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La vie des autres (1)

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3. La découverte de l’émotion esthétique et le revirement moral chez Wiesler: une corrélation significative.

Pourtant, contre toute attente, Wiesler découvre, au contact passif de la vie de Dreymann, la richesse de la vie de ce dernier, et, seul dans le grenier d’où il mène la procédure d’écoute, son sens du devoir et de la loyauté au parti vont être débordés par un impératif plus haut.

Paradoxalement, c’est précisément au moment où Dreymann serait une proie facile, puisqu’il se compromet à écrire un article très critique sur le régime de la RDA, et où tout l’accablerait si Grubitz ou Hempf en avaient vent, que Wiesler commence à le protéger le plus activement. Mais ce revirement ne peut se comprendre que replacé dans le contexte plus large de l’évolution de Wiesler, qui l’amène petit à petit à remettre en cause son engagement aveugle et sourd pour le parti. Un certain nombre d’événements jalonnent cette évolution, dont aucun n’est anodin.

Juste avant le milieu de l’intrigue, des fissures sont déjà perceptibles dans la froide certitude avec laquelle Wiesler mène son existence de chien de garde du régime. Au contact de Dreymann et de Christa-Maria, son existence morne et stérile lui apparaît de plus en plus comme telle, comme en témoigne par exemple la scène où une prostituée lui rend visite et où, lorsqu’il exprime le désir de la voir rester un peu, d’avoir un peu de compagnie et de chaleur humaine, elle lui répond, professionnelle, froide, qu’il lui faudra réserver un rendez-vous plus long la prochaine fois et le laisse seul sur son canapé, défait, humilié, à sa propre médiocrité. La scène suivante, de façon presque caricaturale, le présente sur ce même canapé, lisant un livre de poèmes de Brecht qu’il a emprunté sur le bureau de Dreymann après s’être introduit chez lui, ânonnant certains passages à haute voix, comme s’il n’avait jamais rien lu de tel de toute son existence, découvrant un monde qui lui était jusqu’à présent parfaitement étranger, comme en témoignait l’absence totale de livres chez lui.

Ces fissures deviennent vite fracture ouverte, les signes s’en font plus ostensibles : et c’est Dreymann qui l’annoncera, sans le savoir. A l’annonce du suicide de son ami Jerska, bouleversé, Dreymann se mettra au piano, jouant la partition offerte par son ami lors de son anniversaire, la Sonate de l’homme bon (Sonate des guten Menschen). Alors, un très long plan se développe sur le dos, puis le visage de l’impassible Wiesler, le casque sur les oreilles, en prise directe avec cette musique chargée de l’émotion de son interprète blessé. Imperceptiblement, cette impassibilité, sous le regard de la caméra, se fait alors trouble, se fait choc émotionnel, sans objet, sans autre sens que la pure émotion esthétique. Figé, Wiesler l’est toujours, pour d’aucun aussi inexpressif que jamais, mais l’infinie tristesse et la tension de son regard suffiraient à faire comprendre la nature de cette paralysie, si sa gorge visiblement nouée ne nous incitait pas à prendre plus encore acte de l’ébranlement intérieur dont il fait l’expérience.

La conclusion suit, formulée par Dreymann, telle une sentence : « Qui peut, après qu’il a entendu cette musique – je veux dire vraiment entendu cette musique, demeurer mauvais ? » („Wer kann, nachdem er diese Musik gehört hat, ich meine wirklich gehört hat, noch ein schlechter Mensch sein?“)

La scène suivante vient lui donner raison, plus que jamais: Wiesler ne demandera pas son nom au petit garçon qui, innocemment, dans l’ascenseur de son immeuble, lui avouera que son père le croit de la Stasi, renonçant par là à son devoir scélérat de traque systématique des « traîtres ». Pourquoi, sinon à considérer que ce n’eût pas été moral, et que cette considération s’est soudainement immiscée dans la conscience, qui semblait jusque là absente, de Wiesler ?

Le retournement a eu lieu : par la suite, Wiesler enchaînera mensonges sur mensonges, s’immiscera dans la vie de Christa-Maria afin de l’empêcher de se compromettre avec le Ministre Hempf, de trahir Dreymann, la poussant à retourner vers Dreymann, ce qu’elle commentera en déclarant, le prenant pour un inconnu : « Sie sind ein guter Mensch » (Vous êtes un homme bon). En effet, que cherche-t-il à faire d’autre qu’à être un homme bon, enfin, à user de cette liberté morale, cette liberté de chercher en lui-même la source de ce qu’il estime être son devoir, lorsqu’il « couvre » Dreymann qui écrit l’article compromettant gravement le régime de la RDA, qui paraît dans le journal Spiegel à l’ouest. Il doit faire tomber Dreymann, pour ses supérieurs. Mais, pour la première fois peut-être, il ne veut pas. Et lorsqu’il se met de plus en plus physiquement en jeu, il n’est plus simplement l’homme qui trahit le régime en mentant passivement, mais va jusqu’à risquer d’être capturé en s’introduisant chez Dreymann pour subtiliser lui-même la machine à écrire compromettante, juste avant l’arrivée des hommes de la Stasi. Wiesler se met en jeu, lui, sa carrière, sa vie peut-être. Pourquoi, sinon à accréditer la thèse que Wiesler a découvert, enfin, au contact de cette culture esthétique qui l’a, même marginalement, « éduqué », la liberté morale, la liberté de conscience, de juger soi-même de déterminer de façon immanente son propre devoir moral ? Que penser, sinon que quelque chose dans cette musique l’a atteint, et n’a pas fait que nouer sa gorge, mais a fait passer autre chose, quelque chose de noble, de grand, d’humain, lui interdisant de continuer à poursuivre son devoir comme il l’avait fait jusque là?

Tous ces développements se font en réalité l’écho d’une vision humaniste particulièrement optimiste, comme l’était celle de Schiller. L’évolution de Wiesler répond à l’assertion du Ministre Hempf au début du film, lors de la petite fête organisée en l’honneur de la première de la pièce de Dreymann. A cette occasion, Dreymann, tentant de défendre les intérêts de son ami Jerska, banni et interdit d’exercer par le régime, s’était vu répondre sèchement par Hempf : « Mais c’est ce que nous aimons tous dans vos pièces : l’amour des hommes, les hommes bons, la croyance que l’on peut changer. Dreymann, peu importe la fréquence avec laquelle vous l’écrivez dans vos pièces, les hommes ne changent pas. » (“Aber das lieben wir auch alle an Ihren Stücken: die Liebe zu Menschen, die guten Menschen, das Glauben, dass man sich verändern kann. Dreymann, ganz gleich wie oft Sie es in Ihren Stücken schreiben, Menschen verändern sich nicht“).

Si, les hommes changent, même les plus irréductibles, et Florian Henckel von Donnersmarck, comme Schiller, proclame ainsi son humanisme qui s’enracine dans l’émotion universelle que provoque le sentiment du beau, réconcilie l’homme avec lui-même et devient ainsi la source, dans laquelle il puise la force de sa libération morale. L’art, s’il n’est pas la cause directe de la libération morale, est en tous cas la voix symbolique qui appelle en l’homme cette libération. Schiller, comme Donnersmarck, ne savent guère quel rôle exact attribuer à l’art et à l’émotion esthétique dans la libération morale de l’homme[5], cause, condition ou symbole. Mais en tous cas, ils se retrouvent pour en faire une sorte de propédeutique, un passage facilitant l’accès à cette liberté morale, s’il n’en est pas parfois la cause pure et simple.

Claire Saillour (Université Paris IV)


[1] F. Schiller, Lettres sur l’éducation esthétique de l’homme, trad. R. Leroux, Paris, Aubier, 1943, 1992 pour cette édition, première lettre, p. 81.

[2] R. Leroux, Préface à F. Schiller, Lettres sur l’éducation esthétique de l’homme, Paris, Aubier, 1943, 1992 pour cette édition, p. 69

[3] Cf. op.cit., p. 18.

[4] Celui qui était considéré comme « le barde de la SS » avait fait donner pour la première fois cette pièce le 20 Avril 1933, date de l’anniversaire d’Hitler, en l’honneur d’un héros nazi, Leo Schlageter.

[5] Schiller, dans les Lettres sur l’éducation esthétique de l’homme, oscillera parfois entre l’attribution à l’art d’une fonction causale et la fonction de pur symbole de la moralité. L’état esthétique crée selon les lettres soit la révélation du devoir, et rend certaine l’action conforme au devoir, soit produit une simple disposition à agir conformément au devoir, qui doit être complétée par la volonté pour se concrétiser. (Lettres 8, 21 et 24)

NB : Ne souhaitant pas utiliser la version française de ce film allemand visionné en version originale, toutes les citations tirées du film ont été retraduites pour l’occasion.

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