La fabrique du Neutre
vers une dialectique de l’envers
Sophie Lécole Solnychkine – MCF Arts Plastiques LARA – SEPPIA Université de Toulouse – Jean Jaurès
Nos plus vifs remerciements vont à Pauline Nadrigny, pour la richesse de nos échanges, dont cette réflexion est plus que redevable.
À partir de la thématisation dont la notion de Neutre fait l’objet chez Roland Barthes, il s’agit pour nous de tenter de comprendre cette notion comme un concept actif, voire performatif, qui pourrait alors s’inscrire dans le cadre d’une rhétorique de l’engagement, d’une poïétique du discours, bien loin des conceptions endoxales du neutre. En suivant les pistes du paradoxe, de l’antilogie et de l’hétérologie, puis en envisageant la possibilité d’une « dialectique de l’envers », articulée aux principes de la coprésence et de la surenchère du sens, il s’agit de se tenir au plus près de la plasticité du langage, pour y repérer les principes discursifs d’une poétique du Neutre. Celle-ci permet, à son terme, de considérer le Neutre barthésien comme ouverture à l’infini des fictions, et d’y repérer l’opérativité des fictions produites par le discours Neutre.
Starting from Barthes’s theorization of the Neutral as a notion, our purpose is to try and understand the notion as an active concept, if not a performative one, which would find its place within a rhetorics of commitment, a poietics of discourse, far removed from the common sense understanding of the neutral. Reasoning in terms of paradox, antilogy and heterology, then considering the possibility of a “dialectique de l’envers” articulated to the principles of copresence and the maximization of meaning, the point is to keep as close as possible to the plasticity of language, to identify the discursive principles of a poectics of the Neutral. Eventually, the latter will allow us to consider the Neutral as defined by Barthes as an infinite opening of fictions, and to locate the operativeness of the fictions produced by a Neutral discourse.
Dans le Cours[1] qu’il donne au Collège de France en 1977-1978, Roland Barthes développe une thématisation du Neutre qui propose de comprendre cette notion comme une invitation à plonger hors de l’habitus binaire de la répartition des opposés qui siège à l’assignation du sens dans les langues et la pensée occidentales. Dans le cadre de la sémiologie littéraire, Barthes suggère que la réalisation, au sein du discours, d’un (ou de) Neutre(s) pourrait se concevoir comme la recherche de ce qui pourrait déplacer, infléchir – déporter ou déborder – le point nodal de l’opposition paradigmatique[2] vers une zone de trouble ou d’indécidabilité.
Sur le plan du sens, en ouvrant à la question de l’indécidable (comme à celle de l’inassignable), la perspective barthésienne nous encourage à envisager, dans la visée du Neutre, des propositions de discours qui, en matérialisant une construction structurelle de l’ordre d’un « troisième terme », le feraient précisément en déjouant toute logique endoxale du sens[3].
Il s’agit pour nous de tenter de comprendre le Neutre, hors du cadre strict de la pensée structuraliste, comme un concept actif, voire performatif (rappelons que, pour Barthes, le Neutre « ne renvoie pas à des “impressions” de grisaille, de “neutralité”, d’indifférence »[4], mais appelle au contraire « à des états intenses, forts, inouïs »[5]), qui dès lors pourrait s’inscrire dans le cadre d’une rhétorique de l’engagement, d’une poïétique du discours, bien loin des conceptions endoxales du neutre.
Dès lors, en suivant les pistes du paradoxe, de l’antilogie et de l’hétérologie, puis en envisageant la possibilité d’une « dialectique de l’envers », articulée aux principes de la coprésence et de la surenchère du sens, il s’agit de se tenir au plus près de la plasticité du langage, pour y repérer les principes discursifs d’une poétique du Neutre. Celle-ci permet, à son terme, de considérer le Neutre barthésien comme ouverture à l’infini des fictions, et d’y repérer l’opérativité des fictions produites par le discours Neutre. Par leur effet-monde, qui s’arraisonne à l’ambition barthésienne de « déjouer le paradigme », les fictions issues des discours Neutres remodèlent notre quotidien, et participent de « l’ébranlement et de l’écroulement de l’habituel »[6], dont H.-G. Gadamer faisait la marque de l’art.
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À partir du latin ne-uter, « ni l’un ni l’autre », source étymologique qui fonde la cristallisation péjorative moderne du mot « neutre », Roland Barthes modèle une « catégorie » non-catégorique[7], aporétique, subversive. D’emblée, le Neutre barthésien se définit comme un moyen de « déjouer le paradigme », d’annuler la dichotomie essentielle sur laquelle reposent sens et langage, et d’échapper ainsi au binarisme implacable des catégories par une pirouette – esquive ou virevolte –, qui n’emprunte l’atour du ludisme que pour mieux pervertir la cardinalité des régimes du sens.
Tout de suite, il faut noter que le terme paradigme relève d’une compréhension spécifique chez Barthes, redevable du sens que lui donne F. de Saussure : celui d’une « opposition entre deux termes », dont le choix de l’un à l’exclusion de l’autre produit le sens. Il faut alors comprendre le fonctionnement du sens comme le produit d’un montage paradigmatique : la lecture du monde se conçoit comme recherche d’oppositions structurées par une logique binaire, organisée en couples de contraires (chaud/froid, blanc/noir, bien/mal, etc.), logique à laquelle il faut sacrifier afin de produire le sens. Ne pas choisir, ou fusionner les deux bornes, est perçu comme un acte infamant, à l’origine d’un conglomérat monstrueux formé de critères ne pouvant, dans la perspective de la non simultanéité des opposés, coexister. Dès lors, si le paradigme est le « ressort du sens »[8], si déjouer le paradigme, c’est aller vers le Neutre, alors le projet du Neutre apparaît comme celui de déjouer le paradigme, de déjouer – voire d’ « absenter » – le sens.
Paradoxisme et antilogie : une fusion des hétérogènes
Une des formes possibles de troisième terme pouvant correspondre chez Barthes à la matérialisation d’un discours Neutre, relève de ce que Bernard Comment, dans son étude intitulée Roland Barthes, vers le Neutre, identifie comme paradoxisme. En prenant l’hypothèse d’un paradigme nommé « A/B », le paradoxisme se comprend comme la fusion des deux termes A+B. Il s’agirait en ce sens de rechercher la réalisation d’un discours Neutre dans les logiques de la fusion des deux bornes du paradigme, proches en ce sens de l’oxymore, pour lequel on connaît l’intérêt de Barthes. Le paradoxisme consisterait en une « actualisation simultanée » des deux termes de l’opposition, termes « que la logique endoxale tient pour opposés et donc incompatibles. Il s’agit de produire un troisième terme à l’intérieur du paradigme par “levée” de la barre oppositionnelle »[9], c’est-à-dire par la fusion des opposés, au sein du paradigme lui-même. Le paradoxisme rejoint en ce sens le principe d’antilogie, ainsi qu’en témoigne la description que donne Barthes, dans Sade, Fourier, Loyola, d’un Neutre prenant la place entre les deux termes du paradigme :
« Le Neutre est ce qui prend la place entre la marque et la non-marque, cette sorte de tampon, d’amortisseur, dont le rôle est d’étouffer, d’adoucir, de fluidifier le tic-tac sémantique, ce bruit métonymique qui signe obsessionnellement l’alternance paradigmatique : oui/non, oui/non, oui/non, etc. […] Est Transition (Mixte, Ambigu, Neutre) tout ce qui est duplicité des contraires, conjonction d’extrêmes […] »[10].
Il faut toutefois remarquer que cette piste, celle du paradoxisme ou de l’antilogie, bien qu’elle s’inscrive dans la topique classique de la coincidentia oppositorum, n’est pas de l’ordre d’une synthèse dialectique, mais plutôt d’un collage, d’un rabattement non dialectique (A+B). Entendus en ce sens, il devient manifeste que le paradoxisme, comme l’antilogie, consistent en un moment d’affolement du paradigme, contribuant à son parasitage. Instant vertigineux d’une affirmation-négation, qui conduirait à inventer des catégories transgressives, inouïes, folles : ainsi Shakespeare, dans les premières pages de Roméo et Juliette, place dans la bouche de Roméo des expressions telles que « lourde légèreté, sérieuse vanité, […] plumes de plomb, fumée lumineuse, flamme glacée, santé malade »[11], entiers indivisibles, incombinables, non-dialectiques. En impliquant certes un affolement, mais à l’intérieur de la structure paradigmatique, ces propositions de discours Neutres, si elles relèvent bien d’un troisième terme, montrent d’emblée les limites d’une telle synthèse, celle-la même d’une esthétique du choc poétique, produisant certes une lueur, comparable à l’étincelle sourdant de la pierre de silex, mais éphémère. La matérialisation du discours Neutre que nous recherchons ne saurait se contenter de telles épiphanies fugitives.
De l’hétérologie à la dialectique ?
Dans l’exercice d’une pensée qui ne s’épargne ni hésitation ni revirement, Barthes entrevoit également la possibilité de discours Neutre comme une autre forme de mise en crise, cette fois-ci extérieure au paradigme, par le surgissement d’un troisième terme autre. Ce dernier, en se rendant indifférent à l’égard du récit, de « ce qui est dit », permettrait un sursaut dans la structure, sursaut qui appellerait une lecture verticale et viendrait ainsi inquiéter l’horizontalité d’un système narratif linéaire. Il s’agit cette fois d’introduire une logique autre, une logique où dire le contraire n’implique pas de renoncer à la chose contredite. Le troisième terme serait ici pensé comme supplément de sens, comme débordement, n’invitant pas au conflit mais à la nuance[12].
Si le troisième terme barthésien, dont nous avons écarté les logiques du paradoxisme et de l’antilogie, n’invite pas à la synthèse mais au débordement, il introduit de ce fait une logique qui ne viendrait pas masquer ou édulcorer le conflit (le paradigme comme couple de concepts opposés), mais viser à côté et au-delà de lui, une logique qui impliquerait une pensée de l’hétérologie[13]. Le « 3 » chez Barthes n’est pas un « 3 » de synthèse, lequel correspondrait au terme complexe « 2 + 1 », mais plutôt le degré zéro de l’opposition « 1/2 », c’est-à-dire « ni 1 ni 2 ». En ce sens, “3 est une sorte de pôle excentrique du duel, sa dénégation ; c’est en somme un duel raté, c’est l’impair même”[14].
Ainsi, cette affirmation au rôle de quasi manifeste, présente dans Crise de vers, de Stéphane Mallarmé :
“Naturellement, le seul mot n’est que l’amorce du glissement, puisque, par la signification, il rend à nouveau présent l’objet signifié dont il a écarté la réalité matérielle. Il est donc nécessaire, si l’absence doit se maintenir, qu’au mot se substitue un autre mot qui l’éloigne, et à celui-ci un autre qui le fuit, et à ce dernier le mouvement même de la fuite”[15].
Bien que la fuite mallarméenne soit ordonnée avant tout à la nécessité de maintenir une absence (celle de la chose que le mot ne livre aucunement), et qu’elle n’apparaisse pas comme visée pour telle, pour elle-même, elle donne à voir, en régime poétique (entendu au sens commun), un exemple opérant de l’usage de l’hétérogène. Du régime du paradoxe, étincelle née du choc des contradictoires, nous sommes passés ici au régime constant de la fuite, organisée comme glissement d’autre en autre.
Cette hétérologie, que Barthes préfère finalement à l’antilogie et au paradoxisme, est donc plutôt à l’extérieur du paradigme : ce serait la levée de la marque au moment où le paradigme va se conclure. Cette utopie apparaît, pour l’instant, comme le seul lieu où l’on puisse se tenir, dans la recherche de matérialisations discursives du Neutre.
Sommes-nous dès lors, dans la mesure où nous constatons la présence de termes hétérogènes s’annulant, se suspendant mutuellement, dans une mise en rapport dialectique des termes du discours ? Selon Jean-Claude Milner qui évoque, dans Le pas philosophique de Roland Barthes[16], la position de Barthes par rapport à la dialectique, le Neutre chez celui-ci serait précisément indialectique. Interrogeant dans cet ouvrage certains schèmes de l’écriture barthésienne, et faisant plus spécifiquement référence à l’opposition, repérée dans l’écriture de La Chambre claire, entre les thèmes opposés du Retour du Même et de l’Unique, opposition qui pourrait se comprendre dans les termes d’une dialectique, Milner écrit : « de [l’opposition], il retient seulement l’essentiel, qui est sa nature indialectique (le mot se trouve p. 141), son pouvoir de maintenir sans dialectique la relation calme des contraires [nous soulignons] »[17]. Suivant pas à pas l’évolution de la pensée de Barthes, Milner note que « depuis les Mythologies, ou du moins leur seconde partie, son effort avait été dirigé contre la dialectique, d’autant plus inflexiblement qu’il en connaissait les détours et la puissance extrême »[18]. On voit combien, selon Milner, l’opposition barthésienne à la dialectique est claire, voire virulente, allant jusqu’à s’exprimer dans un vocabulaire belliqueux :
« La guerre inlassablement menée contre la dialectique, depuis la découverte de la structure, entre ainsi dans sa phase terminale. […] “La vie qui porte la mort”, par ces mots, Hegel avait institué la dialectique en horizon indépassable de la modernité »[19].
Reste à savoir s’il faut entendre par dialectique la seule figure tutélaire de Hegel, si, par ce terme, nous clôturons la question à la possibilité d’une opposition presque personnelle, celle de Barthes au philosophe allemand. Bien plus, Barthes ne parle-t-il pas lui-même de « dialoguer en niant », c’est-à-dire de maintenir ouvertes les oppositions (ce que nous pouvons alors rattacher à la recherche de discours Neutre), bien qu’il ne les conduise pas dans la perspective d’une synthèse et d’un dépassement ? On voit ici l’enjeu d’une prise en compte plus approfondie de la notion de dialectique dans le cas barthésien : celui-là même qui consisterait à penser une dialectique hors synthèse, hors dépassement, une dialectique non pas des contraires mais de l’envers.
La dialectique de l’envers : ambiguïtés de l’Aufhebung
On trouve, dans le Cours sur le Neutre, dans un chapitre consacré aux figures Neutres de la couleur, une phrase énigmatique que Barthes formule de la sorte : « Le Neutre = l’envers, mais l’envers qui se donne à voir sans attirer l’attention : ne se cache pas mais ne se marque pas ( = très difficile) »[20]. Ce projet, celui d’un Neutre envisagé comme envers et non comme contraire, se définit comme celui d’une construction structurelle qui présenterait dans un même temps un discours et sa négation, mais de sorte que tout à la fois, l’un ne consiste pas en une destruction de l’autre, ni que les deux ne soient par la suite conjoints en un troisième terme de synthèse, comme c’est le cas dans la dialectique hégélienne, destructrice en ce sens des deux premiers termes afin de les fondre en un troisième qui les subsume. De cette conception d’une « dialectique de l’envers », se proposant de répondre à la recherche d’un discours Neutre, on trouve des affleurements au sein de l’œuvre barthésienne dans son ensemble.
Dès 1967, dans un entretien avec Raymond Bellour, intitulé Sur le « Système de la mode » et l’analyse structurale des récits, Roland Barthes évoque cette « dialectique subtile »[21], qu’il exemplifiera par la suite magnifiquement autour du cinéma de Michelangelo Antonioni[22].
Raymond Bellour, questionnant Barthes sur le Système de la mode, s’interroge sur l’absence d’images de l’ouvrage. Barthes explique que, dans son analyse, ce qui fonde le fonctionnement de la mode en tant que telle se tient dans le langage, non un hypothétique et métaphorique « langage de la mode », mais bel et bien le langage tenu sur la mode. En soutenant que la mode, comme tout système complexe de signes, n’existe qu’à travers le discours que l’on tient à son sujet, Barthes fait dériver l’étude de la mode à une analyse du discursif qui la fonde[23]. C’est précisément au sujet de la description que R. Bellour va l’interroger. Faisant référence à l’esthétique surréaliste, Bellour interroge Barthes sur la « neutralisation » ou la destruction de la description que celle-ci entendait opérer en usant de la photographie, justement à l’intérieur de la parole littéraire : la photographie ne pourrait-elle pas précisément prendre en charge la tâche descriptive de la littérature ? Ce à quoi Barthes va donner cette réponse, qui dessine en plein la proposition d’une « dialectique de l’envers » :
“Pour détruire la description, il y a d’autres moyens que de l’évincer. La tâche révolutionnaire de l’écriture n’est pas d’évincer mais de transgresser. Or, transgresser, c’est à la fois reconnaître et inverser ; il faut présenter l’objet à détruire et en même temps le nier ; l’écriture est précisément ce qui permet cette contradiction logique. En se vouant à une destruction simple du langage (par intrusion des images ou désarticulation radicale du sens), le surréalisme […] est resté du côté d’une logique unitaire, dont il prenait le contre-pied sans la transgresser (au sens que je viens de dire) : le contraire n’est pas l’envers. Le contraire détruit, l’envers dialogue et nie. Seule, me semble-t-il, une écriture « inversée », présentant à la fois le langage droit et sa contestation […], peut être révolutionnaire”[24].
Dans une telle perspective, l’écriture – une écriture Neutre – serait ainsi ce qui permet la réalisation de cette contradiction logique, en pensant et en présentant l’objet à détruire en même temps que sa négation. Si l’on admet qu’une telle construction discursive déroge, d’un point de vue logique, au principe de contradiction, il reste à envisager, sur le plan de la signification, le type de sens qu’elle pourrait prétendre mettre au jour. Plus précisément, y a-t-il dans cette proposition le dessein d’une tension dialectique, d’une alternance thèse/antithèse ? Entendue en ce sens, cette « dialectique » proposée par Barthes rejoindrait la dialectique hégélienne, mais s’en différencierait par le non dépassement des termes de l’opposition. Ceux-ci ne seraient alors pas réunis dans une éventuelle synthèse, retour d’un principe monologique, de la « logique unitaire » qui est justement celle qui pèche aux yeux de Barthes dans l’esthétique surréaliste, car avec elle, on reste dans des oppositions frontales, dont on prétend justement s’exempter avec la « dialectique de l’envers ». À ce titre, cette proposition dialectique, prenant le contre-pied de la proposition surréaliste, pencherait plutôt du côté de la coprésence de tous les envers d’une médaille aux facettes infinies.
C’est ainsi l’espace d’une différence entre « contraire » et « envers » qui s’ouvre. Si le contraire détruit, l’envers quant à lui maintient les oppositions en les faisant dialoguer tout en les niant, l’une et l’autre, dans le même temps.
Si l’on considère que la dialectique hégélienne détruit les oppositions en les subsumant dans un terme de synthèse, cette précision qu’introduit Barthes par rapport à Hegel sur la conservation des termes de l’opposition, au sein même d’un discours qui, tout à la fois, les maintient et les nie, ouvre un champ énorme dans le petit écart qui sépare les deux conceptions.
On peut alors noter deux aspects de cet écart. Le premier a trait à la signification du dépassement hégélien. Si, chez Hegel, la dialectique « consiste essentiellement à reconnaître l’inséparabilité des contradictoires, et à découvrir le principe de cette union dans une catégorie supérieure »[25] – la synthèse, comprise comme dépassement des contradictions et résolution –, il faut noter l’ambiguïté du terme « dépassement ». En effet, comme le souligne J. Russ[26], le dépassement serait l’acte de supprimer et de nier en conservant sans anéantir. André Lalande remarque que le terme dépassement possède ainsi deux sens nettement distincts : « enlever, supprimer, abroger », et « garder, conserver ». Lalande signale que cette équivoque a « joué un rôle de première importance dans la terminologie de Hegel, où l’Aufhebung (dépassement) représente l’acte de conserver et de nier à la fois une thèse d’où l’on part, mouvement par lequel se fait la synthèse »[27], au sens de « fusion d’une thèse et d’une antithèse en une notion ou en une proposition nouvelle qui retient tout ce qu’elles ont de légitime et les combine grâce à l’introduction d’un point de vue supérieur »[28].
On pourrait dès lors s’aventurer à comprendre le terme de « dépassement », pris dans un sens qui respecte et thématise cette équivoque, comme s’inscrivant lui-même dans le registre des mots « spéculatifs » que thématise Hegel, c’est-à-dire des termes « à deux significations opposées », et que le philosophe mentionne également au sujet du terme Plastizität (plasticité) qui y est compris. Penser ce terme sous l’égide des mots « spéculatifs » nous permettrait d’en thématiser la richesse pour notre étude, puisque alors, dans le jeu laissé par son ambiguïté, le dépassement hégélien nous fournirait l’occasion conceptuelle d’une pensée du Neutre. L’usage de ces mots spéculatifs, « pleins d’avenir pour la pensée », contraindrait leur utilisateur à en spécifier, davantage, à en « inventer » le référent[29]. Aussi, de Hegel à Barthes, est-ce la transition d’un espace référentiel à un autre qui ouvre peut-être cet écart entre une dialectique du dépassement ontologique, et une dialectique du maintien, du dialogue, et de la négation des oppositions dans le même temps, qui se dessinerait dans la proposition barthésienne.
C’est cet ancrage ontologique de l’Aufhebung hégélien qui constitue la deuxième occasion d’un écart mentionné plus haut, ancrage ontologique qui serait celui de la recherche d’une double adéquation. La première, celle du concept au conçu, toujours recherché dans le mouvement de l’Aufhebung, et ce jusqu’à la philosophie comme savoir absolu. La seconde désignant, dans le schème hégélien, l’adéquation des deux termes destinés à être dépassés et découverts comme inextricablement liés dans le mouvement même de la dialectique. Une telle volonté d’adéquation, des mots aux choses, des mots entre eux, est absente de la dialectique de l’envers, laquelle n’assigne pas d’endroit. Bien au contraire la coprésence, sur laquelle notre étude doit à présent se porter, est-elle une pensée de la déliaison.
« Turn your back to the front seat »
Barthes éclaircit les possibilités du régime sémantique induit par la « dialectique de l’envers » avec la deuxième occurrence de ce principe au sein de son œuvre, dans une lettre à l’adresse du réalisateur Michelangelo Antonioni. Barthes y évoque la « dialectique subtile »[30] qui serait à l’œuvre dans le cinéma antonionien. Il faut noter combien la référence au cinéaste italien trouve sa pertinence au sein d’une dialectique de l’envers, qui tendrait par exemple à s’exprimer dans une scène fameuse de Profession : Reporter (1975)[31].
Durant cette séquence, le personnage de Locke (Jack Nicholson) file sur la route, au volant d’une décapotable. Il est accompagné d’une jeune femme (Maria Schneider), étendue sur la banquette arrière. Alors qu’elle lui demande ce qu’il fuit (« What are you running away from ? »), le personnage principal lui fait cette réponse : « Turn your back to the front seat ». Ainsi désigne-t-il à la fois le paysage défilant derrière eux, qu’ils fuient ou qui les fuit, et l’avant, auquel l’héroïne tourne à présent le dos, dans une nouvelle fuite, cette fois en avant, mais aussi bien de l’avant. La formule de Locke articule deux termes opposés, back et front, par un mouvement retors, retournement (turn), qui illustre précisément la dialectique barthésienne.
Pour Barthes, qui interroge la possibilité pour une œuvre cinématographique de délivrer « une vérité », et les rapports du sens à cette hypothétique « vérité », la « subtilité » du cinéma d’Antonioni serait dès lors celle d’une « sagesse de l’artiste ». Celle-ci s’entendrait comme l’exercice d’une « acuité de discernement qui lui permet de ne jamais confondre le sens et la vérité »[32], la vérité n’étant ainsi qu’un sens possible parmi d’autres. Minant ainsi la possibilité de concevoir une Vérité, sise dans un Sens unique, Barthes apprécie la capacité d’Antonioni à ne pas « hypostasier » le sens. La rhétorique filmique antonionienne consisterait plutôt à l’hyperstasier, à en proposer une erratique. Celle-ci pourrait se comprendre comme relevant d’un « sentiment juste du sens »[33] : comme l’écrit Barthes à l’adresse du réalisateur, « vous ne l’imposez pas [le sens], mais vous ne l’abolissez pas »[34]. Précisant sa pensée, Barthes poursuit : « Cette dialectique donne à vos films […] une grande subtilité : votre art consiste à toujours laisser la route du sens ouverte, et comme indécise, par scrupule »[35].
L’errance de la signification, qui relève, dans le cinéma antonionien, d’une vacillation ou d’une syncope du sens, et qui se joue dans la rhétorique filmique elle-même, procède alors de cette « dialectique de l’envers », en ce qu’elle propose, précisément, de maintenir le sens ouvert, et par conséquent de permettre à celui-ci de se dire (de dire un de ses sens) tout en se niant (en ouvrant dès lors à l’infini des sens possibles). Il y a, dans cette perspective, chez Antonioni, mise en scène d’un sens qui désigne, en permanence, un au-delà ou un à-côté du sens : un déport ou un débord. Cette « subtilité » peut se comprendre comme le fait que le sens ne s’arrête jamais, grossièrement, à la chose dite, et s’en va toujours plus loin, fasciné, happé, médusé peut-être – mais jamais bâillonné – par le hors-sens, le surplus de sens qui s’écarte de la chose dite tout en y revenant, dans le même temps.
Dans la perspective du Neutre, Barthes proposait de rechercher des voies qui, dans et par le langage, permettraient de s’abstraire de la logique de la langue, celle précisément qu’il reconnaissait comme « fasciste »[36] dans la « tyrannie du sens normé et imposé » qu’elle prétendait exercer. Cette tyrannie y était décrite comme correspondant à l’obligation logique à laquelle la langue assujettit le sujet qui parle, le sommant de trancher en faveur d’un sens, au détriment d’une ouverture à la polysémie, à l’infini des sens possibles, qui, dans le même temps et sous le même rapport, engage nécessairement la possibilité de conjoindre un discours et sa négation.
Si Antonioni « regarde les choses radicalement », c’est qu’il rajoute à cette disposition commune à tous les cinéastes, celle de regarder (thème canonique de la caméra comme œil), une manière de « regarder les choses […] jusqu’à leur épuisement »[37]. Mais cet épuisement se produit précisément par le biais de la présence, ou plutôt de la coprésence de sens multiples, conjoints et déliés. Où l’on voit comment une dialectique ayant pour but l’épuisement du sens par le sens est paradoxalement une dialectique de la surenchère : l’épuisement et la surenchère fonctionnant comme vide et plein dans le même temps, le vide se faisant ici par le plein de la coprésence. Ainsi, la « neutralisation » à l’œuvre dans la formule « Turn your back to the front seat » n’est pas un gel du sens, mais un épuisement des clichés, celui-là même de la fuite le long de la route, figure topique du road-movie, mais une dynamique d’aller-retours incessants du langage sur lui-même.
Coprésence et surenchère du sens
Afin de revenir au plan du discours, et pour comprendre comment pourrait s’y construire, dans la perspective du Neutre, une dialectique de l’envers, il nous faut à présent interroger le fonctionnement de deux principes qui nous semblent à même de permettre cette dialectique particulière : celui de la coprésence, et celui d’une surenchère du sens.
Dans le cours qu’il consacre à la Préparation du roman[38], Roland Barthes exemplifie le principe qu’il décrit sous le nom de coprésence. Comme son nom l’indique, ce principe décrit la relation de deux (ou plusieurs) éléments, qui sont présents – co-présents – l’un à l’autre, sans pour autant être reliés par un principe logique.
R. Barthes, avant de consacrer à la figure du haïku la plus grande partie de sa thématisation de la coprésence, relate une anecdote illustrant de façon concrète ce principe. Parlant de John Cage, Barthes présente les motivations de l’intérêt du compositeur pour les champignons. Celui-ci viendrait de la proximité lexicale entre les mots music et mushroom : l’aléatoire (sur le plan du sens) de l’ordonnancement alphabétique offre toute la mesure du principe de coprésence. Dans le dictionnaire, music et mushroom sont présents l’un à l’autre et pourtant ils ne sont pas reliés. Le principe de coprésence ouvre la voie à un autre régime de sens : un régime qui, tout en déliant les mots, les ouvre à une relation où ils co-existent simplement, sans relation métonymique, antithétique, ou, pour tout dire, logique. La coprésence telle que l’autorise la proximité alphabétique mise en œuvre par le dictionnaire induit une relation entre les mots qui serait celle que décrit Roland Barthes dans La préparation au roman : “une consécution sans logique et pourtant sans qu’elle signifie la destruction de la logique. Il s’agit d’une consécution neutre”[39] : non conséquence mais séquence. De ce point de vue, la voie de la coprésence rejoint les prérogatives d’un dialoguer en niant, puisqu’il s’agit précisément de s’abstraire de la logique sans pour autant détruire cette dernière : voilà qui aboutit à la possibilité d’une construction (du) Neutre.
Rendant simplement les mots – idées, concepts – présents les uns aux autres, la coprésence n’impliquerait aucun lien causal : ce principe s’applique alors magistralement au domaine dans lequel R. Barthes souhaite l’exemplifier : celui de la poétique japonaise, plus précisément du haïku. Barthes donne alors un exemple de haïku, où le principe de coprésence se voit fonctionner à plein :
“Êtres sans mémoire
Neige fraîche
Écureuils bondissants”[40]
On voit ici comment la poétique spécifique du haïku n’est nullement celle d’une mise en relation articulée logiquement entre des termes, qui viennent fusionner et s’annuler dans ce mouvement, mais se construit, au contraire, comme coprésence. La coprésence pourrait ainsi éclairer le fonctionnement d’une dialectique de l’envers, en ce qu’elle propose une liaison instantanée et pourtant séparée entre les termes de la proposition.
Il ne s’agit alors plus d’interpréter, mais de fictionner ; seule la fiction, dans sa mise en scène des possibles, délivre ici un sens également possible, mais nullement nécessaire. On voit dès lors comment la dialectique assume ici l’ambiguïté de son préfixe, séparant, distinguant, mais permettant également la réciprocité et l’échange entre les termes. Ceci est particulièrement lisible dans l’absence de ponctuation et de connecteurs logiques, ainsi que de copule (on ne nous dit pas de l’écureuil qu’il est bondissant). À la limite, pourrait-on dire que le seul connecteur logique toléré serait le « et », comme dans le poème bien connu de Guillaume Apollinaire, intitulé Chantre[41] et qui consiste en ce vers unique :
“Et l’unique cordeau des trompettes marines”
On retrouve ici l’absence de toute ponctuation comme de verbe. Le « et », au lieu de préciser, d’assigner, a au contraire pour fonction de rendre présente – coprésente – au poème la totalité des possibles qui le précèdent, et que le lecteur est libre d’imaginer.
C’est alors à la question de la fiction que la coprésence, dans les possibilités de fonctionnement du sens qu’elle appelle, renvoie fondamentalement. C’est donc, en dernier recours, vers la question de la fiction que nous devons nous tourner, telle que le discours ekphrastique[42] en mobilise les ressources, afin d’interroger ses éventuelles affinités avec le principe de coprésence, dans la perspective d’une dialectique de l’envers.
Si le haïku autorise la réalisation d’un Neutre via le principe de coprésence, en déjouant les attendus de la description poétique (en déliant les référents de chaque vers), il semble que, par d’autres modalités, l’écriture de l’ekphrasis soit à même de produire un effet similaire. L’ekphrasis offre en effet au scripteur la possibilité, par la prodigalité des détails descriptifs, de tant et tant glisser d’un sens à l’autre, par juxtaposition de séquences descriptives, qu’il devient difficile à un référent strictement entendu de perdurer. On aboutit alors à ce que nous proposons de comprendre comme un principe de surenchère du sens, perspective d’abolition du sens unique, stable, normé, par la prolifération de ses ramifications : bref, la proposition d’un logos tournant en roue libre, à l’infini. Variant en permanence les points de vue, ce n’est alors plus en déliant, mais en liant par trop les éléments entre eux, que le principe de surenchère s’inscrit dans une diachronie.
On peut alors penser à un texte pour ainsi dire canonique, l’incipit même de Madame Bovary de G. Flaubert. S’y dessine le passage de la coprésence à quelque chose qui s’énonce davantage dans les termes d’une surenchère du sens. Voici la description de la casquette de Charles Bovary :
“C’était une de ces coiffures d’ordre composite, où l’on retrouve des éléments du bonnet à poil, du chapska, du chapeau rond, de la casquette de loutre et du bonnet de coton, une des ces pauvres choses, enfin, dont la laideur muette a des profondeurs d’expression comme le visage d’un imbécile. Ovoïde et renflée de baleines, elle commençait par trois boudins circulaires ; puis s’alternaient, séparés par une bande rouge, des losanges de velours et de poils de lapin ; venait ensuite une façon de sac qui se terminait par un polygone cartonné, couvert d’une broderie en soutache compliquée, et d’où pendait, au bout d’un long cordon trop mince, un petit croisillon de fils d’or, en manière de gland. Elle était neuve, la visière brillait”[43].
Dans la référence de la casquette de Charles à l’ensemble des chapeaux existants, les multiples référents dont la casquette incarne l’un ou l’autre des attributs sont bien coprésents l’un à l’autre, mais il semble que ce qui prime ici soit, finalement, l’impossibilité de construire une image unique de la casquette, dont les référents sont trop étendus. Le principe descriptif, ekphrastique, qui fonde la casquette de Charles ne mène pas à une exemption du sens : la casquette existe, elle est bien vissée sur la tête de Charles le jour de son entrée à l’école. Cependant, elle n’existe pas en tant qu’une et une seule : elle a, si l’on veut, toutes les formes : elle est tous les couvre-chefs à la fois.
La surenchère du sens peut alors paraître comme le moyen, dans la quête du Neutre, de sortir du sens strict, du sens coercitif. Si le sens, dans la tentative d’anéantissement du sens endoxal qui est l’horizon du Neutre barthésien, ne pouvait connaître, avec le paradoxe ou l’antilogie, que son contraire, c’est-à-dire le contre-sens, c’est-à-dire encore du sens, alors y a-t-il peut-être une légitimité dans la tentative de parvenir à l’épuisement du sens par la surenchère du sens. Ce qui reviendrait, pragmatiquement, à poser des sens, ad libitum, jusqu’à en perdre le référent, à poser un terme puis son contraire, l’un sur l’autre, et poursuivre jusqu’à épuisement du sens ou des protagonistes.
Prenons alors un ultime exemple, qui motive notre intérêt dans la mesure où il use du principe de surenchère dans le cas de la dissolution d’un « paradigme » cardinal, celui de l’opposition entre nature et artifice. Nous espérons montrer, en analysant la pratique horticole du héros de À rebours (J. K. Huysmans), en quoi le Neutre d’une intrication indémêlable de nature et d’artifice, que l’on pourrait qualifier de jeu de l’artifice naturalisant et de la nature artificialisante, passe nécessairement, au sein du discours dans le cadre de sa description, par le principe d’une surenchère du sens.
Tenant de l’artificialisme – et peut-être bien héros du Neutre en ce sens –, Des Esseintes préfère l’artifice reconstituant l’expérience plutôt que l’expérience réelle ; il concède à l’artifice une valeur de naturalité supérieure à celle de la nature elle-même, et pousse alors à bout la thèse fameuse d’Oscar Wilde.
Des Esseintes, ainsi que l’expose le chapitre huit de À rebours, raffole des fleurs. Cette passion se porte d’abord sur la fleur en général, sans distinction d’espèce ni de genre, puis finit par se restreindre à une seule catégorie, celle des fleurs « aristocratiques » (orchidées, fleurs exotiques). Son penchant pour l’artifice le mène ensuite à entreprendre une collection de fleurs factices, à « délaisser la véritable fleur pour son image fidèlement exécutée, grâce aux miracles des caoutchoucs et des fils, des percalines et des taffetas, des papiers et des velours »[44]. Encore insatisfait de cette reddition pourtant totale de la nature devant l’artifice, Des Esseintes ne s’arrête pas là. Cette passion pour l’artifice singeant la nature est à son tour supplantée par une nouvelle idée, qui poursuit la quête de l’idéal par l’artifice. Après les fleurs naturelles, puis les fleurs artificielles imitant leurs consoeurs naturelles, Des Esseintes appelle désormais de ses vœux de vraies fleurs imitant les fleurs artificielles (qui imitaient des fleurs naturelles). Reste encore à voir comment cette suspension de l’attribution référentielle se produit dans le discours.
On a vu que l’objet en lui-même réalisait la perte de référent. Cependant, non sur le plan de l’objet (sur lequel nous ne pourrions que spéculer), mais sur le plan de sa description, comment se joue, précisément, cette exemption du sens strict par la surenchère ? Si le projet d’une écriture strictement dénotative semble malaisé voire impossible, il faut ici noter que, dans les descriptions de ces fleurs improbables dont Des Esseintes nourrit le fantasme, des références se profilent. On entrevoit ainsi d’incroyables variétés « affectant l’apparence de peau factice sillonnée de fausses veines ; et, la plupart, comme rongées par des syphilis et des lèpres »[45]. Si se profile ici la référence au vocabulaire du corps et des maladies (encore qu’il s’agisse non de vrais corps, mais d’artifices : que sont, que peuvent être des « peaux factices », de « fausses veines » ?), ce sera dans la perspective d’un croisement avec le vocabulaire de la tekhnê : « marbrées de roséoles, damassées de dartres »[46]. Relevons alors cette description dont le référent nous échappe : les
« Cypripediums, aux contours compliqués, incohérents, imaginés par un inventeur en démence […] ressemblaient à un sabot, à un vide-poche, au-dessus duquel se retrousserait une langue humaine, au filet tendu, telle qu’on en voit dessinées sur les planches des ouvrages traitant des affections de la gorge et de la bouche ; deux petites ailettes, rouge de jujube, qui paraissaient empruntées à un moulin d’enfant, complétaient ce baroque assemblage d’un dessous de langue, couleur de lie et d’ardoise, et d’une pochette lustrée dont la doublure suintait une visqueuse colle »[47].
Irreprésentable encore, cette description du Népenthès :
« cette extravagance de la flore […] imitait le caoutchouc dont elle avait la feuille allongée, d’un vert métallique et sombre, mais au bout de cette feuille pendait une ficelle verte, descendait un cordon ombilical supportant une urne verdâtre, jaspée de violet, une espèce de pipe allemande en porcelaine, un nid d’oiseau singulier, qui se balançait, tranquille, montrant un intérieur tapissé de poils »[48].
Face à la surenchère des référents, à l’impossibilité logique de statuer sur ce qu’on regarde, Des Esseintes murmure, le souffle coupé : « Celle-là va loin »[49].
Enfin, contemplant pour la première fois tous les spécimens de sa collection réunis, Des Esseintes constate les effets extrêmes d’une surenchère sur l’artifice. Celle-ci, à son terme ultime, semble ne pouvoir mener qu’à un gel absolu du sens, à une suspension du langage, à une épokhê. Fait surprenant de la part d’un tel personnage, Des Esseintes cède à l’épokhê, et suspend toute parole, après un « Sapristi ! »[50] final. Le raffinement de son langage est cette fois pris en défaut. Devant ce trop-plein de sens, la possibilité du langage cède : ne restent que les onomatopées, les jurons, les interjections, les sons inarticulés, les soubresauts du corps.
Cependant, si Des Esseintes se laisse aller à la suspension du langage, il n’en demeure pas moins que Huysmans, lui, continue d’écrire. Alors, si l’on peut, a priori, repérer un paradoxe entre, d’une part, le projet de construire des modes de réalisation de discours Neutres, et de l’autre, le projet du Neutre comme celui d’« absenter le sens », précisons que notre étude cherchait à montrer que le projet du Neutre, visant chez Barthes « la perte de tout référent », concerne la perte de tout référent tel qu’il est asséné par le langage, et engage alors nécessairement comme corollaire une ouverture, un mouvement vers l’infini des sens possibles, vers le dialogue des hétérogènes, vers la création de fictions. Au sens de Barthes, le Neutre n’est pas un vide, une suspension ou un gel du sens, mais précisément un plein : « Le meilleur Neutre, ce n’est pas le nul, c’est le pluriel »[51].
Dès lors, il faut inscrire notre réflexion dans une dimension plus générale, afin d’en appréhender de plausibles retombées. À l’ère du désenchantement du monde, c’est à vivifier les conditions de possibilité de la fiction qu’il faut s’employer. L’inquiétude ressentie en observant nos sociétés contemporaines, lesquelles semblent largement en proie à un déficit, sinon d’imaginaire, du moins symbolique, nous a menée à tenter de désigner l’ouverture à la fiction que sous-entend la proposition du Neutre barthésienne, comme réservoir de prémisses conduisant à « remplir le monde » : ni à le vider, ni à l’opacifier, mais à le complexifier, à le singulariser, par l’activité de lectures plastiques, qui permettent, à terme, de renouveler les identités, en évitant les crispations[52].
Déployer les replis du sens, jouer avec les latitudes sémantiques de termes choisis afin d’en mettre au jour de nouveaux enjeux, mais aussi, tout simplement, prendre le temps de s’adonner à une activité essentielle, celle où la pratique d’une langue conduit à son invention permanente, par laquelle les significations du monde se singularisent : cette pratique de la langue, comprise à partir du texte barthésien, pourrait aussi s’appeler légein logou kharin, « parler pour parler », « parler pour le plaisir »[53].
[1] Roland Barthes, Le Neutre, Cours au Collège de France (1977/1978), Paris, Seuil/IMEC, 2002.
[2] Le terme paradigme étant compris chez Barthes selon son acception saussurienne d’opposition entre deux termes, dont le choix de l’un à l’exclusion de l’autre produit le sens.
[3] Ce en quoi ces propositions s’écarteraient alors de la formulation classique d’un tertium quid de synthèse, mais désigneraient plutôt un tertium quid qui « extravague », c’est-à-dire qui perturbe la logique cardinale du sens, telle que la décrit R. Barthes.
[4] Roland Barthes, Le Neutre, Cours au Collège de France, op. cit., p. 32.
[5] Roland Barthes, Le Neutre, Cours au Collège de France, op. cit., p. 32.
[6] Hans-Georg Gadamer, « Esthétique et herméneutique », in L’Art de comprendre, Écrits II. Herméneutique et champ de l’expérience humaine, Paris, Aubier, 1991, p. 149.
[7] Au double sens de non-prédicatif (sens aristotélicien de kategoria) et de non-définitif.
[8] Roland Barthes, Le Neutre, Cours au Collège de France, op. cit., p. 31.
[9] Bernard Comment, Roland Barthes, Vers le Neutre, Paris, Christian Bourgois Éditeur, 2002, p. 56. Nous sommes entièrement redevables de la pensée de B. Comment qui a nourri et irrigué notre réflexion.
[10] Cité par Bernard Comment : Roland Barthes, Sade, Fourier, Loyola, Paris : Éditions du Seuil, 1971, pp. 112-113.
[11] William Shakespeare, Roméo et Juliette, Acte I, scène 1, in Œuvres Complètes, tome II, Paris : Librairie Gallimard, 1959, p. 450.
[12] Pouvant par exemple renvoyer à la pratique d’une diaphoralogie, science des nuances ou des moires, thématisée d’après Nietzsche, que Barthes appelle de ses vœux dans le Cours sur le Neutre, et qui s’y trouve évoquée à plusieurs reprises (Roland Barthes, Le Neutre, Cours au Collège de France, op. cit., p. 36 et p. 108).
[13] Nous renvoyons le lecteur à la partie de l’ouvrage de B. Comment intitulée « Antilogie et hétérologie », in Roland Barthes, Vers le Neutre pp. 55-64.
[14] Cité par B. Comment : Roland Barthes, Système de la mode, Paris, Éditions du Seuil, 1967, pp. 155-156.
[15] Stéphane Mallarmé, La Musique et les Lettres, Crise de vers, Paris, Éditions Ivrea, 1999.
[16] Jean-Claude Milner, Le pas philosophique de Roland Barthes, Lagrasse : Éditions Verdier, 2003.
[17] Jean-Claude Milner, ibid., p. 85.
[18] Jean-Claude Milner, id.
[19] Jean-Claude Milner, id.
[20] Roland Barthes, Le Neutre, Cours au Collège de France, op. cit., p. 82.
[21] Notons que R. Barthes emploie bien le terme dialectique.
[22] Roland Barthes, “Cher Antonioni…”, in Œuvres Complètes, Tome III, Paris : Éditions du Seuil, 1995, pp. 1208-1212.
[23] “Mon travail porte essentiellement – au delà de la mode – sur la description”, Roland Barthes, in Œuvres Complètes, 1966-1975, tome II, Paris : Éditions du Seuil, 1994, p. 455.
[24] Roland Barthes, Œuvres Complètes, 1966-1975, tome II, op. cit., p. 456.
[25] André Lalande, article « Dialectique », in Vocabulaire technique et critique de la philosophie, Paris : PUF/Quadrige, 2002 (1926), p. 227.
[26] Jacqueline Russ, (Dir.), Dictionnaire de Philosophie, Paris, Bordas, 2005.
[27] André Lalande, article « Dépassement », Supplément, in Vocabulaire technique et critique de la philosophie, op. cit., p. 1244.
[28] André Lalande, article « Synthèse », in Vocabulaire technique et critique de la philosophie, op. cit., p. 1092.
[29] À ce propos, l’on renverra le lecteur à l’article « Plasticité » du Vocabulaire européen des philosophies, Barbara Cassin (Dir.), Paris, Seuil/Le Robert, 2004, p. 958.
[30] Roland Barthes, “Cher Antonioni…”, op. cit., pp. 1208-1212.
[31] Séquence dont Marc Ferniot a proposé une analyse magistrale dans un article intitulé « Figures de l’arbre chez Antonioni, Conjectures pour une topoïétique », in Philippe Ragel (Dir.), L’Arbre, Entrelacs n° 6, Presses de l’imprimerie intégrée de l’Université de Toulouse/Le Mirail, 2007, pp. 71-85.
[32] Roland Barthes, “Cher Antonioni…”, op. cit., p. 1209.
[33] Roland Barthes, “Cher Antonioni…”, op. cit., p. 1209.
[34] Roland Barthes, “Cher Antonioni…”, op. cit., p. 1209.
[35] Roland Barthes, “Cher Antonioni…”, op. cit., p. 1209.
[36] Roland Barthes, Leçon, in Œuvres Complètes, tome III, op. cit., p. 803.
[37] Roland Barthes, “Cher Antonioni…”, op. cit., p. 1211.
[38] Roland Barthes, La préparation du roman, I et II, Cours et séminaires au Collège de France (1978-1979 et 1979-1980), Paris, Seuil/IMEC, 2003.
[39] Roland Barthes, La préparation du roman, op. cit., p. 65.
[40] Kusatao (trad. Coyaud), cité par R. Barthes, in La préparation du roman, op. cit., p. 121.
[41] Guillaume Apollinaire, Alcools, Paris, NRF Gallimard, 2000, p. 36.
[42] Le rapprochement entre le discours de l’ekphrasis, régi par les présupposés de la rhétorique antique, et répondant à des exigences littéraires occidentales, et le haïku et son immédiateté déliée de toute attache logicienne ou normative, peut surprendre le lecteur. Néanmoins, une comparaison entre ces deux genres littéraires, orientée dans la perspective d’une écriture du Neutre, nous semble possible.
[43] Gustave Flaubert, Madame Bovary, Paris, Éditions Gallimard, 2001, p. 48.
[44] Joris Karl Huysmans, À Rebours, Paris, Folio Classique, 2004, p. 186.
[45] Joris Karl Huysmans, À Rebours, op. cit., p. 188.
[46] Joris Karl Huysmans, À Rebours, op. cit., p. 188.
[47] Joris Karl Huysmans, À Rebours, op. cit., p. 190.
[48] Joris Karl Huysmans, À Rebours, op. cit., p. 191.
[49] Joris Karl Huysmans, À Rebours, op. cit., p. 191.
[50] Joris Karl Huysmans, À Rebours, op. cit., p. 189.
[51] Roland Barthes, Le Neutre, Cours au Collège de France, op. cit., p. 159.
[52] Comme le déclarait Marc Ferniot en conclusion d’une communication intitulée « Roland Barthes, la douceur du Neutre », prononcée au Collège International de Philosophie lors du Colloque Roland Barthes après Roland Barthes, les 23/24 novembre 2000 : « […] le désir de neutre invite à suspendre les marquages identitaires. Pour autant, cette évidence n’est pas de mise […]. En témoignent les diverses récupérations du corpus barthésien opérées par les gay, lesbian et autres queer studies. Faudrait-il rappeler à tous ces tenants du très à la mode troisième sexe que Barthes n’a jamais déployé, avec son troisième terme, de discours au service d’une topique, pas même celle de l’homosexualité ? ».
[53] Nous renvoyons, bien sûr, aux travaux déterminants de Barbara Cassin sur le logos sophistique, répondant à l’ambition du vaste « chantier des alternatives », dans lequel la recherche du Neutre peut, assurément, s’inscrire.
Le neutre équilibré, le disjonctif de Wittgenstein type canard-lapin O— appliqué à l’équipotence des phrases… Bel article, si bien écrit. Merci !
Le canard nie le lapin tandis que le disjonctif l’inverse ; l’une l’exclut et garde l’unité, l’autre le transgresse car il garde la dualité. Certes une toute petite transgression n’allant que jusqu’à l’envers. Quand je dis disjonctif, je vois par exemple A, B, mais aussi disjonctif (le corrélatif) ou bien homophonie ou haïku (l’aporie) c’est-à-dire un troisième terme, non un dépassement mais un substrat du disjonctif : par la transgression biblique d’un nom vers un reflet surplombant. Une transgression qui engage le langage et qui maintient l’un et le deux.