La dissymétrie musicale
histoire d’une médiation
Sommaire des articles de ce dossier
Geoffroy Drouin – EHESS, compositeur et ancien pensionnaire de la Villa Médicis
Si la symétrie s’avère constituer un facteur d’organisation incontournable en musique, ce n’est qu’au travers de son rapport avec son négatif, l’asymétrie, qu’elle dépasse sa nature statique et spatiale. Comme médiation de ce rapport contradictoire, la dissymétrie s’affirme alors comme fonction formelle dramatique de tension et de résolution, tel que l’exemple de la forme sonate en porte la démonstration.
Si le concept de dissymétrie semble conserver une certaine plasticité non dénuée d’ambiguïté dans son usage à travers les différents champs d’application auxquels il se réfère, sa robustesse se situerait du côté de la notion de symétrie, l’asymétrie n’étant que la négation de cette dernière. Nous partirons donc de celle-ci, pour en décliner différents usages en musique, en nous appuyant sur le travail de Xavier Hautbois consacré largement à cette question.[0][MAJ : le 10/04/15] L’organisation des échelles, modes ou gammes de hauteurs s’articule le plus souvent autour de stratégies convoquant la symétrie. Cette dernière a pour particularité singulière de déplacer la perception temporelle d’une œuvre vers une perception spatiale. L’analyse du prélude pour piano Voiles de Claude Debussy en fournira une démonstration probante. La technique sérielle viendra de son côté affirmer la symétrie comme principal opérateur d’organisation, tant au niveau local (séries) que global (forme de l’œuvre), telle qu’un Pierre Boulez l’explicite [Boulez, 1963]. Opérant localement et en dehors du déroulement temporel de la partition, la symétrie viendra confirmer sa nature statique et spatiale. La symétrie formelle prend de son côté place au sein d’une dialectique avec l’asymétrie, constituant par là la version musicale du concept de dissymétrie. Ainsi au sein de la forme sonate, la dissymétrie viendra confirmer son rôle contradictoire et médiateur entre symétrie et asymétrie, assurant musicalement la fonction formelle dramatique de tension et de résolution. Ces considérations musicales nous porterons à nous interroger plus précisément sur la notion de dissymétrie pour tenter d’en cerner au plus près les différentes déterminations qui la constituent. La philosophie dialectique dans sa tradition hégélienne se fera le filtre logique de cette appréhension conceptuelle. La dissymétrie rendra compte de sa logique dialectique en s’affirmant comme relevant tout autant du symétrique que de son altérité, posant là une réalité chaque fois unique et singulière, en fonction du rapport contradictoire qu’elle convoque et fait jouer.
I.1 La symétrie musicale
I.1.1 La symétrie modale
Intéressons-nous à la gamme par tons affectionnée par Claude Debussy. La première partie du prélude pour piano Voiles est écrite intégralement dans ce mode :
La gamme par tons est construite sur un unique cycle de deux tons et demi réitéré six fois, et présentant douze axes de symétrie (un axe par ton, un axe par demi-ton). Voyons en quoi la présence exclusive de cette symétrie modale confère à toute l’œuvre son climat harmonique si particulier.
Un premier motif est présenté en introduction. Ce qui frappe d’emblée, c’est la nature spatiale de ce motif, décliné seul sans aucun accompagnement, comme pour mieux affirmer l’espace qu’il occupe dans la totalité du registre et de la résonance du piano. Il se compose d’une descente de tierces majeures, puis d’un saut d’octave ponctué par une dernière descente au ton inférieur. Cette utilisation de la gamme par tons a pour effet de neutraliser toute attraction tonale, renforçant encore un peu plus la dimension spatiale de ce motif :
Une nouvelle itération tronquée de ce motif nous fait descendre dans le registre médium, pour anticiper une note pédale dans le grave du piano, sous forme d’ostinato. Là encore, en raison de la neutralité des attractions tonales, cette note pédale qui en temps ordinaire aurait fait office de fondamentale harmonique s’affirme ici comme un timbre de type percussion résonante qui vient s’ajouter comme registre supplémentaire dans le paysage spatial déployé sous nos yeux.
C’est sur cet ostinato timbral que vient se poser le thème principal, simple mouvement ascendant de tons en octave dans le registre médium grave, avant de redescendre à son point de départ en trois temps successifs. Le thème d’introduction vient ici subrepticement se superposer aux deux précédents, achevant la constitution de ce premier espace déployé sur 3 registres.
Mode symétrique par excellence, la gamme par tons neutralise toute tension et toute résolution harmonique. C’est ainsi que les hauteurs du motif d’introduction ou encore du motif principal glissent littéralement les unes aux autres au sein d’un espace de hauteurs parfaitement homogène et sans heurt, où aucune verticalité n’est vraiment affirmée, mais plutôt un dispositif spatial flottant où les éléments sont posés les uns sur les autres ou les uns à côté des autres. Et le traitement de la forme accentue encore cette impression par la juxtaposition des différentes sections de l’œuvre, telle que le rappelle avec raison l’article d’une Encyclopédie de la Musique :
« Le discours musical de Debussy naît du rapprochement non contraignant d’images instantanées qui se renouvellent continuellement et se soustraient à tout devenir grâce à un tissu harmonique où les attractions tonales sont, soit neutralisées, soit rendues ambiguës. »[1]
La rhétorique musicale de Voiles est donc bien plutôt d’ordre spatial, dans l’alternance de registres et de leur point culminant dans leurs extrêmes, comme celui qui clôture cette première grande présentation mesure 22. « Spécification de l’instant contre le devenir », nous dit avec raison Michel Imberty à propos du style de Debussy. Par la présence exclusive de la symétrie dans l’organisation modale, le prélude Voiles nous le confirme ici : la symétrie est spatiale et statique dans son essence.
I.1.2 La symétrie sérielle
Le moment sériel constitue un point névralgique dans la déconstruction du système tonal. En introduisant une hiérarchisation catégorielle répartie autour d’une fondamentale, la tonalité permettait une structuration du discours forte et cohérente, et cela à tous les niveaux de l’écriture, tant localement dans le traitement thématique (règles harmoniques et contrapuntiques) que globalement dans l’articulation formelle de l’œuvre (opposition puis résolution autour du pôle tonique/dominante). Abolissant le système tonal et ses fonctions comme système d’organisation des hauteurs et du discours musical, la difficulté des sériels consista précisément à trouver un principe substitutif qui en ait la force et la cohésion. Une fois proscrite toute référence au système tonal, il a bien fallu admettre un principe d’organisation et d’articulation du discours applicable à ces mêmes niveaux. Et si l’on admet parfois naïvement et un peu vite qu’au nom d’un principe égalitaire, la technique sérielle refuse toute hiérarchisation au sein de ses paramètres, la réalité musicale est tout autre. Le compositeur Pierre Boulez en est très conscient quand il affirme dans Penser la musique aujourd’hui :
« La série est […] le germe d’une hiérarchisation fondée sur certaines propriétés acoustiques, douée d’une plus ou moins grande sélectivité, en vue d’organiser un ensemble FINI de possibilités créatrices liées entre elles par des affinités prédominantes par rapport à un caractère donné ; cet ensemble de possibilités se déduit d’une série initiale par un engendrement FONCTIONNEL […] Par conséquent, il suffit, pour instaurer cette hiérarchie, d’une condition nécessaire et suffisante qui assure cohésion du tout et relations entre ses parties consécutives. »[2]
Très vite, la symétrie s’est vue confier cette fonction, à la fois comme principe d’organisation interne à la série (parties), que comme principe d’organisation formelle (tout). Le même Boulez est encore de ce point vue très clair quand il déclare plus loin :
« La structure interne d’une série est décisive en ce qui concerne le développement de ses pouvoirs organisateurs ; il convient donc de ne pas la laisser au hasard, et de prévoir, au contraire, en quel sens précis ils se déploieront. Ces structures seront de deux sortes : symétriques ou asymétriques ».[3]
Reprenons avec Boulez des exemples de structurations sérielles qui démontrent la présence de la symétrie comme facteur d’organisation. Les opus 24 et 28 d’Anton Webern sont à cet effet parlants. Concerto pour neuf instruments composé en 1934, l’opus 24 est structuré sur une série dodécaphonique organisée à partir d’un sous-ensemble de trois notes, auquel Webern affecte les trois mouvements complémentaires traditionnels de symétrie : rétrograde inversé, rétrograde puis inversé[4].
Le quatuor à cordes opus 28 de 1937-38 utilise un procédé similaire : la série, basée sur le nom de Bach[5], est répartie sur trois sous-ensembles de quatre notes, les deux derniers étant respectivement les mouvements symétriques par transposition et par inversion.
Un exemple d’emploi de la symétrie encore plus remarquable est la série initiale de la Suite lyrique d’Alban Berg pour quatuor à cordes (1925-26). Ici, tous les intervalles sont présents, répartis symétriquement par renversement autour d’un pivot central formé par la quinte diminuée, seul intervalle à ne pouvoir être renversé.
Deux éléments principaux viennent jouer en faveur de l’emploi de la symétrie dans l’organisation sérielle de la musique : un principe de complémentarité et un principe d’équivalence[6]. Le premier résulte du fait « qu’un ensemble de notes ne trouve sa cohérence que par rapport à son complément dans la série. » Comme le mentionne la première citation boulézienne sur la série, le compositeur sériel travaille sur un ensemble fini d’éléments, et donc fermé. Au sein de cet ensemble, un sous-ensemble ne trouvera son identité et sa logique que par rapport à son complément, telles que décrit dans les exemples précédents. La symétrie vient donc se poser comme opérateur de sélection et d’organisation, censé garantir cohérence et logique du discours. Le second principe quant à lui provient du postulat sériel qui veut qu’aucun élément d’une série ne s’impose hiérarchiquement sur les autres, évitant de fait toute attraction naturelle, comme toute répétition abusive et inégale. La symétrie permet ainsi de garantir un principe égalitaire entre éléments ou groupements d’éléments au sein d’un ensemble.
Néanmoins, si la symétrie garantit à l’écriture sérielle un certain niveau d’organisation tout en satisfaisant à son exigence d’égalité, elle ne suffit pas pour en faire un discours musical, à savoir généré par une narration dans le temps, quel que soit le degré d’abstraction que cette dernière peut porter en soi. Parce que la symétrie n’a qu’un pouvoir de structuration spatiale, le discours se métamorphose ici en paysage. Sa fonctionnalité, telle qu’elle est appelée de ses vœux par Boulez dans la citation précédente, agit certes sur l’ordre spatial, mais n’est en aucun cas opérante sur la flèche du temps. De nature statique, elle n’évite pas les discontinuités temporelles symptomatiques d’une perception qui ne peut s’articuler dans le discours du temps. Le musicologue Michel Imberty ne s’y est pas trompé quand il évoque ce moment qu’il appelle de son côté « multisériel » :
« En place du temps, l’œuvre suggère un espace de sons, de timbres, où dans le jeu complexe des raffinements de durées infinitésimales démultipliées jusqu’à l’excès, se crée une alternance aléatoire de l’apparition et de la disparition, constitutive d’un temps-espace où se succèdent les sensations brutes, sans liens, sans transition ni passage, où les lois du contraste et de l’opposition dictent l’émiettement de la durée et du devenir. »[7]
Ainsi, la notion de temps disparaît ici pour se figer dans un présent dilaté à l’infini, présent abstrait, coupé de son lien avec le passé et le futur, présent constitutif et déployé comme espace. Si cette substitution est délibérément recherchée chez un Debussy ou un Webern, en vue de laisser émerger la poésie du seul son comme instant d’appréciation, elle sera reçue a posteriori plus par défaut chez les post-sériels et leurs générations successives, en premier lieu desquelles la génération spectrale qui y trouvera là par réaction le détonateur de son postulat esthétique.
Si la symétrie s’impose donc bien comme facteur d’organisation et de structuration musicales, elle n’en constitue pas pour autant un opérateur de son déploiement narratif, comme discours inscrit dans la flèche du temps et porteur d’un drame qui en constitue la trame temporelle. Néanmoins, c’est dans la rencontre contradictoire avec son altérité qu’elle se pose comme tel. Ce rapport, elle le fait jouer avec et contre son opposé, l’asymétrie, qui telle quelle n’en est que la vacuité négative et non encore traversée par un véritable travail de rapport. C’est donc bien la dissymétrie, comme lieu de tension et de résolution de cette rencontre, qui en est la figure d’émergence. Comme telle, elle impulse la dynamique du discours musical, en déployant l’histoire de sa constitution et s’assumant ainsi comme fonction dramatique.
I.2 La dissymétrie
I.2.1 La dialectique : une logique de la contradiction
Pour bien comprendre conceptuellement comment se constitue et se déploie la dissymétrie, convoquons une logique qui puisse répondre de ce procès duquel elle émerge, procès qui pose la rencontre contradictoire de la symétrie et de l’asymétrie. C’est donc la dialectique qui s’invite ici, pour fournir les outils conceptuels à même de se saisir de la nature particulière de ce parcours. Pour faire court, le processus dialectique initié par Hegel dans la Science de la Logique vise à sortir de la logique du tiers exclu pour, à l’inverse, poser une chose et son contraire dans une identité contradictoire, de laquelle émerge un contenu plus riche et abouti comme nécessaire médiation de la contradiction posée. Ainsi, dès l’amorce du système hégélien, l’être se trouve posé en identité avec son opposé le néant, contradiction dont la résolution émerge dans la figure du devenir.
« Être, être pur, — sans aucune autre détermination. Dans son immédiateté indéterminée, il n’est égal qu’à soi-même, et aussi non inégal en regard d’[un] autre, n’a aucune diversité à l’intérieur de soi, ni vers l’extérieur.[…]. Il est la pure indéterminité et vacuité.– Il n’y a rien à intuitionner dans lui, si d’intuitionner on peut ici parler ; ou il n’est que cet intuitionner même, pur, vide. Tout aussi peu y a-t-il à penser quelque chose dans lui, ou il n’est pareillement que ce penser vide. L’être, l’immédiat indéterminé, est en fait néant, et ni plus ni moins que néant. »[8]
Et Hegel de poursuivre un peu plus loin :
« ce qui est la vérité, ce n’est ni l’être ni le néant, mais le fait que l’être – non point passe – mais est passé dans le néant, et le néant dans l’être. […] Leur vérité est donc ce mouvement du disparaître immédiat de l’un dans l’autre ; le devenir ; un mouvement où les deux sont différents, mais par une différence qui s’est tout aussi immédiatement résolue »[9].
Les implications de la méthode hégélienne sont lourdes de nouveautés et de conséquences sur la pensée, sans doute encore trop peu évaluées et intégrées, particulièrement dans la patrie de la pensée analytique. Retenons pour notre part cette singularité qui introduit le mouvement dans la saisie de la pensée d’une chose, tout en l’admettant comme déterminée et finie. Tous les concepts de la philosophie sont ainsi appréhendés dynamiquement par Hegel, et résultent d’un mouvement interne de contradiction qui les détermine comme tel, unité contradictoire de leur identité et de leur différence. Aucune chose n’est vraie en dehors du procès dynamique duquel elle émerge, procès dont le détonateur est la contradiction qu’elle pose à l’intérieur d’elle-même, et dont l’aboutissement en est la médiation accomplie, incarnée par cette figure hégélienne de la sursomption[10]. La saisie ultérieure par Marx et Engels du système hégélien incarnera la sortie de son idéalisme philosophique, pour l’ancrer dans les catégories du réel social et économique. Elle en sera ainsi la version matérialiste, s’affirmant comme méthode scientifique d’analyse du réel, où à l’instar des catégories philosophiques du système hégélien, tout élément du réel se doit d’être analysé dans le mouvement du rapport identitaire contradictoire dont il est le résultat, comme saut qualitatif d’une résolution qu’il appelle en son sein, quelles que soient la nature et l’issue de celle-ci[11]. La réalité se dévoile ainsi comme vaste réseau catégoriel en mouvement et en interaction perpétuels, avec comme détonateur la contradiction qui unit toute chose et son négatif, et comme opérateur de résolution le saut qualitatif qui en résulte.[12] Singulièrement, la logique dialectique trouve un écho favorable dans l’épistémologie contemporaine, la science d’aujourd’hui étant saturée de termes couplés à caractère d’interdépendance antinomique : absolu/relatif, fini/infini, discret/continu, hasard/nécessité, symétrie/brisure de symétrie, réversibilité/irréversibilité, local/global, etc.[13]
I.2.2 La dissymétrie musicale : une symétrie mise en mouvement
I.2.2.1 La dissymétrie au filtre de la dialectique
Parcourons le concept de dissymétrie à la lecture de la logique dialectique. Relevons qu’il s’accorde particulièrement bien avec la méthodologie hégélienne. Tout en la conservant en soi, la dissymétrie consacre en effet l’enrichissement et le dépassement de la symétrie par le rapport de celle-ci avec son négatif, l’asymétrie. Progressons selon le tempo hégélien en parcourant le procès de sa constitution. L’asymétrie, en tant que telle, ne présente aucune détermination ; pour reprendre un vocable hégélien, elle n’est que « vacuité » ; ce n’est que dans son rapport à la symétrie qu’elle se trouve alors déterminée, à savoir comme absence et négation de cette dernière. De son côté, si la symétrie dans ses différents domaines d’application renvoie bien à une détermination particulière (la musique la définit essentiellement comme répartition axiale identique), elle ne porte pas encore en soi de mouvement qui l’animerait comme telle, s’en tenant uniquement au statisme de l’égalité qu’elle signifie. En cela, elle est amenée à se projeter et se perdre dans son négatif, pour y trouver le mouvement qui la rendra dynamique et effective sur l’échelle du temps, narrant alors l’histoire de sa constitution, telle que la dissymétrie comme catégorie accueillant l’ensemble de ce parcours peut en rendre compte. Et c’est bien cette narration, qui, musicalement et comme processus d’écriture, affirme sa fonction dramatique en déroulant le parcours d’une tension initiale qui trouve sa résolution. « C’est la dissymétrie qui crée le phénomène » [Curie, 1894]. Quelle que soit la nature du « phénomène », oui, c’est bien la dissymétrie qui est créatrice en portant en soi un mouvement spéculatif, celui de la symétrie traversée par son altérité. Voyons comment faire jouer ce procès de la dissymétrie dans l’exemple musical concret de la forme sonate.
I.2.3 La dissymétrie musicale : le cas de la forme sonate
La forme sonate constitue la forme musicale canonique de la période classique. Instaurée principalement par Haydn et Mozart, développée et enrichie par Beethoven puis Schubert, elle constitue le premier mouvement de la sonate instrumentale, et consacre la suprématie de la musique instrumentale, au lendemain d’une période baroque encore soumise à la musique vocale et sa rhétorique d’imitation, qu’elle soit religieuse ou lyrique. Voici décrit de manière élémentaire son schéma d’école, tel que pourra le standardiser a posteriori un Karl Czerny au XIXe siècle, dans une vocation avant tout pédagogique :
La forme sonate affectionne la symétrie, c’est elle qui distribue et organise ses différentes sections. On y retrouve en effet un principe de répartition autour d’un axe, principe dupliqué à ses différents niveaux : au sein de ses périodes (exposition et réexposition), comme dans sa globalité (forme sonate dans son ensemble). Localement, c’est ainsi le moment du pont dans l’exposition et la réexposition qui se trouve encadré symétriquement par les thèmes A et B, comme c’est, à un niveau plus global le développement qui fait office d’axe de symétrie entre exposition et réexposition. Cette symétrie déployée n’est pas sans effet sur les raisons du succès et de la suprématie pour un temps de cette forme. Comme le relève le musicologue Charles Rosen : « La clarté de la définition et de la symétrie donnaient à l’auditeur la possibilité d’appréhender facilement la forme individuelle au cours des exécutions publiques. »[15] Néanmoins, si elle affiche en effet dans sa forme un goût prononcé pour la symétrie, c’est dans son contenu que la dissymétrie y joue pleinement son rôle, particulièrement dans sa dimension harmonique. Toute la structure de la forme sonate s’articule en effet autour d’une disposition symétrique traversée par une asymétrie harmonique constituée par les tonalités des thèmes principaux. C’est ainsi une opposition initiale qui va fournir l’argumentaire principal de cette forme, opposition que l’on trouve présentée dans l’exposition entre tonique (I) et dominante (V ou mineur/Majeur dans un second cas). Cette asymétrie dans la symétrie forme ce que Charles Rosen définit comme « une dissonance à grande échelle »[16]. Cette opposition est par ailleurs souvent accentuée par une autre asymétrie dans la texture et le caractère des thèmes : le premier est souvent de nature dynamique voire conquérante, quand le second est plus intime et lyrique (ce que certains musicologues répartissent entre thèmes masculin et féminin).
Le moment de l’exposition : une dissymétrie locale — Tout est donc déjà dit dans ce moment de l’exposition. C’est là que se joue le premier procès d’une dissymétrie qui se fait médiation de cette rencontre contradictoire entre symétrie et asymétrie, symétrie dans la disposition spatiale des deux thème autour du pont, asymétrie dans leur disposition harmonique. Cette dissonance harmonique trouve sa médiation dans le moment du pont, la totalité de ce parcours se posant alors comme une dissymétrie. Celle-ci dit l’unité contradictoire de cette rencontre entre symétrie et asymétrie, et constitue en tant que telle un moment, celui de l’exposition. La dissymétrie garde en soi la symétrie qu’elle contient, tout en progressant et la dépassant par la rencontre de cette dernière avec son altérité, dans une médiation dont l’unité contradictoire constitue un saut catégoriel défini comme ce premier moment névralgique de la forme sonate.
Le moment du développement : une médiation en travail — Ce parcours va se voir répliquer à une plus grande échelle, puisque face à l’exposition se dispose symétriquement la réexposition, qui lui répondra néanmoins dans son contenu de manière asymétrique, par la nouvelle répartition harmonique des thèmes, tous deux déployés alors dans la tonalité principale. C’est le développement qui fait ici office de médiation entre ces deux sections, puisqu’il y accentue la tension initiale de l’exposition, tout en la travaillant en vue de la résolution médiatrice à venir dans la réexposition. Ce travail se déploie essentiellement au niveau d’une transformation thématique, transformation dont Rosen répertorie 4 types :
1) la fragmentation ;
2) la déformation ;
3) l’emploi des thèmes (ou fragments des thèmes) dans une texture contrapuntique 4) imitative ;
4) la transposition et l’arrangement en une séquence à modulation rapide. »[17]
Le moment de la réexposition : une dissymétrie globale — La réexposition qui suit affirme cette nouvelle et ultime médiation à grande échelle dans son accomplissement. Par l’affirmation des deux thèmes de l’exposition dans une même tonalité, elle récapitule l’ensemble du parcours de la forme sonate, comme nouvelle unité contradictoire d’un niveau supérieur, unité qui définit à proprement parlé ce moment de la forme sonate dans la globalité de son mouvement. Comme dissymétrie à grande échelle, elle contient encore en elle la symétrie spatiale des sections de l’exposition et de la réexposition, tout en la dépassant par la nouvelle homogénéisation harmonique qu’elle affirme dans ce dernier moment de la réexposition.
Dissymétrie locale à laquelle répond à une plus grande échelle une dissymétrie globale, la forme sonate relève d’un feuilletage de la dissymétrie qui en constitue le cœur de l’articulation syntaxique. Relevons par ailleurs que ce schéma générique de la forme sonate correspond peu ou prou à la version hégélienne « idéaliste » de la résolution de la contradiction, à savoir une résolution « positive » de la contradiction, qui en a réalisé une progression et un enrichissement, dont l’unité de la forme atteinte et réalisée par le rapprochement harmonique des deux thèmes en est le témoin et le garant. Cette structure ouvre néanmoins la porte à d’autres alternatives de résolution et de traitements. Ainsi, Beethoven, dans la filiation de Haydn et Mozart, accentuera les effets de la tension initiale de l’exposition, en substituant à la traditionnelle polarité tonique/dominante d’autres rapports de degrés harmoniques qui en renforceront l’effet de dissonance et d’opposition (pensons aux opus 53, 106 ou 127). Schubert de son côté tendra plus vers une forme de dissolution de la forme sonate, en jouant sur une oscillation de niveaux tonals, novation subtile qui provoque une forme de lévitation harmonique. En réalité, la dissymétrie ouvre la porte à bien d’autres alternatives de résolutions, comme la version matérialiste de la dialectique de Marx et Engels a pu les mettre à jour. Ainsi, cas extrême, l’antagonisme initial peut être affirmé jusqu’à supprimer un des termes de la contradiction dans la résolution, ce que la tradition de la version dialectique matérialiste définit comme le processus de « transmutation éliminatrice ». En d’autres termes, la dissymétrie présente un contenu relativement ouvert dans sa forme, en se prêtant à une plasticité morphologique très variée, du moment qu’elle se tient dans le face à face d’un rapport initial et qu’elle en constitue la sortie.
C’est donc bien la dissymétrie qui constitue le moteur dramatique de la forme sonate pour consacrer à travers elle la suprématie de la musique instrumentale et son émancipation de sa fonction traditionnelle de représentation adossée à un texte, ou encore d’imitation du sentiment. Nous laisserons le mot de la fin à Rosen :
« Les formes sonate ont permis cette évolution en fournissant un équivalent à l’action dramatique et en donnant une définition claire au contour de cette action. […] C’est une forme fermée, dépourvue du cadre statique de la forme ternaire ; elle possède un épilogue dynamique analogue au dénouement du drame du XVIIIe siècle, où tout est résolu, toutes les conclusions incertaines reliées entre elles et l’œuvre achevée. »[18]
Et Rosen de conclure un peu plus loin :
« Il s’en est suivi un bouleversement dans le domaine de l’esthétique musicale, qui s’écarte alors de la notion sacro-sainte de la musique en tant qu’imitation du sentiment pour s’orienter vers une conception faisant de la musique un système indépendant, un système qui se fait comprendre par lui-même en des termes difficiles à traduire. »[19]
[0] X. Hautbois, L’unité de l’œuvre musicale : recherche d’une esthétique comparée avec les sciences physiques, Paris, L’Harmattan, 2006. [MAJ : le 10/04/15]
[1] Encyclopédie de la musique, Milan, éd. Garzanti, 1983 [Librairie Générale Française, 1992, pour la traduction et l’adaptation française].
[2] P. Boulez, Penser la musique aujourd’hui, Paris, Gallimard, 1963, p. 36.
[3] Ibid., p. 78.
[4] Rappelons pour mémoire les principes contrapuntiques de symétrie : le mouvement droit constitue la série dans sa version originelle, le rétrograde est la lecture à l’envers du précédent, l’inverse ou contraire garde les mêmes intervalles en inversant leur mouvement, et enfin le rétrograde inversé ou contraire combine les deux derniers.
[5] Procédé basé sur la notation musicale alphabétique allemande, où chaque note correspond à une lettre (La=A, Sib=B, etc.). Il est ainsi possible d’affecter à un thème ou figure une référence textuelle particulière.
[6] X. Hautbois, L’unité de l’œuvre musicale, op. cit, p. 210.
[7] M. Imberty, La musique creuse le temps, Paris, L’Harmattan, 2005, p. 18.
[8] Hegel, Science de la logique, Premier tome-Premier livre, l’Être, version de 1812 ; trad., prés., n. par G. Jarczyk et P-J. Labarrière, Paris, Kimé, 2006, p. 61.
[9] Ibid., p. 62.
[10] Néologisme français approximatif, quand le terme originel allemand Aufhebung en traduit toute la subtilité : « Sursumer a dans le langage le double sens selon lequel il signifie équivalemment conserver, maintenir, et faire cesser, mettre un terme », Hegel, op. cit., p. 78.
[11] À la différence du système idéaliste hégélien, où toute résolution contradictoire progresse et tend par médiation vers un idéal prédéterminé artificiellement, Marx a mis au jour des contradictions à caractère antagonique dont l’issue ne permet pas la médiation mais conduisent à une cannibalisation d’un des termes du rapport sur l’autre. À la différence du système hégélien, la sortie de la contradiction chez Marx est donc ouverte.
[12] Nous avons pour notre part montré que la figure de l’émergence pouvait constituer une version singulière et forte d’opérateur de ce réseau catégoriel, portant en son sein la tension d’une contradiction et sa résolution comme saut qualitatif irréversible. Cf. G. Drouin, Émergence et dialectique en musique. Une approche transdisciplinaire de l’écriture musicale, Thèse de Doctorat, Musique et Musicologie du XXe Siècle, EHESS, 2011.
[13] Cf. les ouvrages collectifs Sciences et dialectiques de la nature, H. Atlan et al., Paris, La Dispute, 1988, et Émergence, complexité et dialectique, L. Sève et al, Paris, Odile Jacob, 2005.
[14] Signalons que ce schéma d’école est en réalité postérieur à la plus grande production de sa réalisation. De Haydn à Beethoven en passant par Mozart, la forme sonate s’exprime rarement dans une structure stéréotypée, et c’est plutôt, au sein d’une structure de référence, la singularité qui prime. Même s’il en constitue une réduction générique, c’est donc pour sa vocation didactique que nous nous y référons.
[15] Ch. Rosen, Formes sonates, Paris, Actes Sud, 1993 pour la trad. française, p. 29.
[16] Ibid., p. 255.
[17] Ibid., p. 291.
[18] Ibid., p. 26
[19] Ibid., p. 28.