La philosophie doit-elle passer par des récits pour penser l’Être ?
Marie-des-Neiges Ruffo
Si nous nous rappelons de ce qu’avait dit Howland, nous pensons naturellement notre vie et celle des autres sous la forme d’un récit. Ce récit doit être interprété, c’est ce que nous faisons à chaque fois que nous tentons de comprendre les choses. Si nous voulons philosopher sur les puissances de l’âme par exemple, il nous faudrait donc passer par des récits selon lui. Cependant, Howland ne fait pas explicitement référence à Heidegger, bien qu’il nous parle de précompréhension de nous-mêmes et du monde, et du cercle herméneutique qui nous permet de découvrir les puissances de l’âme à partir de cette précompréhension. Si nous voulons savoir si l’on peut élargir la conclusion d’Howland sur la manière dont nous pensons notre vie à la manière dont il faut philosopher sur l’être, il nous faut nous pencher sur une autre recherche de l’être, afin de voir ce qu’il en est.
Avant de le faire, précisons une fois de plus l’activité du philosophe. Le philosophe se pose des questions, mais il ne philosophe jamais seul. On ne philosophe jamais qu’en relation avec les autres et en fonction de qu’ils ont dit avant nous. Ce peut être d’ailleurs une raison pour laquelle Platon a eu recourt aux mythes, il est connu que la philosophie est née en Grèce au IVème siècle avant Jésus Christ, il ne pouvait donc partir des conclusions de philosophes précédent. La seule mise à découvert préalable à partir de laquelle il pouvait penser était les mythes, les conceptions traditionnelles. Il nous faudra nous souvenir de ce point pour l’approfondir, car il couvre peut-être la réponse à notre question. Nous pouvons profiter de ce que nos prédécesseurs ont mis à découvert avant nous, ou critiquer les présupposés qui leurs auraient échappés. On ne philosophe plus depuis Descartes ou Husserl comme on philosophait du temps des présocratiques. Les questions philosophiques, elles, sont éternelles, ce sont les réponses que l’on tente d’y apporter qui changent. Elles peuvent devenir plus pertinentes, ou recouvrir la question. Il n’y a pas d’interrogation plus éternelle que celle qui engage la compréhension de l’homme, au-delà des époques. Certaines questions peuvent être oubliées pour un temps comme ce fut le cas d’après Heidegger de la question du sens de l’être, mais elles n’attendent que d’être ré-ouvertes.
L’apport de Heidegger
La recherche philosophique est une mise à découvert. Pour mettre l’être à découvert il faut prendre le Dasein dans son ensemble, et donc faire coopérer ce qui n’est mis à découvert que par l’imagination, et ce qui est mis à découvert grâce à notre raison. Heidegger appelait à prendre en compte le Dasein dans son entièreté lors de toute recherche. Penser la recherche philosophique comme une réduction en excluant tout ce qui ne relèverait pas de la raison n’aurait donc aucun sens. Et serait pour le moins absurde, le propre de la philosophie étant de s’interroger sur tout, et non pas juste sur ce qui n’est envisageable que par la raison. Si tant est d’ailleurs que l’on puisse envisager quelque chose sans faire appel à l’imagination, ce qui est fort peu probable. Nous devons nous pencher sur les mythes parce qu’ils constituent un discours formé par des Dasein et parce qu’ils mettent le monde et leur être à découvert conjointement. Le récit est un mode de discours comme un autre, or « le discours rend manifeste », le mythe est donc une condition de possibilité pour que quelque chose, comme la justice dans l’âme par exemple, puisse se manifester. Et ce que le mythe et son entente dans l’interprétation met à découvert ne découvre qu’en partie la justice.
S’il est vrai qu’on ne peut philosopher sur l’être que par un récit, une recherche sur l’être comme celle accomplie par Heidegger ne pourrait s’en passer. Or, Heidegger fait bien appel à un récit dans prolégomènes à l’histoire du concept de temps, voyons pourquoi. Heidegger rapporte la fable de la cura et l’appelle un « document de l’explicitation que le Dasein fait originairement de lui-même ». Cette fable fait apparaître que le Dasein ne se découvre pas pour la première fois comme souci avec Heidegger, puisque le Dasein peut se découvrir lui-même. Les mythes et les récits dont doivent faire usage les philosophes seraient donc des explications originaires de l’être, mais formulées dans un autre jeu de langage que celui de la philosophie. La réflexion d’Heidegger, mise en parallèle avec le commentaire de Howland sur les mythes et l’interprétation, permet aussi d’expliquer pourquoi tous les philosophes ne font pas appel à des récits. Si nous voulons réfléchir originairement sur l’être, nous devons passer par des récits, parce que c’est naturellement sous ce mode que nous pensons notre vie, Howland nous l’a montré. Une fois ces récits rédigés, ils deviennent disponibles dans le langage, et nous pouvons alors discourir à partir de ce qui a été dit. Tout comme dans le bavardage, où le Dasein qui écoute n’a accès qu’à ce qui est dit, et ne séjourne pas auprès de la chose, on peut philosopher sur l’être à partir de ce qui a été dit par d’autres, dans un déracinement par rapport à ce que l’on cherche. C’est une possibilité. Mais si l’on veut philosopher sur l’être à partir de l’être même, en séjournant de manière préoccupée auprès de celui-ci, il devient nécessaire de faire appel à des récits. Mais bien entendu la recherche philosophique ne s’arrête pas là, elle démarre. La recherche philosophique s’apparente donc bien au travail de l’interprétation tel que l’a développé Howland.
Les utopies ont un apport distinct des mythes pour notre sujet. Elles nous renseignent sur un autre aspect des structures de l’être, et donc sur un autre aspect de la recherche philosophique. Ricœur l’a mentionné ; pour être-là, pour séjourner auprès de quelque chose, et donc la prendre en souci, il faut aussi pouvoir se projeter dans un ailleurs. Le Dasein est ainsi toujours un être-en-avant-de-soi, et les utopies sont les récits qui témoignent de l’orientation du Dasein vers ce qu’il n’est pas encore. Si nous voulons penser l’être originairement, nous devons donc utiliser des récits, qui nous présentent de manière imagée comment le Dasein est là, et comment il s’anticipe, et se dirige vers un ailleurs, vers ce qu’il n’est pas encore.
Le recours ou non à des récits peut donc être à la fois une possibilité et une nécessité pour la philosophie.