Recensions

La puissance créatrice des marges

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Dans le cadre du partenariat avec NonFiction.fr, vous pourrez trouver ci-dessous la recension par Yala KISUKIDI, Dedans, dehors, la condition de l’étranger de Guillaume Le Blanc, parue le 3 janvier 2011.

“Il faudrait faire une anthologie des vies infâmes”.  Ainsi commence l’ouvrage de Guillaume Le Blanc, intitulé Dedans, dehors. La condition d’étranger. Le livre explore l’expérience même de ceux qui sont désignés du nom d’étranger, relégués au ban du monde social, rendus invisibles juridiquement, politiquement et humainement. Mais plus encore, il ancre la réflexion philosophique au sein d’un moment politique précis en France, celui qui a vu naître le Ministère de l’Immigration et de l’Identité nationale, celui qui a donné une assise politique à la stigmatisation des Roms, celui qui a défendu la possibilité de déchoir certains Français de leur nationalité.

Quel peut-être le sens d’une telle “anthologie des vies infâmes” ? Et pourquoi une telle anthologie requerrait-elle, pour se constituer, le geste même de la réflexion philosophique ?

En effet, Dedans, Dehors, loin d’être un ouvrage de sociologie ou une enquête ethnographique sur la situation des étrangers en France, se présente comme une réflexion philosophique, qui s’inscrit au cœur d’un constant dialogue avec la pensée de Judith Butler, à laquelle le livre est dédié, et qui se nourrit des travaux des postcolonial studies (E. Said, H. K Bhabha, G. C. Spivak…). La force du livre tient au sens qui est donné à la réflexion philosophique. Si la philosophie peut se saisir de la question de la condition d’étranger, c’est, en un sens critique, parce qu’elle est un outil efficace de déconstruction des discours (et ici, des discours hégémoniques produits par la logique de désignation et de délimitation de l’Etat-nation), mais c’est aussi, en un sens positif, parce qu’elle rend possible l’inscription réfléchie au cœur d’une expérience (celle de l’étranger, ou des multiples figures qu’il revêt), permettant de la décrire en sa vérité. À cet égard, le livre s’appuie à de nombreuses reprises sur les témoignages recueillis par le collectif “Cette France-là”, ayant donné lieu à deux publications en 2009 et 2010, ou sur les travaux du GISTI et de la Cimade.

Ainsi, du fait de sa double dimension critique et positive, le geste philosophique du livre se mue en geste politique, invitant à rendre visible ce qui est maintenu dans l’invisibilité par une certaine normativité nationale, car non autorisé à participer à la vie publique, non autorisé à édifier ou à enrichir la vie d’une société. La force de la réflexion de Guillaume Le Blanc tient à l’inscription du geste politique dans la réflexion philosophique, faisant de son livre Dedans, Dehors, au sein du contexte politique actuel mais aussi bien au-delà de lui, une véritable action.

Que montre le regard du philosophe sur la condition d’étranger ? Qui sont ces étrangers dont parle le livre ? La condition d’étranger renvoie au problème des vies subalternes. Affranchi du mythe de l’exil au sein duquel l’étranger trouverait une liberté souveraine, Dedans, Dehors s’attache à l’expérience de ces étrangers vaincus, rendus invisibles par les chiffres , l’appareil juridico-politique des puissances publiques. Son objet n’est pas de porter son regard sur les vies de ces étrangers vainqueurs dont la présence ne déstabilise pas les frontières de l’Etat-nation, ou de ces étrangers qui sont de simples visiteurs. La condition d’étranger, qui est celle de vies subalternes, reléguables, désigne ces vies qui ne sont jamais dedans, jamais dehors : vies maintenues à la frontière tout en étant convoquées par la nation (pour un travail, particulièrement). La frontière entre le dedans et le dehors, instaurée par la logique de l’Etat-Nation à travers la fiction du national, crée une zone, où sont regroupées ces vies altérisées, désignées comme étrangères, et qui rend possible leur exploitation. Ainsi, si le livre de G. Le Blanc s’attache à analyser le sens de la désignation injurieuse d’un individu comme étranger, il ne s’en tient pas à l’analyse performative du discours faisant du mot “étranger” “le nom d’une malédiction sociale”  créant de fait le “non-rapport”.  Il ouvre une “scène d’intelligibilité”  qui permet de prendre la mesure des implications juridiques et politiques d’une telle désignation, faisant de l’étranger un exclu intérieur.

Dans un premier temps, en effet, ces implications juridiques et politiques renvoient à l’expérience même de l’individu désigné comme étranger. L’étranger, considéré comme simple débarquant sans attache ni histoire, n’est pas un sujet qui a moins de droits que les sujets nationaux, mais proprement celui qui n’a aucun droit. Cette absence de droit, en le maintenant dans une certaine invisibilité, rend possible son exploitation économique, sa déshumanisation.

Dans un deuxième temps, les implications politiques de la désignation d’étranger permettent une compréhension plus profonde du geste par lequel s’édifie la nation – geste réitéré de façon paroxystique par les puissances publiques en France durant tout l’été 2010. La nation s’édifie en excluant, s’arrogeant le droit d’expulser des vies dehors. L’expulsion est rendue légitime grâce à la production de la fiction du national : l’ “identité nationale n’est que la fiction engendrée par la délimitation qui accrédite une entité nation par la désignation de ses étrangers”.  Délimitation qui n’est jamais stable, mais qui, paradoxalement, prétend exhiber des identités homogènes, anhistoriques, qui font nation.

On comprend dès lors quel est le sens de la réflexion philosophique qui se construit dans le livre : le travail philosophique se présente comme une entreprise de “dé-désignation” ; il contribue “à faire émerger à nouveau un visage et une voix disqualifiés a priori »  par la désignation injurieuse d’étranger et propose une déstabilisation de la normativité nationale, permettant la reconnaissance de la puissance productrice et créatrice des marges, des vies subalternes qui composent la nation. Cette entreprise de “dé-désignation” constitue le geste politique du livre ; elle prend corps au sein d’une analyse des phénomènes d’hybridation, d’une politique de l’hospitalité et de la promotion d’une infra-politique attachée aux vies subalternes – infra-politique qui est cette politique des sujets privés de droits politiques se révélant comme une force de résistance aux types hégémoniques construits par les pouvoirs de l’Etat-nation.

L’entreprise de dé-désignation sort la représentation de l’étranger de la figure du manquement , de celle de l’être en défaut. L’étranger n’est plus celui qui est en manque de nation, situé “à la lisère du genre national par des dénominations injurieuses”.  Explorer la condition d’étranger, c’est rendre compte de la création continue opérée par les vies reléguées à la marge – création continue qui est le fait de l’hybridation, résultante des flux nécessaire au déploiement de la vie. L’hybridation brouille la logique close de l’Etat-nation qui repose sur la fiction de la pureté des origines. Dé-désigner consiste ainsi à rendre visible ce que la normativité de l’Etat-nation relègue dans l’invisibilité, suivant la logique quasi-mortifère du repli identitaire. Dé-désigner révèle l’étranger non plus comme simple désignation, mais comme puissance de vie.

À ce titre, le geste politique qui constitue le livre de Guillaume Le Blanc ne cultive aucunement les passions tristes, mais il se présente, selon nous, comme un geste d’engagement joyeux. “Joie” qu’il faudrait dès lors entendre en un sens bergsonien ici, au sens où la joie, chez cet auteur, est le signe empirique manifestant qu’un acte de création est à l’œuvre au sein même du réel. En effet, Dedans, dehors montre que l’étranger ne se réduit aucunement à une figure infâme, cristallisée sous les images du banlieusard, du clandestin, du délinquant, du parasite social. Prendre pour objet de réflexion la condition d’étranger, c’est se rendre attentif à cette création continue, résultant des flux, des circulations individuelles, qui enrichit les existences humaines et défait, à la marge, la logique identitaire de la nation, favorisant son renouvellement en acte par la déstabilisation de ses frontières.

Penser la condition d’étranger, c’est penser une politique d’accueil, d’hospitalité, qui soit à la fois un acte éthique ordinaire (prendre soin de cet autre, qui n’est plus considéré comme un paria) et une critique politique (remise en cause des politiques publiques de l’Etat-Nation à l’égard des étrangers pensés comme immigrés). Actes éthiques et critiques politiques qui sont les conditions d’une recréation, d’un enrichissement effectif du monde social, déjà mis en œuvre par certains mouvements associatifs.

Mais, comme le montre G. Le Blanc, penser cette nouvelle politique d’accueil exige des sujets singuliers, non altérisés par la norme du national, qu’ils accueillent aussi en eux tous les autres qui les constituent (livres, paysages, visages, affects, idées etc…) : parce que je ne suis pas une identité homogène, donnée une fois pour toute, je peux reconnaître en l’étranger non plus un danger, mais aussi celui qui enrichit et recrée un espace national sclérosé par la logique de la clôture. L’un que je suis est toujours une “unité multiple”, pour paraphraser Bergson cité d’ailleurs en fin d’ouvrage  – unité multiple façonnée par les rencontres, les circulations, les flux propres au déploiement de toute vie. Parce que je suis unité multiple, je peux trouver en moi des ressources pour résister à une certaine normativité sociale – terreau d’un conformisme rendant insensible à ces vies que l’Etat-Nation relègue “hors du champ de la perception autorisée”  et faisant croire à l’homogénéité des identités, au mythe de la pureté des origines.

Résister au pouvoir de relégation de l’Etat-Nation c’est se penser soi-même comme un étranger, “consentir à ses autres”  qui déstabilisent ce qu’on croit être de manière définitive. Se penser “soi-même comme étranger” devient ainsi la condition d’un accueil de l’autre, soustrait à la violence politique de l’Etat-nation, permettant d’en brouiller concrètement les frontières et les délimitations fictives. C’est à une telle opération de brouillage, que nous invite le livre très stimulant et nécessaire de Guillaume Le Blanc, révélant derrière les désignations injurieuses, des visages, des vies singulières, incarnées

Yala KISUKIDI

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