En exerçant son attention aux signaux de sa plainte s’il y en a une et en se sensibilisant à l’agencement de ses modulations, aux codes télégraphiques filtrant de son apparente répétition. Y’a-t-il dans ces séquences redondantes quoi que ce soit qui ressemble à un montage, à un rituel, à une fréquence de balise ? Si la réponse est « oui » et quelle que soit la faiblesse des signaux émis, alors, on a affaire à un solitaire. Si, par contre la plainte est despotique, brouillée par de la demande, mais surtout inconstituable en montage, irréductible à toute lecture de signaux, pas tant indécodable que radicalement rétive à la plus infime possibilité de codage même indéchiffrable, alors on a affaire à un isolé, c’est-à-dire à un désolé, à un « désolitarisé ».

S’il n’y a pas de plainte, peut-être suffit-il de faire un test de présence, c’est-à-dire de rester là sans rien dire ou faire. On peut penser qu’une personne isolée attendra de nous que nous lui parlions ou que nous partions mais sûrement pas que nous saturions par notre simple occupation de l’espace le champ d’émission de signaux qu’elle n’envoie pas ou plus. Nous polluons son atmosphère. Le solitaire, au contraire, devrait apprécier cette résorption mutique dans une pure plasticité de témoignage, soit qu’elle favorise la maturation de la plainte, soit qu’elle contribue silencieusement au peuplement de sa solitude. Nous densifions son atmosphère. La personne âgée solitaire sait ce que c’est que de faire prendre de la consistance à du chaos, de donner un peu de tenue à du non-sens, c’est ce qu’elle vit, ce qu’elle fait, ce en quoi elle se sent vivre encore et enfin, et plus encore ce en quoi elle a percé le vrai secret de la vie car il est possible d’éclairer ce que nous dit la solitude de la plainte non plus à la lumière de l’élégie avec Job mais à celle de la biologie avec la notion de sénescence.

Or c’est encore Gilles Deleuze qui, dans ses cours sur Spinoza, attire notre attention sur  ce concept qui consiste dans la liaison entre la vieillesse et les maladies auto-immunes. Spinoza s’intéressait déjà à ces maladies parce qu’elles consistent en une atteinte de la puissance de discernement des cellules d’un corps et qu’il est l’auteur d’une philosophie dans laquelle tout n’est que composition et décomposition de rapports. Dans la sclérose en plaques, par exemple, les molécules de mon organisme ne reconnaissent pas d’autres molécules comme partie intégrante de ce corps, alors qu’elles le sont, et les attaquent, de telle sorte, dit Spinoza que l’on a affaire à une sorte de suicide qui ne se décide aucunement au niveau du mental mais à celui de la cellule (bien qu’il n’utilise pas ce terme). C’est comme si naissait du plus profond de soi, de l’élan le plus vital et le plus brut de la personne le penchant à se déliter littéralement, à se désorganiser matériellement, à se disperser, à se vouloir mort.

Selon Deleuze, cette lecture des maladies auto-immunes comme suicide cellulaire s’est imposée à Spinoza du fait du peu de connaissances de son époque sur la biologie génétique. Ce que celle-ci a apporté de neuf à l’étude de ces maladies, c’est la notion de code. Les cellules ne se reconnaissent pas parce qu’elles ne savent pas se déchiffrer, comme un document que je ne peux pas ouvrir sur mon ordinateur parce que je n’ai pas le bon logiciel et les biologistes utilisent le terme de maladies de l’information, ce qui après tout n’est qu’un autre terme pour « émission de codes ». Canguilhem a repris ce thème des maladies auto-immunes de l’information pour développer une théorie de la maladie valant pour certaines d’entre elles, comme erreur génétique. Elle cesse d’être maligne, perverse, sournoise, méchante et réside simplement dans un problème de détection, de repérage, de reconnaissance. La puissance d’un organisme de composer des agencements cellulaires est mise en échec par des erreurs de déchiffrage. Etre malade donc, c’est ne plus être en situation d’activer le processus même du vivant, étant entendu que ce processus consiste dans le montage et remontage incessant d’arrangements. Les pathologies de ce type ne viennent pas de la panne brutale d’un organe ou de la dégénérescence d’une fonction. Elles ne sont pas à mettre sur le compte d’une partie repérable et isolée du corps mais sur ce qui de ce corps constitue l’élan même de composer du vivant et d’être vivant en composant. Nous nous rendons compte que l’explication de Spinoza reste viable, puisque une fois posée cette interprétation des maladies auto immunes comme erreur cellulaire de lecture de code génétique, il reste à rendre compte de cette inaptitude au déchiffrage.

Or parmi les interprétations de la sénescence, il existe une hypothèse qui finalement consiste à appliquer la lecture du processus des maladies auto-immunes à la vieillesse. « Les erreurs de transmission dans les informations du code génétique sont constamment faites par nos cellules, dit Deleuze en décrivant cette thèse, mais elles sont compensées. » Ce qui fait tomber une cellule dans un processus de vieillissement irréversible, c’est lorsque un certain seuil d’erreurs de reconnaissance admissibles est dépassé. « La vieillesse, dit Deleuze, ce serait le franchissement du seuil de tolérance d’une cellule, vis-à-vis de ces erreurs, comme si elle ployait sous le nombre. »

 Conclusion

Il est difficile à ce stade de ne pas tenter un rapprochement entre trois schémas : celui de la plainte comme montage selon Sonia Salhi, de la transe élégiaque comme signe de vie dans les paroles de Job et de composition du vivant comme reconnaissance de code résistant à la pression du désordre dans cette analyse de la sénescence. Dans chacune de ces trois configurations, vivre c’est donner malgré tout à un fond de souffrance absurde mais incroyablement efficient la consistance d’un signe, la matrice indicielle d’une présence, le fin tracé d’un « être là ». Car la sénescence n’est pas la sénilité, elle se situe précisément dans la ligne de crêtes de ce seuil de tolérance voire dans son déplacement, dans la mobilité de son front de résistance, comme si le corps explorait, dans les infimes écarts de ce glissement, toutes les combinaisons génétiques de se maintenir en vie. L’interprétation que Spinoza a faite des maladies auto-immunes doit demeurer présente à nos esprits pour que nous nous interrogions sur la possibilité que nous consistions dans la fragmentation de cette multiplicité de puissances de discernement cellulaire dont chacune à tout instant est au bord de se laisser gagner par la tentation du suicide et y résiste par une plainte, un code, un signe de vie. Si c’était bien là et seulement là qu’oscillait la balance de vivre ou de mourir, alors nul doute que cette affaire, en effet, ne dépendrait que de nous-mêmes, c’est-à-dire de notre solitude, de notre puissance à résister à l’isolement (perspective croisée du biologique, de l’élégiaque et de l’informatique. Vivre est un échange d’informations)

Références

 

–       Pierre-André Boutang, L’Abécédaire de Gilles Deleuze : entretiens avec Claire Parnet, DVD, Editions Montparnasse

–       Gilles Deleuze et Claire Parnet, Dialogues – Flammarion

–       Le livre de Job – Arléa

–       Spinoza, L’Ethique – Points seuil

–       Sonia Salhi, nouvelles-psychanalytiques.blogspot.fr/2011/01/psychanalyse-en-mouvement-l-de-la.html

–       La voix de Gilles Deleuze /www2.univ-paris8.fr/deleuze/article.php3?id_article=9

 

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