Éthique et politiqueune

La ruse de la raison dans les relations internationales (2)

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LE DROIT D’INGERENCE COMME MODALITE EXISTENTIELLE DE LA RUSE DE LA RAISON

      D’ordinaire, par le mot ruse, le commun des mortels pense à ce qui est en rapport avec le bas monde, à ce qui est hypocrite, à ce qui use d’artifices pour tromper. Dans une telle perspective, parler de ruse de la Raison pourrait conduire à penser que la Raison, parce que faible en soi, ne se présente pas sous son vrai visage, mais use de subterfuges pour agir. Il serait de l’essence de la Raison de ne pas dévoiler son intériorité, mais de la maquiller, de la caricaturer, d’être en inadéquation avec elle. Elle apparaîtrait sous un visage d’agneau pour voiler son intériorité de loup.

Dans le contexte hégélien, la ruse de la Raison ne se laisse pas interpréter de manière aussi psychologisante. En effet, la Raison, possibilité en-soi, ne saurait devenir effectivité pour-soi sans la médiation des énergies, des passions et des individualités qui mènent à bonne fin  les tâches historiques programmées par l’Esprit.  Et, sa ruse, ainsi que le commande la nécessité de « l’unité de la possibilité et de l’effectivité »[1], est une exigence qui lui est immanente à l’effet de mettre en lumière la réalité de son contenu. C’est, en un mot, l’exigence de rendre effectif le possible, d’offrir à chaque époque de l’histoire, la réponse  la plus adéquate aux questions brûlantes, comme le sont celles liées, aujourd’hui, au droit d’ingérence dans les relations internationales.

      Certes, le concept d’ingérence n’a pas fait chez Hegel l’objet d’un traitement particulièrement manifeste dans le système, mais une lecture soupçonneuse permet d’y trouver des germes à travers la symbolique de la ruse de la raison. La ruse de cette Raison exerçant son pouvoir au-delà des frontières qui lui sont ordinairement reconnues aux fins de promouvoir l’Etat dont la tâche fondamentale est d’affranchir les hommes de l’arbitraire, ne fait-elle pas penser à ce qu’il est convenu, aujourd’hui, d’appeler ingérence ?

       L’ingérence, c’est conceptuellement, le moment où l’Esprit investit certains peuples de hautes missions pour faire entendre sa cause là où une partie de l’humanité est en souffrance. Et, ne jouent ce rôle historique manifesté par la puissance militaire et politique, que les ensembles géographiques  dont les fins particulières renferment la volonté du  génie universel, c’est-à-dire ceux dont les organisations politiques se révèlent conformes ou  favorables aux intérêts de l’Esprit. C’est pourquoi, dans la grande politique, les interventions d’humanité sont menées par les deux ensembles géographiques qui sont les foyers de la démocratie au sens communément accepté aujourd’hui, à savoir les Etats-Unis et l’Europe.

      Mais à voir  les relations internationales  comme logique de conflits, d’ingérences, ou tout simplement comme ruse, volonté de puissance ou jeu de la Raison qui s’incarne dans un peuple pour en combattre un autre, Hegel ne justifierait-il pas l’absurde ou l’impérialisme, ne présenterait-il pas un Dieu à visage horrible et injuste? Pourraient, à bon droit, se demander les souverainistes. Cette présomption d’immoralité et d’impérialisme qu’on peut imputer à la philosophie hégélienne se résout avec l’Encyclopédie des sciences philosophiques dont l’éclairage spéculatif des écrits politico-juridiques, à lire comme des éléments d’une systématique, ouvre des possibilités herméneutiques inédites, puisque les héros historiques, incarnation de la Raison, sont aussi soucieux d’une éthique, entendue comme amour de l’autre. Ils oscillent entre le clos et l’ouvert, entre la volonté de puissance et l’éthique.

      C’est pourquoi, il ne faut pas entendre les bruits des interventions des grandes puissances, l’autre nom des héros historiques hégéliens et du mystique bergsonien, « avec les oreilles de l’âme close, de l’intelligence calculatrice de ses intérêts »[2], qui portent à en faire l’objet d’un jeu de force. Il faut plutôt les saisir dans leur « essence par l’âme ouverte et l’intuition comme appel de la vie »[3] ; ainsi, elles apparaîtront comme moments d’une éthique »[4], disait Henri Bah.

      Au fait, le commun des mortels a tendance à apprécier les événements à travers des lunettes d’êtres finis et à les juger par rapport à des intérêts égoïstes au lieu de chercher à percevoir la nécessité haute de l’histoire. Celui-ci prête à Dieu des caractères anthropomorphiques. Pour lui, Dieu, parce que transcendance, réunissant en lui toutes les perfections, doit être moral et bon. C’est Spinoza qui, deux siècles avant Hegel, s’est élevé contre pareille position, car pour lui Dieu n’a pas de bon plaisir, de sentiment. Il n’obéit pas à nos appréciations subjectives mais agit par nécessité rationnelle. Dans l’hégélianisme, Dieu n’est pas clos en lui-même dans une autosuffisance qui l’apparenterait à l’absolu de la belle âme. Il n’est pas cette belle âme qui craindrait de souiller sa splendeur, de s’humilier, de s’aliéner en inscrivant l’absolu de son être dans la contingence empirique des évènements qui témoignent de sa vitalité. « Pour devenir soi-même, l’Absolu doit s’aliéner dans le monde que font et défont les passions, les illusions et les fautes des hommes »[5].

      Dans le champ spéculatif hégélien, la raison apparaît comme une puissance infinie, une substance, c’est-à-dire ce par quoi et en quoi toute réalité trouve sa consistance et son être.  En tant que puissance infinie et universelle, elle a un projet destinal: se manifester comme concept intégratif de toutes les réalités particulières sur lesquelles elle doit veiller comme étant leur berger, pour reprendre cette expression bien connue du heidéggérianisme. Dans un enseignement professé sur la métaphysique de Heidegger, le Professeur Dibi, parlant du rapport entre le berger et le troupeau, en référence certainement à la dialectique hégélienne de l’universel et du particulier, disait: ‘’le berger ramène au troupeau la bête qui s’y éloigne, il panse la plaie à celle qui s’est blessée, donne ou redonne la force à celle qui s’est affaiblie. De cette manière, il y a une complicité indestructible qui le lie à son troupeau. En retour, les bêtes elles-mêmes ne sont assurées d’être bien gardées que si, pour ainsi dire, elles manifestent une sorte de fidélité au berger.’’

      Ce syllogisme particulier-universel, ne connotant en rien une certaine brimade de l’une sur l’autre, évoque plutôt le lieu où chaque figure advient pleinement à elle-même dans le oui qu’elle échange avec l’autre dans la promotion de la liberté. « Le particulier, dit Hegel, n’a son sens que comme particularisation de l’universel, inversement, l’universel n’a sa vérité d’universel que dans et par la particularisation qui l’arrache à l’abstraction d’un universel opposé au particulier et donc par là particularisé »[6]. Au regard de cette dialectique, n’est-on pas fondé à dire que ce sont les Etats particuliers qui, justement ne sont tels que parce qu’ils réclament l’universel, c’est-à-dire la communauté internationale comme le lieu à partir duquel ils sont honorés, l’appellent,  en cas de difficulté, et inversement, la communauté internationale, elle aussi, ne conserve son universalité et sa satisfaction que si elle répond à cet appel, même s’il n’est pas sonore, à l’image du berger dont la joie consiste à assurer la garde de son troupeau dans la vigilance et la bienveillance ?

       Ainsi, l’ingérence se présente comme une médiation, une cure, une thérapie contre les pathologies de la liberté. A l’analyse, elle s’impose comme l’indice d’un moment nécessaire de l’histoire qui, elle-même est une réalité spirituelle. En tant que telle, et avec tout ce qu’elle peut provoquer comme excès,  elle ne fait qu’accélérer le processus de dissolution favorisant le passage d’une figure de l’histoire à une autre plus parfaite car l’Esprit  va toujours de l’avant. Ce destin de l’histoire qui peut être parfois amer, en raison du refus du particulier à se réclamer comme enfant de l’universel, n’est pas à prendre avec amertume, car il est la marque de la progression de l’Esprit et ce progrès n’est possible que par la déchéance d’une figure qui en entraîne la floraison d’une autre. « La Vollendung d’une figure, disaient Jarczyk et Labarrière, est la condition d’un rebondissement expressif qui détermine le surgissement d’une autre figure »[7].

                                                  CONCLUSION

 

      La politique ou plutôt le politique, si l’on entend par là le traitement des rapports sociaux dans un contexte déterminé, comment ne pas reconnaître que les écrits hégéliens représentent pour les temps modernes une occasion privilégiée pour aborder dans sa technicité l’actualité politique internationale? Ainsi que le dit Adorno, « il n’y a aujourd’hui aucune réflexion théorique de quelque portée pouvant rendre compte de l’expérience concrète des hommes, qui ne se soit nourrie de philosophie hégélienne »[8]. Il suffit simplement de se frotter les yeux pour les ouvrir à la lumière du concept qui, seul peut produire l’universalité du savoir, pour éprouver l’actualité de la philosophie politique hégélienne, actualité au sens où elle saisit le devenir de notre monde pour l’ouvrir à sa propre réalité.

Pourtant, depuis l’avènement de son rationalisme intégral et de sa dialectique spéculative, fondements théoriques de ses thèses sur l’Etat, la pensée politique de Hegel souffre d’un déficit d’humanité. Et, vouloir rétablir cette image de philosophe belliciste, très peu soucieux de l’humanité, en intuitionnant le concept d’ingérence dans les relations internationales, un domaine d’ordinaire réservé aux juristes, et à l’aide de catégories, elles-mêmes, hégéliennes, est un exercice très fastidieux.

Cependant, en écoutant le message des politiques d’ingérence à la lumière de la dialectique spéculative comme union des hétérogénéités, « on arrive à la conclusion que ce message s’enracine dans un lieu et un cadre qui dépassent les cadres clos de nos sociétés. Ce message ne donne nullement lieu à un conflit de puissance. Il nous dit que nous sommes tous, en dépit des différences de tous genres, des notes d’une même mélodie »[9]. La pratique politique qui découle de cette écoute est une diplomatie du droit d’ingérence fondé sur l’amour et la protection de l’autre. Protéger l’autre, c’est se donner l’obligation de le secourir et de l’assister où qu’il se trouve.

      Si la vie d’un ou de plusieurs individus est menacée du fait du laxisme ou de la volonté manifeste de leurs responsables politiques dont le devoir est de permettre le développement et l’épanouissement de cette vie, ils redeviennent, tout de suite, citoyens du monde, membres de l’humanité. Ce principe s’éclaire plus sous la dictée de la pensée de Hegel qui, avec un réalisme historique, parle subtilement des interventions extérieures comme une exigence immanente à la Raison, puissance absolue dont le rôle est de franchir, comme les images, les frontières de l’idéologie, de la langue, de la couleur, du sexe, et même des souverainetés étatiques, pour promouvoir les grands principes de l’humanité : les droits de l’homme.

 

 

                                       

 

                                         REFERENCES BIBLIOGRAPHIQUES

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                 :                      

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                                                    Phénoménologie de l’esprit, T2, trad. J. Hyppolite, Aubier Montaigne, Paris, 1975.

                                               

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                                                                WEBOGRAPHIE

 

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[1]– Hegel (G.W.F.), Science de la logique, T1, Trad. P.-J. Labarrière  et G. Jarczyk, Paris, Aubier Montaigne, 1976, p. 260.

[2]– Bah (H), « La diplomatie des droits de l’homme. Pour une compréhension de la diplomatie des droits de l’homme à partir de Nietzche et Bergson », in Implications philosophiques, Revue internationale de philosophie, (en ligne), consultée sur www.implications-philosophiques.org

[3]-Ibidem

[4]Ibidem

[5] – Hegel (G.W.F), Science de la logique, T, Trad., P.-J. Labarrière et G. Jarczyk, Paris, Aubier Montaigne, 1976, p. 16.

[6]-Hegel (G.W.F.), Science de la logique, T1, Trad. B. Bourgeois, paris, Vrin, 1986, p. 10.

[7] – Jarczyk (G.) et Labarrière (P.-J), De Kojève à Hegel : 150 ans de pensée hégélienne en France, Paris, Albin Michel, 1996, p. 112.

[8]-Adorno (T.W), Trois études sur Hegel, Paris, Payot, 1979, p. 102.

[9]-Bah (H), « La diplomatie des droits de l’homme. Pour une compréhension de la diplomatie des droits de l’homme à partir de Nietzche et Bergson », in Implications philosophiques, Revue internationale de philosophie (en ligne), consultée sur www.implications-philosophiques.org

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