La vie des autres (1)
Que dirait Friedrich Schiller à Florian Henckel von Donnersmarck au sujet de son film La vie des autres ?
Introduction
L’art peut-il faire de l’homme un homme bon ? L’émotion esthétique est-elle accessible à tous ? La beauté véritable est-elle la porte qui ouvre au bien ? Autant de questions que soulève le film La vie des autres, et auxquelles le réalisateur et scénariste Florian Henckel von Donnersmarck semble donner une réponse positive à chaque fois. Dans ce film, où l’art, la morale et la politique sont étroitement liés, les thèses sont fortes et les messages clairs – trop peut-être.
Ce film raconte l’histoire de Gerd Wiesler, un capitaine de la Stasi, ou Staatssicherheit, organe de la sécurité du régime de RDA, dans les années 1980, qui suggère et entreprend la mise sur écoute d’un dramaturge célèbre, Georg Dreymann, jusque là au-dessus de tout soupçon de trahison, dans le but de découvrir des éléments compromettants indiquant la possible (et espérée) collusion de Dreymann avec les régimes de l’ouest et sa trahison du socialisme. Cependant, au cours de l’ « opération Lazslo », du nom de code donné à Dreymann, Wiesler, cet homme que seul le souci du devoir accompli pour le parti animait jusqu’alors, change de camp et protège Dreymann et son entourage : il rédige des rapports factices, ment, se met lui-même en jeu pour tenter d’éviter à l’auteur et à sa compagne, au mieux une interdiction d’exercer et au pire un enfermement et un « traitement » dans les cellules de Hohenschönhausen.
Ce revirement constitue bien l’objet central de ce film, ne serait-ce que par sa position dans la structure de ce dernier : environ 100 minutes séparent le début et la fin de l’intrigue (le décès de la compagne de Dreymann qui marque la fin de l’ « opération Lazslo » et des poursuites contre le dramaturge), et la vingtaine de minute qui suit correspond à une sorte d’épilogue après la fin de l’histoire, après la chute du Mur. Or le changement de cap inattendu de Wiesler a lieu autour de la 50ème minute du film, et c’est en effet son attitude qui fait basculer l’intrigue et en constitue l’intérêt central.
D’autre part, ce moment autour de la 50ème minute du film est également l’objet d’un autre revirement : celui du dramaturge Dreymann, qui rallie les rangs de la résistance au régime socialiste de RDA, après avoir effectué toute sa carrière jusque là dans une attitude de passivité absolue par rapport à la question de son engagement politique, et avoir plutôt même soutenu le régime en place, pour être lié au secrétaire général du Parti, H. Honecker. Soudain, le suicide d’un ami proche, ancien dramaturge et metteur en scène banni et interdit d’exercer son art par le parti, Albert Jerska, est la « cause effective » d’un changement de cap radical qui prend sa source ailleurs que dans le seul choc traumatique de la mort de son ami.
Pourquoi ces revirements croisés autour de ce point de symétrie centrale que représente ce milieu de l’intrigue et qui fait basculer tout le film? Quel est l’intérêt, la motivation, l’émotion assez puissante pour parvenir à faire qu’un Eichmann du socialisme remette (idéalement) en question le sentiment du devoir inaltérable, et sa haine viscérale des artistes « arrogants » qui l’ont jusqu’ici habité ? Quel peut être la véritable motivation d’un homme comme Dreymann, qui a tout à gagner à conserver la fidélité à la ligne du parti comme il l’a toujours fait, à rester « neutre », et risque gros à prendre position, politiquement ?
Les réponses à ces questions ne sont envisagées que de façon suggestive tout au long du film, mais certaines suggestions sont suffisamment évocatrices pour permettre de soulever des hypothèses. En effet, certaines scènes traduisent avec force la posture intellectuelle marquée du réalisateur en matière d’art et des rapports entre esthétique, morale, et liberté. Ce que je tenterai d’exposer ici est l’idée que ces thèses semblent être les héritières des idées esthétiques classiques qui imprégnèrent très profondément la culture allemande à partir du 18ème siècle, au travers de penseurs tels que Goethe, Lessing, et Schiller. Ces derniers, fortement marqués par l’idéal grec d’une indissociation entre beau et bon, l’un et l’autre formant l’idéal humain. Ils développèrent enfin l’idée que la véritable beauté, la beauté idéale, ne se donne pas sans noblesse d’âme. L’édification morale du peuple allemand ne pouvait alors passer, pour eux, que par une action sur l’ « état esthétique » de leur temps.
Il semble que ce soit en particulier les thèses schillériennes de l’exaltation de l’humanité, de sa dignité et de sa liberté, à travers l’art, qui pourraient être ici mobilisées pour livrer une analyse fructueuse des idées que von Donnersmarck suggère. Les deux personnages centraux du film, Wiesler et Dreymann, seront analysés successivement, et leurs comportements seront étudiés à l’aune de la pensée de Schiller, dont le réalisateur semble s’être fait le porte-parole contemporain, reprenant les liens que Schiller avait établi entre morale, esthétique, et politique.