La presse et la liberté de pensée
Publié en 1859, l’ouvrage De la liberté de John Stuart Mill s’intéresse à « la nature et les limites du pouvoir que la société peut légitimement exercer sur l’individu »[1]. Il y décrit le danger des démocraties modernes et le remède à y apporter au travers d’une définition du principe de liberté. Cette façon de concevoir la démocratie et la liberté influence la construction du lien entre la presse et la société démocratique qui va trouver une nouvelle définition.
Mill ne décrit pas directement la fondation des sociétés démocratiques modernes. Son étude porte sur les sociétés qui sont déjà en place. Ainsi l’intérêt ici n’est pas de se demander comment s’est construit le lien entre la presse et les sociétés démocratiques modernes mais ce qu’il est en cette seconde moitié du XIXème siècle. Les conceptions de Mill nous amènent à donner une autre définition au rôle que doit occuper la presse dans les sociétés démocratiques.
La liberté avant la démocratie consistait en la « protection contre la tyrannie des souverains ; gouvernants et gouvernés tenaient alors des positions nécessairement antagonistes »[2]. En démocratie, les gouvernants représentent la position des gouvernés. L’antagonisme disparaît. Mais ce n’est pas pour autant que les individus sont libres pour Mill. La démocratie instaure une nouvelle forme de tyrannie moins évidente mais tout aussi dangereuse : « la volonté du peuple signifie en pratique la volonté du plus grand nombre »[3]. L’individu n’est plus soumis à l’autorité du souverain mais à celle de la majorité.
Mill s’oppose à cette nouvelle forme d’oppression qui est une atteinte à la liberté de l’individu. De la même façon que les peuples se sont révoltés contre leur tyran : « il faut aussi se protéger contre la tyrannie de l’opinion et du sentiment dominants »[4]. Chacun doit garder une opinion propre contre l’opinion de la majorité ou au moins être capable de justifier de cette opinion. Il définit cette limite à l’ingérence : « Ce principe veut que les hommes ne soient autorisés, individuellement ou collectivement, à entraver la liberté d’action de quiconque que pour assurer leur propre protection »[5]. Cette définition aura différentes implications qu’il décrit dans la suite de l’ouvrage.
Ce principe de liberté ne peut être effectif que si les individus disposent d’une pleine liberté de conscience. La liberté d’expression et la liberté de publication, qui concernent directement le domaine de la presse, sont liées à cette liberté de conscience pour Mill[6] :
La liberté d’exprimer et de publier des opinions peut sembler soumise à un principe différent (…) mais comme elle est presque aussi importante que la liberté de penser elle-même (…) ces deux libertés sont pratiquement indissociables.
C’est pourquoi dans son second chapitre « De la liberté de pensée et de discussion », Mill défend cette forme de liberté. Il n’est pas possible d’autoriser la liberté de pensée sans la liberté d’expression et de publication. Toutes les libertés sont indissociables et l’application de chacune garantit l’existence effective des autres.
La raison pour laquelle il faut interdire la censure des opinions est qu’on « ne peut jamais être sûr que l’opinion qu’on s’efforce d’étouffer est fausse ; si nous l’étions, ce serait encore un mal »[7]. Une opinion n’est pas une vérité absolue mais ce n’est pas pour autant qu’il faille la réprimer. Il est possible de présumer vraie une opinion qui a survécu aux réfutations. La seule garantie pour une opinion est d’avoir été discutée. Or seules l’expérience et la discussion peuvent montrer la fausseté ou non d’une opinion. Sans débat, il est impossible de connaître la validité d’une opinion. Mais l’intolérance pousse les hommes à déguiser leurs opinions. Ils doivent fournir un effort constant. La pacification intellectuelle se fait grâce au courage moral. Il n’y a que par la liberté des opinions qu’un peuple peut être intellectuellement actif. Pour cela il faut qu’il existe un espace ouvert de discussions des opinions. Si une opinion n’est pas discutée, elle devient un dogme pour Mill.
Pour avoir une opinion raisonnée il faut à la fois connaître les principes sur lesquels elle repose et la soumettre aux critiques des opinions adverses. Sans cela : « celui qui ne connaît que ses propres arguments connaît mal sa cause (…) s’il est tout aussi incapable de réfuter les raisons du parti adverse, s’il ne les connaît même pas, rien ne le fonde à préférer une opinion à l’autre »[8]. La discussion permet de mettre son opinion à l’épreuve pour voir si elle s’établit sur des bases solides mais également d’être conscient des opinions des autres et des arguments qu’ils avancent pour les défendre.
Mill résume les quatre raisons qui rendent nécessaire la liberté de pensée et de discussion[9] : une opinion réduite au silence peut être vraie, si elle est fausse elle peut contenir une part de vérité, ce n’est que par la confrontation que nous pouvons découvrir la vérité, le sens d’une doctrine risque d’être perdu s’il n’est pas discuté. Mill n’ignore cependant pas les difficultés des excès auxquels peut aboutir une totale liberté d’expression. Cependant « ni la loi ni l’autorité n’ont à se mêler de réprimer l’une ou l’autre [liberté de pensée et de discussion] »[10]. Il ne faut pas au nom des excès de la liberté de pensée l’interdire totalement.
Selon Mill, les abus dus à la liberté de pensée et de discussion trouveront des solutions dans la pratique. Un individu qui utilise cette liberté pour répandre une opinion qu’il sait fausse sera sanctionné par son auditoire qui ne lui accordera que peu de crédit. La moralité de la discussion publique consiste à rendre à chacun « l’honneur qu’il mérite, quelle que soit son opinion s’il possède assez de calme et d’honnêteté pour voir et exposer (…) ce que sont ses adversaires et leurs opinions »[11]. Chacun doit être ouvert à la discussion et aux critiques s’il désire que son opinion soit prise en compte.
Contrairement à Tocqueville qui voyait dans la démocratie un danger de repli sur soi, Mill s’intéresse à l’effet inverse, la tyrannie de la majorité, qui n’est pas incompatible avec les effets de l’individualisme. En effet, chaque individu va privilégier ses intérêts propres. Seul, chacun s’aperçoit qu’il n’a pas une puissance d’agir suffisante. Il va se rapprocher d’autres personnes qui partagent les mêmes intérêts. Les groupes ainsi formés défendent leur propre point de vue contre les autres. Ceux qui sont majoritaires vont tenter d’imposer leur opinion aboutissant ainsi à la tyrannie du plus grand nombre.
La solution de Mill repose sur une définition de la liberté comprise comme non-interférence dans la liberté d’autrui. Cette forme de liberté est incompatible avec une censure de la liberté d’expression. Cette liberté ne peut se faire que si les individus disposent d’une liberté de pensée et de discussion qui leur permet de comprendre la liberté qu’ils possèdent et ses limites. Les deux sont indissociables. Cette liberté de pensée et de discussion suppose l’échange des opinions. Sans être abordée spécifiquement par Mill, il est possible de supposer que la presse peut jouer un rôle important dans ces débats d’opinions.
Hypothétiquement, la presse permet d’expliquer ses arguments, de soutenir une opinion ou d’apporter des éclaircissements. Ainsi chacun peut regarder les débats qui l’intéressent et puiser dans la presse ce dont il a besoin. Cela suppose que la presse rende compte de façon objective de tous les points de vue qui existent dans un débat. La presse joue donc un rôle privilégié dans le bon fonctionnement de la démocratie. En favorisant la liberté de pensée et surtout de discussion, elle permet à la liberté définie par Mill de se réaliser et d’éviter la tyrannie de la majorité.
Cependant il faut se rappeler que Mill parlait de la liberté au XIXème siècle. Depuis les sociétés démocratiques et la presse ont évolué ainsi que le lien entre les deux. Chez Mill, la presse est un outil nécessaire pour la liberté de pensée et pour lutter contre la tyrannie de la majorité. Mais le développement des médias de masse a favorisé la tyrannie de l’audimat. Mill souhaitait éviter la tyrannie de la majorité mais dans les médias, c’est l’inverse qui s’est produit. Au lieu de continuer à diffuser un échantillon le plus large possible d’opinons, la presse s’adresse à l’opinion de la majorité pour favoriser son audience.
Dorénavant les journalistes ont pour rôle de ne surtout pas exprimer leur opinion et de rester toujours objectif. Pour Mill, les débats doivent être des confrontations d’opinion. Si les journalistes ne défendent pas un point de vue ils ne peuvent pas le comprendre pleinement puisqu’ils ne vont pas s’impliquer dans le débat. S’ils ne maîtrisent pas les arguments, ils ne sont pas capables d’en rendre compte clairement. De plus les citoyens ne prennent pas une part active dans ses débats. Ils deviennent spectateurs. La presse n’est plus un moyen d’expérimenter sa liberté de discussion et plus généralement sa liberté. De cette façon, elle ne sert pas à lutter contre la tyrannie de la majorité.
L’œuvre de Mill illustre l’un des dangers de la démocratie contre lequel la presse peut aider à lutter. Le contenu de la presse n’est pas forcément politique mais par son existence même, elle aide au bon fonctionnement des sociétés démocratiques. Il semble que sans elle, il y a toujours un risque pour les sociétés démocratiques d’oublier les valeurs qui les sous-tendent. En publiant chaque jour des informations ou des opinions, la presse est une sorte de rappel pour les sociétés démocratiques. Ce rôle lui assigne une grande responsabilité mais aussi un certain pouvoir.
Nolwenn Picoche (Paris IV)
[1] Mill John Stuart, « Introduction » dans De la liberté, (On Liberty), trad. de l’anglais par Laurence Lenglet, Paris, Gallimard, « Folio/Essais », 1990, p.61.
[2] Ibid., p.62.
[3] Ibid., p.65.
[4] Ibid., p.67.
[5] Ibid., p.74.
[6] Ibid., p.78.
[7] Ibid., p.85.
[8] Ibid., p.115.
[9] Ibid., pp.140-141.
[10] Ibid., p.144.
[11] Ibid.,