La loi doit-elle s’appuyer sur une essence des genres ?
Claire Abrieux
Le débat que je m’apprête à résumer brièvement dans cet article est assez ancien. Tous ceux qui ont participé à ce débat ont proposé des arguments puissants pour soutenir leurs positions respectives. Il s’agit du débat entre les essentialistes et les anti-essentialistes. Je voudrais souligner ici qu’un récapitulatif détaillé des arguments de chacune de ces deux théories n’a pas sa place ici. L’idée est plutôt de se concentrer sur la validité de ces théories en ce qui concerne la base morale des lois. En un mot, les essentialistes pensent qu’il existe un certain nombre de différences irréductibles entre les hommes et les femmes et cela nous amène à penser que l’identité des individus peut être assimilée à l’une des deux essences possibles : masculine ou féminine. Au contraire, les anti-essentialistes pensent que les personnes sont des êtres qui peuvent développer leur propre identité au-delà de tout ordre préétabli. La question à présent est de savoir quelles sont les implications de ces deux positions en ce qui concerne la loi et si elles sont acceptables.
Étude de la valeur théorique des deux positions
Je vais commencer mon analyse de ces implications par celles relatives à l’ordre théorique. En d’autres termes, je souhaite ici analyser la valeur théorique de chacune de ces deux théories. Le concept de genre a été façonné pour mettre un terme à la domination patriarcale de notre société[1]. Par domination patriarcale, j’entends désigner ici un système social où les hommes ont un pouvoir de domination sur le reste de la famille et plus largement sur la société. En conséquence, la société patriarcale réduit les membres non-masculins à la dépendance, que ce soit en termes d’emploi, de choix de vie, de vie de famille, de choix politiques etc. Les hommes déterminent tous les choix dans ce système. Un tel système n’est plus tenu aujourd’hui pour valide. Et ceci a d’ailleurs été prouvé par les récentes évolutions historiques de la société en termes de statut des femmes.
Mais en appeler à la fin du système patriarcal ne peut être assimilé à un appel pour la fin des différences entre les hommes et les femmes. Et c’est là que le débat entre essentialistes et anti-essentialistes joue un rôle primordial dans notre analyse.
Les essentialistes diraient ici que pour pouvoir mettre un terme au système patriarcal, nous devons voir que l’essence féminine est justement liée à différentes qualités qui n’étaient pas prises en compte dans le système patriarcal étant donné qu’il était androcentré et qu’il prenait ces qualités pour des faiblesses. Dans cette optique, l’essence des femmes a plus de validité éthique que celle des hommes étant donné qu’elle est fondée sur un sens fort de l’attention –ou du « care »[2]. Le principe sous-tendu est que l’éthique doit être basée sur des valeurs plus humaines et donc moins abstraites et que de fait l’éthique féminine est plus proche de ce qui est juste de faire. Ceci est important parce que, comme nous l’avons vu, la loi est porteuse de normes morales. Si nous souhaitons que ces normes soient les plus valides possibles, il faut que la loi porte l’indication claire de ce qu’il est juste de faire en toutes circonstances, et ceci inclut les cas où il est question de genre. C’est pourquoi nous nous attachons ici à analyser les implications d’ordre théorique des normes essentialistes.
Dans cette optique, les femmes sont dépeintes comme éthiquement supérieures parce qu’elles sont naturellement plus humaines, attentionnées et qu’elles prêtent davantage attention à l’épanouissement interrelationnel. Au contraire, les hommes sont perçus comme agissant sur la base d’une éthique auto-centrée. L’idée ici est donc que nous devons utiliser le concept de genre pour souligner les différences entre ces deux positions sur l’éthique et montrer en cela que le système patriarcal est obsolète parce qu’il est fondé sur une vision masculine de la moralité, vision qui n’est pas la meilleure à notre disposition. A présent, si nous nous servons de la théorie essentialiste sur la question du genre dans le processus législatif, il est probable que nous devions affronter plusieurs difficultés. La première est qu’elle n’accorde aucun crédit aux membres masculins de la société sur la base du fait qu’il a intrinsèquement – de façon innée et naturelle – une vision trop abstraite de l’éthique, et qu’une telle vision n’est pas la plus cohérente ni la plus efficiente à notre disposition.
Dépeindre un être humain comme possesseur d’une vision immuable de l’éthique a quelque chose de problématique parce que cela nie sa capacité à s’améliorer moralement. Mais il y a un second argument contre la validité d’une théorie essentialiste de l’éthique. L’idée est que, à cause des ses subtilités illisibles, la théorie essentialiste risque d’être incomprise ou mal comprise. En mettant l’accent sur les différences intrinsèques entre les hommes et les femmes, la théorie peut être dévoyée par une lecture qui tendrait à utiliser ses arguments sur la force des femmes en les assimilant à leur faiblesse.
Dans son article sur « La déconstruction du genre »[3] Joan C.Williams nous offre un bref résumé du procès EEOC contre Sears dans lequel cette assimilation entre les qualités et les faiblesses des femmes a été utilisée pour nier la réelle motivation des femmes en question qui voulaient postuler à des emplois de commissaires des ventes. Comme elle le montre, « Sears s’est employé à utiliser contre les femmes les stéréotypes remis au goût du jour par l’éthique du care. Cela implique que le succès avec lequel Sears a utilisé les faiblesses des femmes nous montre combien les tenants essentialistes du débat se voilent la face s’ils pensent qu’ils peuvent remettre au goût du jour les qualités des femmes sans qu’elles aillent de pair avec leurs faiblesses»[4].
Nous pouvons donc terminer notre analyse de la position essentialiste en concluant que nous avons au moins deux arguments contre son utilisation dans le processus législatif. Le premier est que la théorie n’est pas valide parce qu’elle repose sur une vision dépassée de l’essence des êtres humains. Le second argument est que la théorie est inintelligible dans les situations courantes et ne peut donc pas être considérée comme valide. Ce second argument nous amènerait à renforcer un peu plus la lecture sexiste de notre société en soulignant que les femmes ont des qualités domestiques qui peuvent être perçues par l’opinion publique comme des faiblesses innées.
La théorie anti-essentialiste en question
Je voudrais à présent mettre à l’épreuve la théorie anti-essentialiste sur les questions de genre de façon à essayer de savoir si c’est une base valide à partir de laquelle les législateurs pourraient travailler. La théorie anti-essentialiste est aveugle aux différences de genre. Pour approfondir mon analyse, je vais mettre cette analyse en perspective en me servant de la facette comportementale de la loi, et ce faisant, je me concentrerai sur la nécessité d’établir une justice économique entre les hommes et les femmes. La raison pour laquelle je souhaite procéder ainsi, c’est-à-dire regrouper les problématiques de pauvreté et la facette comportementale de la loi – par laquelle j’entends le rôle que la loi joue dans l’information du comportement juste – est que ces deux caractéristiques sont bien plus liées qu’on ne le pense ordinairement.
Dans nos sociétés genrées, c’est un fait bien connu que les femmes ont des emplois moins stables et moins bien payés que les hommes du fait qu’elles doivent prendre en charge la garde des enfants et les tâches ménagères. La part de leur temps qu’elles consacrent à ces deux tâches n’est pas seulement bien plus importante que celle des hommes, elle est aussi professionnellement déstabilisante. Pour comprendre ce fait, nous devons nous concentrer plus particulièrement sur les tâches liées à la garde des enfants. Bien sûr, la garde des enfants nécessite une part régulière du temps notamment en ce qui concerne l’aide aux devoirs ou les soins quotidiens. Mais cette tâche a aussi un deuxième aspect qui n’est pas suffisamment pris en compte dans les réflexions contemporaines et qui est qu’elle nécessite une disponibilité permanente de la part de la personne en charge des enfants. Lorsqu’un enfant est malade, une personne doit se rendre disponible à l’instant pour le soigner, et le fait est que la maladie n’est pas prévisible. Ainsi, si les tâches domestiques incombent systématiquement aux femmes alors celles-ci se voient chargées d’un devoir supplémentaire mais surtout imprévisible.
De l’intérêt d’une théorie aveugle au genre
Maintenant que nous avons énoncé certaines des raisons pour lesquelles les femmes ont des difficultés à trouver des emplois plus stables, il nous reste à essayer de comprendre pourquoi la théorie aveugle au genre des individus pourrait permettre de réduire les injustices liées au genre. Je voudrais insister sur le fait qu’une structure dichotomisée du genre ne permet pas une réduction des injustices. Cependant si se cantonner à une structure genrée de la société n’est pas satisfaisant, cela ne veut pourtant pas dire qu’une théorie aveugle au genre soit davantage justifiée. Essayons donc de comprendre ce qui est en jeu avec une théorie de ce type. De nombreux arguments[5] particulièrement puissants ont été formulés à l’encontre d’une théorie aveugle au genre des individus. Par exemple, il a été dit que « cela cautionne une insensibilité au genre qui a laissé les femmes dans une position pire que celle dans laquelle elles étaient auparavant »[6].
A cette objection contre la théorie aveugle au genre, je voudrais répondre que le problème est plus profond que celui de la simple « insensibilité » au genre et ce parce qu’il existe une insensibilité plus générale en cours, l’insensibilité à l’égalité. L’insensibilité au genre n’est pas seulement ce qui devrait être recherché mais c’est aussi quelque chose qui devrait être utilisé pour rétablir un état de justice dans notre société. Je pense qu’effectivement nous ne pouvons pas effacer des siècles de sociologie en quelques jours et que cela pourrait bien impliquer de devoir se concentrer sur une certaine partie de la population pour pouvoir rétablir cet état de justice. Dédier une partie des fonds publics à une partie de la population n’implique pas néanmoins de dédier ses fonds à cause de la soi-disante essence de cette partie de la population ; cela implique seulement de dédier ses fonds à ceux qui en ont le plus besoin. En d’autres termes, nous pouvons dédier une part signifiante des fonds publics à la violence liée au genre sans pour autant mettre l’accent sur autre chose que cette violence même. Je pense que cette objection à la théorie aveugle au genre souligne que si nous considérons que les femmes ont un statut égal à celui des hommes, alors nous pourrions ne pas être capables de défendre la mise en place d’outils pour réduire les inégalités.
Cette objection est assez puissante à première vue ; cependant je pense que c’est mal comprendre la théorie aveugle au genre que de l’interpréter ainsi. La théorie aveugle au genre ne revendique pas une égalité existante entre les hommes et les femmes ; cette théorie montre seulement que les inégalités existantes ne sont pas liées à une quelconque essence féminine – ou masculine – et que nous pouvons mettre en place un nouvel ordre social de façon à réduire et mettre fin aux injustices. De plus, la théorie aveugle au genre peut permettre de se débarrasser des schémas de pensée obsolètes en évitant et la position essentialiste féminine et la position essentialiste masculine. Elle n’est donc plus androcentrée. La théorie aveugle au genre peut donc être libre d’imaginer et de créer complètement un nouvel ordre social.
[1] Pour un passage en revue de la généalogie de ce concept voir Ian Hacking “The looping effect of human kinds” in Causal Cognition: A multidisciplinary debate, Sperber, Premack and Premack, Clarendon Press, Oxford, 1995.
[2] Voir C. Gilligan, In a different voice: psychological theory and women’s development, Harvard University Press, Cambridge, 1982.
[3] Ouvrage original “Deconstructing gender” by Joan C. Williams in Feminist Legal Theory: Readings in Law and Gender, Barlett and Kennedy, Westview Press, Oxford and San Francisco, 1991.
[4] Voir “Deconstructing gender” by Joan C. Williams in Feminist Legal Theory: Readings in Law and Gender, Barlett and Kennedy, Westview Press, Oxford and San Francisco, 1991, p.103
[5] Voir par exemple S.M. Okin in Justice, Gender and the family, Basics Books, Chicago, 1989, pp.10-13.
[6] Ibid, p.110.
La mesure des genres relève d’abord d’une conception religieuse qui situe la femme au pied de l’homme.