La déhiscence du sens
Alexander SCHNELL, La déhiscence du sens, Paris, Hermann, coll. « Le Bel Aujourd’hui », 2015, 274p.
Face à la nécessité de rendre compte du bien-fondé du « corrélationisme » (évoqué par le « réaliste spéculatif » Q. Meillassoux), de la matrice des ontologies en anthropologie (mise en place par l’anthropologue P. Descola), ou encore du « problème difficile de la conscience » (énoncé par le cognitiviste D. Chalmers), la phénoménologie se trouve aujourd’hui poussée – d’une certaine façon malgré elle – sur l’avant-scène du débat philosophique. Dans un cercle assez restreint, les recherches phénoménologiques avaient certes connu depuis plus d’un siècle un développement fructueux et quasiment ininterrompu. Mais il fallait ce double défi provenant des sciences cognitives, d’un côté, et témoignant d’un renouveau de la pensée spéculative, de l’autre, pour que l’on s’aperçoive que la phénoménologie occupe un terrain qui pourrait intéresser également ceux qui avaient refusé, jusqu’ici, d’entrer dans ce « nouveau monde » (Husserl) ouvert en vertu de la méthode phénoménologique.
Or, au sein même de la phénoménologie française, plusieurs projets d’une « phénoménologie réaliste » ont déjà vu le jour qui cherchent à se réapproprier des questions et des champs de réflexion pour lesquelles la « phénoménologie orthodoxe » ne semblait plus posséder les compétences requises. Mais ces projets répondent-ils vraiment de manière satisfaisante à ces deux défis ? En particulier, ces derniers ne soulèvent-ils pas des questions – sur le statut de la conscience (et la « corrélation » qu’elle met en oeuvre), la légitimité de la connaissance, le sens de la réalité – que les phénoménologues de la première heure avaient abordées d’une manière qui, pour peu que l’on considère ces problèmes de manière rigoureuse, n’est pas conciliable avec le « réalisme », si toutefois celui-ci désigne l’abandon de l’intentionnalité et du transcendantalisme ?
Cela ne signifie pas que le présent ouvrage propose de réactualiser un idéalisme « classique » (fondationnel) ou un « idéalisme transcendantal » mettant en son centre le « sujet » ou l’« Ego ». Si cet essai n’est certes pas une explication systématique avec le « réalisme spéculatif », il développe néanmoins plusieurs perspectives permettant d’en entrevoir certaines impasses (par exemple concernant le statut de l’« ancestralité »). L’objectif est en effet de montrer que l’on ne peut concevoir la « réalité » qu’à partir d’une prise au sérieux d’une « in-tentionnalité » (en sa triple dimension « immanentisante », « négative » et « générative ») ne se limitant pas à la description d’un rapport extérieur entre la conscience et son objet, mais exhibant les conditions de la légitimation de tout rapport au réel. Cela exige de mettre en évidence, d’une façon inédite, le rôle crucial de l’imagination dans tout rapport intentionnel à l’objet. Il s’agit ainsi de renforcer un « corrélationisme » bien compris, et de relever phénoménologiquement ce multiple défi, omniprésent dans le débat philosophique contemporain. De cette façon, la phénoménologie fait preuve d’un pouvoir spéculatif permettant de dévoiler son destin métaphysique.