La critique libérale du capitalisme de connivence : défense ou remise en question du free-market ?
Raphaël Demias-Morisset est doctorant contractuel en science politique au sein de l’Institut de recherche Montesquieu (UR 7434) à l’université de Bordeaux, il réalise une thèse portant sur l’illibéralisme.
Résumé
Notre article vise à mettre en lumière la relation conflictuelle entre libéralisme et free-market en mobilisant le concept de capitalisme de connivence. Recourir à une approche morphologique de l’idéologie libérale nous permettra de montrer ce que la pluralité des références au capitalisme de connivence dit des conflits existant au sein du libéralisme. En effet, les mobilisations de la notion de capitalisme de connivence révèlent les continuités et les ruptures entre les différents courants intellectuels revendiquant le libéralisme ou la défense du free-market, ce qui permet de mieux les cartographier. Or ces conflits autour de la définition du libéralisme et de sa compatibilité avec le capitalisme font souvent l’objet d’impensés tant pour les intellectuels libéraux que pour leurs critiques. Ces impensés découlent de l’absence de prise en compte du caractère contesté de certains concepts essentiels au sein de la galaxie libérale. La crise économique mondiale de 2008 et la convergence paradoxale qu’elle a induit entre les mobilisations libérales et libertariennes de la notion de capitalisme de connivence induit ainsi une incompatibilité croissante entre libéralisme et défense du free-market.
Mots-clefs : libéralisme, néolibéralisme, libertarianisme, capitalisme, capitalisme de connivence, idéologie.
Abstract
This paper aims to shed light on the conflictual relationship between liberalism and free-market by mobilising the concept of crony capitalism. By using a morphological approach of liberal ideology, we will show that the plurality of references to crony capitalism reveals the conflicts existing within liberalism. In fact, the use of the notion of crony capitalism reveals continuities and ruptures between the different intellectual currents claiming liberalism or the defence of the free-market, which helps us to map them. These conflicts over the definition of liberalism and its compatibility with capitalism are often the subject of blind spots for both liberal intellectuals and their critics. These blind spots arise from the failure to take account of the contested nature of certain essential concepts within the liberal philosophy. The global economic crisis of 2008 and the paradoxical convergence it has induced between liberal and libertarian mobilisations of the notion of crony capitalism thus induces a growing incompatibility between liberalism and the defence of the free market.
Key-words: liberalism, neoliberalism, libertarianism, capitalism, crony capitalism, ideology.
Introduction
La conflagration économique mondiale provoquée par la crise des subprimes en 2007 devait annoncer pour beaucoup la crise, voire l’anéantissement du libéralisme. Cette même crise fut pourtant invoquée par d’autres pour défendre son retour. Cette dualité suggère la profondeur du flou sémantique et conceptuel entourant le concept même de libéralisme. Il est ainsi particulièrement révélateur de constater que les économistes présentés comme les adversaires d’un libéralisme économique[1] associé au free-market sont ceux-là même appelant au retour du libéralisme[2], pour contrecarrer le capitalisme de connivence néolibéral[3]. Paradoxalement, les défenseurs du free-market attribueront eux-aussi la responsabilité de la crise au « capitalisme de connivence », cette forme dévoyée de capitalisme issue de la collusion entre élites économiques et politiques. Ces derniers en concluront la nécessité d’un retour au véritable marché-libre, qu’il soit considéré comme le « vrai libéralisme » ou au contraire son antithèse. Loin de former un ensemble monolithique, les références au libéralisme qu’elles soient critiques ou apologétiques montrent l’existence de conceptualisations contradictoires de ce dernier. En effet, la nature idéologique du libéralisme en fait un concept essentiellement contesté[4], puisqu’à l’indétermination pragmatique des formes réelles du libéralisme, ou des traditions politiques et philosophiques qui lui sont associées, se superpose une indétermination sémantique. Le libéralisme – en tant qu’idéologie – repose donc à la fois sur un ensemble de core concepts[5] faisant l’objet d’interprétations diverses, mais également sur des hiérarchisations différentes de ces mêmes concepts en fonction des différents courants composant le libéralisme. Cette superposition d’interprétations et de hiérarchisations, souvent concurrentes au sein de la famille libérale, varie également dans le temps et dans l’espace, comme en témoigne la diversité des traditions libérales nationales. Or, les mutations géo-historiques connues par le libéralisme sont telles qu’elles ne peuvent être négligées pour comprendre comment derrière l’usage de mêmes concepts se cachent de profonds désaccords politiques et théoriques. À cet égard, se demander comment on peut être libéral nécessite au préalable de se demander ce que l’on entend par libéralisme, et quel est le langage libéral[6] auquel on fait référence quand on mobilise les concepts du libéralisme.
Notre article cherche donc à interroger la relation entre libéralisme et capitalisme, en montrant la pertinence d’une approche ne trahissant pas l’hétérogénéité de la famille libérale. Si l’on veut aujourd’hui réaliser le « procès du libéralisme », il semble difficile de ne pas s’intéresser à l’état du capitalisme contemporain. Or le diagnostic d’une « crise », est partagé par l’ensemble des courants désignés comme libéraux, ou se revendiquant du libéralisme. Ainsi, il ne semble plus possible d’être libéral (ou libertarien) au XXIe siècle sans critiquer la perversion du capitalisme en capitalisme de connivence. Il devient alors nécessaire d’élucider certains « jeux de langage »[7] propres au libéralisme pour comprendre la véritable portée de ces dénonciations.
En effet, comme en témoigne son absence de définition claire et unanime, l’étude du libéralisme illustre certaines des difficultés épistémologiques et théoriques inhérentes à la mobilisation des idéologies, qui résultent de leur caractère intrinsèquement disputé. Les idéologies, et les « concepts » sur lesquels elles reposent – comme le free-market – sont des « concepts essentiellement contestés »[8] en raison des conflits internes qui structurent leur définition et interprétations. Chaque idéologie est donc « le lieu d’une lutte fratricide pour le contrôle de la tradition, la définition de l’identité et le monopole de l’usage légitime de son nom »[9]. La diversité des interprétations possibles des concepts structurant chaque idéologie engendre une pluralité de courants en son sein, mais également une certaine complexité si l’on ne veut pas tronquer la pluralité de l’idéologie en question :
Ideologies, it is submitted, are the complex constructs through which specific meanings, out of a potentially unlimited and essentially contestable universe of meanings, are imparted to the wide range of political concepts they inevitably employ. Political concepts acquire meaning not only through historically transferred traditions of discourse, and not only through the pluralist disparaties of culture, but also through their particular location within a constellation of other political concepts.[10]
Or si l’approche morphologique des idéologies défendue par M. Freeden semble particulièrement intéressante parce qu’elle permet de ne pas négliger la polysémie intrinsèque de certains concepts, elle n’échappe pas au paradoxe de Mannheim, c’est-à-dire l’impossibilité de parler d’idéologie sans participer au conflit que l’on cherche à décrire[11]. Comme le rappelle N. Capdevila[12], si le modèle de M. Freeden lui permet de prétendre à la résolution du débat intralibéral sur la définition du vrai libéralisme[13], on peut considérer que ses travaux participent au débat intralibéral en lui-même parce qu’il privilégie les travaux de J. S. Mill et T. Hobbouse sur ceux de H. Spencer ou F. Von Hayek pour élaborer sa morphologie du libéralisme. M. Freeden admet en réalité l’impossibilité d’une définition purement théorique du libéralisme, puisque la forme de chaque idéologie dépend de sa capacité à s’adapter à son contexte historique pour triompher politiquement. Les distinctions opérées entre les idéologies libérales, néolibérales et libertariennes sont donc toujours contestables et relativement insatisfaisantes parce que les constellations de concepts sur lesquelles elles reposent – dont le free-market – évoluent au cours du temps. Ainsi, alors que certaines approches ne réalisent qu’une différence de degré entre libéralisme, néolibéralisme et libertarianisme[14], d’autres fusionnent néolibéralisme et libertarianisme pour opposer ce camp « ultra-libéral » au libéralisme[15]. Les catégories même de néolibéralisme et libertarianisme font l’objet de contestations, tant les différences épistémologiques, philosophiques et politiques entre les différents courants intellectuels qui les structurent sont importantes[16]. Rendre justice aux différents « glissements de sens »[17] qui structurent ces débats nécessite donc un travail complexe de contextualisation historique pour rendre intelligible les reconfigurations de ces différentes familles idéologiques. Incidemment, la question de ces reconfigurations soulève le problème de l’emploi du concept « d’idéologie » puisque la notion de free-market interroge la solidité du lien entre théorie et pratique. Nous adopterons toutefois ici le postulat selon lequel le concept d’idéologie est bien pertinent en raison de la place importante des « idées » en politique[18].
À cet égard, le concept de capitalisme de connivence nous semble particulièrement intéressant pour dresser une cartographie des débats sur la place du free-market au sein du libéralisme. Le concept de free-market est un concept essentiellement contesté[19], comme en témoigne la très grande diversité de ses mobilisations sémantiques. Les définitions du free-market varient donc en fonction des auteurs et de leur appartenance aux familles « libérales », « néolibérales » et « libertariennes »[20]. Pour le dire autrement, il existe au sein de ces familles idéologiques (au sens ordinaire du terme), des différences dans la définition même de ce que l’on entend par free-market. Sur ces différences de définition se greffe une diversité de positionnements vis-à-vis de l’économie de marché capitaliste. On peut toutefois essayer de schématiser cette diversité en maintenant le caractère indéfini du free-market. Il en résulte une distinction entre trois ensembles :
- Un ensemble revendiquant le libéralisme mais rejetant le free-market
- Un ensemble revendiquant le libéralisme et le free-market
- Un ensemble rejetant le libéralisme mais promulguant le free-market
Le concept de capitalisme de connivence nous semble pertinent pour clarifier cette distinction en créant un point de repère à la fois théorique et politique, bien qu’il ne traduise qu’imparfaitement la très grande diversité et la richesse des travaux s’intéressant à ce sujet. Notre objectif n’est donc pas de fournir une grille d’analyse et de classification exhaustive des références au free-market au sein des courants se revendiquant du libéralisme, mais plutôt de montrer la richesse d’une approche tentant de maintenir au maximum le caractère contesté et polysémique d’un concept clé pour différentes idéologies, afin de clarifier les conflits qui l’entourent. Notre hypothèse est que la notion de capitalisme de connivence permet d’éclaircir ce que plusieurs courants ou auteurs entendent par free-market, malgré leur recours ambigu à ce concept. Ceci permet ultimement de mieux apprécier la compatibilité de ces conceptions du free-market avec certaines définitions du libéralisme.
I. La critique du capitalisme de connivence, entre défense et rejet du free-market
La crise économique de 2007, parce qu’elle a révélé le caractère contradictoire des mobilisations sémantiques du libéralisme, a montré la nécessité de prendre en compte la polysémie du concept. Paradoxalement, ces conflits plus ou moins explicites dans la définition du libéralisme n’empêchent pas la convergence sémantique des dénonciations du crony capitalism. Cette convergence dissimule cependant de profonds conflits idéologiques fondés sur la valeur accordée au capitalisme et au free-market. On ne peut toutefois appréhender ce conflit sans prendre en compte le fait que le sens donné au concept de « free-market » va varier en fonction des courants libéraux, néolibéraux ou libertariens, ce qui affecte considérablement le diagnostic de la crise ainsi que les enseignements à en tirer. Le concept de free-market n’étant que rarement défini par les auteurs qui l’emploient, ces divergences profondes apparaissent surtout quand on compare les différents usages de la notion de capitalisme de connivence. Ce « concept »[21] de capitalisme de connivence vise à décrire et analyser un modèle de relation entre État et sphère économique, et fait l’objet d’interprétations à la fois contradictoires et convergentes entre défenseurs et adversaires du free-market. Le caractère péjoratif de la notion fait ainsi l’unanimité, tout comme le phénomène qu’il cherche à décrire à savoir la collusion entre élites économiques et politiques. Cette collusion mettrait en péril la poursuite de l’intérêt général par les autorités publiques et conduirait à la remise en question du caractère compétitif du marché économique au profit de certaines entreprises. La très grande diversité des applications du concept de capitalisme de connivence remet pourtant en question sa pertinence[22] : ce concept permettrait d’analyser le fonctionnement « corporatiste »[23] des économies asiatiques, ou d’expliquer l’échec du développement économique des États néo-patrimoniaux fonctionnant sur la base de relations personnelles dites « informelles ». En définitive, le concept permettrait de décrire l’ensemble des situations de rent-seeking[24]. Ces ambivalences sémantiques remettant en question la capacité heuristique du concept, ce sont surtout ses usages idéologiques et critiques qui sont les plus intéressants. La référence au capitalisme de connivence et la façon de définir ce dernier renseigne ainsi la position du locuteur au sein des débats portant sur la place de l’économie de marché et sa relation avec le libéralisme.
Pour les critiques du free-market, le capitalisme de connivence, parfois renommé capitalisme prédateur[25], constitue le stade ultime du laisser-faire ou du capitalisme dérégulé. La dynamique d’accumulation intrinsèque du capitalisme provoquerait l’apparition d’oligopoles et de monopoles, et donc la centralisation de l’économie entre les mains d’un nombre restreint d’entités. Si cette analyse ne manque pas de faire écho aux premiers développements de la pensée marxiste, elle est partagée par une part importante de la littérature libérale. Cette dernière – attachée à la limitation de la concentration du pouvoir, et au respect des libertés individuelles – définit le capitalisme de connivence comme une forme dévoyée d’économie de marché, contre laquelle il convient de lutter de façon plus ou moins radicale. En effet, cette critique peut se limiter à une simple tentative de régulation du marché, ou basculer vers une véritable critique du capitalisme, jugé incompatible avec les concepts aux cœurs du libéralisme politique :
La compétition pour l’exercice du pouvoir, c’est-à-dire la démocratie politique, paraît, à la longue, incompatible avec le libéralisme économique. La plus grande erreur des libéraux, me semble-t-il, est d’avoir cru que le libéralisme politique et le libéralisme économique allaient de pair. Je pense que le libéralisme politique, si on définit ainsi le système électoral, parlementaire, de compétition pour l’exercice du pouvoir, conduit de manière presque fatale à un système d’économie partiellement dirigée et partiellement socialiste. Personnellement, je crois que si l’on voulait, à l’époque moderne, avoir un système économique libéral tel que souhaitent M. Von Hayek ou M. Jacques Rueff, il faudrait la dictature politique[26]
À l’opposé, le capitalisme de connivence est décrit par les défenseurs du marché libre[27] comme le modèle d’économie capitaliste ne respectant pas (ou très partiellement) les critères du free-market. Nous incluons dans cette catégorie purement sémantique, puisque rien n’indique que les différentes composantes de cet ensemble parlent en réalité du même concept, les mouvements « néolibéraux » et « libertariens ». Sur un plan doctrinal, cette catégorie comprend donc la seconde génération de l’école de Chicago, et l’école néo-autrichienne.
Pour ces derniers, le capitalisme de connivence constitue une forme de capitalisme dévoyée ou corrompue, rendue possible par l’interventionnisme étatique, qu’il soit de nature juridique ou économique. En dépit des divergences épistémologiques entre les courants revendiquant la supériorité du free-market, ce concept est généralement employé de façon similaire avec des références conjointes aux notions de l’école des choix publics. Le capitalisme de connivence repose ainsi sur les concepts de rent-seeking, de regulatory capture et de groupe d’intérêts privés. L’application des méthodes de la science économique à l’analyse de la prise de décision au sein des institutions de la démocratie libérale, et en particulier au processus législatif, démontrerait l’inévitabilité de la collusion entre élite politique et élite économique en raison de leurs intérêts respectifs[28]. La possibilité même d’une intervention étatique – de nature économique ou normative – au sein du marché, conduirait en effet les acteurs économiques à tenter d’influencer le processus de prise de décisions à leur avantage pour échapper à la concurrence. De l’autre côté, la poursuite par les gouvernants de leurs intérêts privés au détriment de l’intérêt général constituerait un phénomène inéluctable en raison de la nature imprévisible du processus électoral et de la porosité du gouvernement envers les groupes d’intérêts.
Le rejet du capitalisme de connivence forme donc un élément de langage donnant l’illusion d’une convergence au sein de l’ensemble des courants revendiquant le libéralisme, et le free-market. Ces occurrences sémantiques dissimulent pourtant l’un des conflits intra-idéologiques les plus importants pour la définition du libéralisme : celui portant sur la place du capitalisme au sein du libéralisme. L’association de l’auto-régulation du marché au capitalisme de connivence reflète ainsi le caractère secondaire de l’économie de marché pour la définition du libéralisme, le marché n’étant conçu que comme un moyen de garantir les libertés personnelles, voire comme une potentielle menace pour ces dernières. À l’opposé, les défenseurs du free-market font de l’économie de marché capitaliste, le principal (voire l’unique) garant des libertés individuelles. Cette priorisation du marché implique la critique des concepts ou institutions remettant en question son fonctionnement idéal ou optimal, mais également une hiérarchisation des libertés « fondamentales » pour le libéralisme puisque seules les libertés nécessaires au bon fonctionnement du marché sont indispensables pour garantir la liberté individuelle.
La notion de capitalisme de connivence illustre ainsi l’existence d’un jeu de langage à l’intérieur de la famille libérale, puisque les façons même de concevoir le free-market divergent en fonction des préférences idéologiques de chaque auteur. Ces décontestations[29] du free-market s’appuient sur des interprétations conflictuelles de la tradition libérale et de l’histoire économique et politique du capitalisme, en particulier des crises économiques. Bien que la paternité de la crise économique de 2008 soit communément attribuée au capitalisme de connivence, qui fait office de « mot-valise », la responsabilité du libéralisme dans l’avènement de cette crise varie en fonction de la signification attribuée à différents concepts. Les usages de la notion de capitalisme de connivence vont ainsi permettre d’incriminer le libéralisme ou de l’innocenter, selon la façon dont certains concepts essentiels seront appréhendés.
II. Une association entre libéralisme et free-market contestée
Loin de constituer une idéologie monolithique, le libéralisme forme un ensemble fragmenté et difficile à appréhender en raison de sa diffusion internationale. L’une des difficultés pour celui qui cherche à mobiliser le libéralisme – tant sur le plan normatif qu’analytique – réside dans la superposition et la confrontation des différentes significations accordées aux concepts libéraux. Il semble donc nécessaire de s’extraire de certains impensés pour mieux appréhender les implications du conflit existant, à l’intérieur et à l’extérieur du libéralisme, pour la définition de son identité[30]. En effet, si le libéralisme est assimilé à un ensemble de mesures économiques aussi réductrices que celles du consensus de Washington[31], alors on ne peut comprendre l’importance des conflits au sein de la famille libérale, et la diversité des conceptions de l’économie de marché ou de la démocratie représentative en son sein. La réduction du libéralisme à une doctrine essentiellement économique, qui fait du capitalisme le garant de la « liberté », fait donc primer (implicitement ou explicitement) le langage des défenseurs du free-market au sein de la galaxie libérale. Or, on ne peut réduire cette « décontestation » de la nature du libéralisme à une simple opposition entre une approche continentale « conservatrice » et une approche nord-américaine « progressiste » comme c’est souvent le cas dans le langage courant[32]. La très grande diversité des traditions libérales nationales européennes[33] limite la pertinence de cette dichotomie, qui passe également sous silence les confrontations « sémantiques » existantes en Amérique du nord. L’existence de ces confrontations invite donc à se plonger dans un jeu de langage idéologique résultant de la superposition des différentes décontestations des concepts libéraux et de leur histoire. Certains défenseurs du free-market défendent ainsi la thèse d’un « détournement »[34] américain et interventionniste du libéralisme classique associé au laisser-faire historique du début du XIXe, alors que des auteurs ultra-conservateurs assimilent le libéralisme américain à un capitalisme dérégulé source de relativisme moral[35]. Pour ajouter à la confusion sémantique, on peut noter que certains intellectuels participant au débat intra-libéral, à l’image de F. Von Hayek, distinguent un véritable libéralisme anglo-écossais associé au free-market et un faux libéralisme continental et interventionniste[36]. À cet égard, la référence à des critères épistémologiques et historiques nous semble la plus opportune pour distinguer ces courants et penser leurs interactions [37].
De fait, le renouveau contemporain du concept de capitalisme de connivence traduit par bien des aspects le retour d’un conflit idéologique quant à la place du free-market au sein du libéralisme (ou du libertarianisme). La divergence des interprétations du libéralisme classique produit également des contradictions conceptuelles dont l’ironie échappe souvent aux intellectuels libéraux eux-mêmes. Ainsi, l’ensemble des participants du colloque Lippmann de 1938, qu’ils souhaitent réformer ou rétablir le laisser-faire, associent ce dernier à un libéralisme classique dit manchestérien. Mais tandis que L. Von Mises et F. Von Hayek, fidèles aux premières dénonciations de H. Spencer[38] considéraient ce libéralisme comme déjà abandonné[39] et appelaient à sa résurrection pour conjurer les effets de la crise économique, J. M. Keynes défendait au contraire la fin du laisser-faire au nom du libéralisme classique[40]. Comme la première génération de l’école de Chicago[41], Keynes considérait en effet le libéralisme classique comme ayant été tronqué au profit d’un laisser-faire lui étant opposé, tant économiquement que philosophiquement. La question du contenu de l’idéologie libérale est donc liée à une problématique sous-jacente, celle d’un potentiel détournement du libéralisme classique, dont la nature est contestée :
1) Pour certains libéraux souhaitant la rénovation du libéralisme, la défense d’un interventionnisme étatique pour garantir le bon fonctionnement du marché constitue une rupture avec le libéralisme classique, d’où la nécessité d’un renouvellement sémantique et la naissance du néolibéralisme. L’importance du marché, tant sur le plan économique que philosophique, nécessite donc un soutien et une surveillance étatique constante. On peut citer ici à titre d’exemple l’école de fribourg dite ordolibérale, ou l’école de Paris, voire W. Lippmann lui-même.
2) Pour d’autres libéraux, la défense d’un interventionnisme étatique pour garantir le bon fonctionnement du marché et la limitation de ses effets négatifs permettrait de refermer la parenthèse « libériste »[42] afin de revenir au libéralisme classique. Conformément à l’évolution de la pensée libérale anglaise, le marché ne constitue qu’un moyen pour le libéralisme. On peut citer ici la première génération de l’école de Chicago ainsi que J. M. Keynes.
3) Enfin, pour les « paléo-libéraux », la remise en question de l’interventionnisme se fait au nom du libéralisme classique manchestérien et du retour au capitalisme victorien. On peut citer ici la seconde génération de l’école de Chicago, ainsi que L. Von Mises et F. Von Hayek pour l’école autrichienne d’économie.
Si certains défenseurs du free-market dénoncent l’existence d’un détournement du sens originel du libéralisme, à l’image de H. Spencer ou encore F. Von Hayek, d’autres montrent au contraire l’impossibilité de dissocier interventionnisme et libéralisme. La paternité de l’imposture libérale est ainsi attribuée par certains libertariens à la figure d’Adam Smith lui-même[43]. Pour le dire autrement, les keynésiens et les héritiers de la première génération de l’école de Chicago s’accordent avec certains libertariens pour considérer le libéralisme comme intrinsèquement interventionniste en raison de la nature même de sa matrice idéologique. La morphologie conceptuelle du libéralisme le conduirait à rejeter la concentration du pouvoir sous toutes ses formes, notamment en économie, et donc à rejeter le laisser-faire :
The opposition to monopolies was a liberal tenet, extended from concentrations of religious and political power to the economic field. The liberal right wing, as well as libertarians, was reluctant to grant central government control over all but a few natural monopolies. This followed from their desire to promote the non‐restraint component of liberty by emphasizing the economic aspects of human nature. (…) The libertarian opponents of state centralization did not recognize the possibility of harmful private pockets of power emerging as a result of competition and eroding the liberal principle of widely, rather than fortuitously and irregularly, dispersed power, and of democratically accountable, rather than market‐controlled, power[44].
Pour un certain nombre d’auteurs libertariens, la remise en question de l’auto-régulation du marché induit la transformation du capitalisme en capitalisme de connivence, ce qui soulève le problème de la compatibilité entre libéralisme et capitalisme[45] déjà évoqué par des intellectuels libéraux tels que J. S. Mill ou J. Dewey[46]. La confusion entre élites politiques et économiques découlerait de l’impossible limitation de la « liberté politique », tant au sein d’une démocratie que d’un régime représentatif libéral. La possibilité d’une intervention étatique étant toujours latente en raison de la nature même du parlementarisme, il convient de réaliser un choix entre véritable free-market et institutions du libéralisme, ces dernières ne remettant pas en question l’existence de l’État.
Cette opposition n’est cependant pas conçue par l’ensemble des défenseurs du free-market. La nature même du « laisser-faire » – à la fois formule rhétorique anti-collectiviste et concept – suscite en effet un certain nombre d’ambiguïtés. La difficulté à abolir toute forme d’interventionnisme étatique, pour garantir les droits essentiels au bon fonctionnement du marché ou pour le soutenir via les politiques de l’offre, n’empêche pas un certain nombre d’auteurs « néolibéraux » de se définir comme des défenseurs du laisser-faire. Mais, alors que ces derniers reprocheront à des économistes tels que Henry Simons de ne pas être véritablement libéral[47] en raison de leur opposition à la concentration capitalistique[48], leur propre participation aux gouvernements Thatcher-Reagan dans les années 1980 remet en question la « sincérité » de leur adhésion au laisser-faire et les exposent aux critiques des libertariens. Pour ces derniers, la hausse de l’intervention étatique (visible notamment avec l’explosion des déficits publics[49]) confirmera l’analyse libertarienne selon laquelle le libéralisme est incompatible avec le laisser-faire, les néolibéraux de l’école de Chicago étant idéologiquement plus proches de leurs ainés qu’ils ne le pensent. On peut toutefois douter du caractère réellement satisfaisant de cette schématisation, tant l’évolution du néolibéralisme le distingue des prises de position des libéraux sur les questions de l’anti-trust, qu’ils soient Keynésiens ou plus proches de la première génération de l’école de Chicago.
III. Des conflits idéologiques aux implications impensées
Cette ambiguïté de l’idéologie néolibérale, qui revendique à la fois le libéralisme et le free-market, induit donc l’existence de conflits sémantiques aux implications souvent paradoxales. Les intellectuels néolibéraux, en particulier F. Von Hayek, se sont servis du critère de l’interventionnisme pour distinguer entre vrais et faux libéraux[50]. A priori, le laisser-faire constituerait donc un concept morphologiquement au cœur de l’idéologie néolibérale. Pourtant, « dans l’application de ce principe fondamental, la plupart des néolibéraux refusent d’aller aussi loin que les anarchistes de tendance libertarienne »[51]. On retrouve ce refus chez F. Von Hayek pour qui « rien n’a sans doute tant nui à la cause libérale que l’insistance butée de certains libéraux sur certains principes massifs, comme avant tout la règle du laissez-faire »[52]. Les références au théorème de Coase symbolisent ainsi ce positionnement ambigu. Ce « théorème »[53], parce qu’il justifie la capacité du marché à s’autoréguler et à gérer les externalités négatives, est largement employé dans le discours néolibéral pour justifier les politiques de dérégulation. Mais quand ce théorème est employé par des penseurs libertariens pour justifier la disparition de l’État, il ne manque pas d’être critiqué pour sa radicalité par les néolibéraux[54].
Pour le dire autrement, la mobilisation du langage du marché libre par les auteurs néolibéraux ne doit pas occulter ce qui les sépare des libertariens, à savoir leur conception de l’interventionnisme étatique. Cette distinction est rendue visible par la mobilisation du concept de capitalisme de connivence pour dénoncer la gouvernance économique « néolibérale ». Mais, contrairement à ce que peuvent affirmer certains libertariens – en particulier les héritiers de L. Von Mises – le fait que les néolibéraux défendent un interventionnisme paradoxal[55] ne permet pas de les confondre avec les libéraux. En effet, les références au laisser-faire et au free-market, tant chez M. Friedman que R. Posner ou F. Von Hayek ont bien des effets sur la nature de l’intervention étatique, comme en témoigne leur hostilité à l’égard des politiques d’anti-trust. Hostilité qui s’est traduit politiquement lors de l’arrivée au pouvoir de M. Thatcher et R. Reagan avec la remise en question de la législation limitant la concentration capitalistique[56]. Bien que les néolibéraux forment un ensemble très hétérogène sur le plan épistémologique, philosophique et politique, leur soutien envers la dérégulation permet de les rassembler. Plus que leur critique envers le welfare state keynésien, c’est la virulence des attaques envers la première génération de l’école de Chicago en matière de régulation[57] qui les distingue donc des libéraux. L’interventionnisme étatique de nature économique étant défendu par les néolibéraux tant qu’il vise le soutien de l’offre et non de la demande, c’est le positionnement vis-à-vis des monopoles qui confirme théoriquement et politiquement le conflit sémantique entre libéraux et néolibéraux. Ce retournement conceptuel a d’ailleurs été constaté par les néolibéraux eux-mêmes, en particulier au sein de l’école de Chicago. La seconde génération de l’école de Chicago, composée notamment de M. Friedman, G. Becker et G. Stigler, a ainsi abondamment critiqué les travaux de leurs ainés, tant sur le plan économique que politique malgré leur adhésion au « laisser-faire » en raison de leur hostilité envers les monopoles et oligopoles de nature privée :
R. Coase : “I would like to raise a question about Henry Simons based on the Positive Program for Laissez Faire. This strikes me as a highly interventionist pamphlet. If you think of what he wanted to do in anti- trust, he wanted to use it in such a way as to restructure American industry. If you think of his attitude toward regulation, he didn’t like what regulation produced, and he proposed to reform things by nationalization. I find some of the things that people say about Henry Simons difficult to understand. I never knew Henry Simons. I knew the pamphlet. I would be interested if someone could explain this pro-market view of Henry Simons.”
(…)
M. Friedman : “you have to recognize what the environment was at the time. By comparison with almost everybody else he was very free market oriented. I’ve gone back and reread the Positive Program and been astounded at what I read. To think that I thought at the time that it was strongly pro free market in its orientation !” [58]
La mobilisation du langage du free-market par les néolibéraux n’est donc pas uniquement superficielle, elle traduit l’existence d’une opposition de plus en plus radicale avec les autres courants se réclamant du libéralisme. Cette opposition a ainsi participé à l’impossibilité progressive d’une identification entre libéralisme et free-market au cours du XXe siècle, ce dont les intellectuels néolibéraux étaient eux-mêmes conscients puisque leur attachement envers la notion d’auto-régulation du marché a justifié leur abandon à contre-cœur de l’épithète « libéral »[59] par crainte d’un amalgame avec les « libéraux » interventionnistes.
Cette conceptualisation néolibérale du free-market entre également en confrontation directe avec le libertarianisme en dépit de certaines références communes, tant sur le plan sémantique que sur le plan théorique. Les différents courants libertariens choisissent ainsi de rejeter avec plus ou moins de vigueur la démocratie libérale[60] (ou à minima son fonctionnement représentatif[61]), parce qu’elle provoque l’apparition d’un capitalisme de connivence en raison des perturbations qu’elle induit sur le marché. Par opposition, on peut regrouper les autres courants qui défendent le free-market – malgré leur hétérogénéité – parce qu’ils ne s’opposent pas à la superposition d’un État « fort » et interventionniste avec une économie de marché dérégulée, comme cela a pu être observé lors de la gouvernance Thatcher-Reagan[62]. Le positionnement vis-à-vis des mandats de R. Reagan et M. Thatcher permet donc de révéler la fracture entre les différents courants mobilisant le free-market. La référence du capitalisme de connivence est devenue courante parmi les auteurs critiques vis-à-vis de l’establishment républicain, parce que ce dernier n’a pas infléchi la place de l’État dans l’économie (voire l’a accru)[63]. A l’inverse, les économistes ayant participé directement ou indirectement à la gouvernance Reagan ont été contraints de rendre compatible leur conception du free-market avec le maintien de cet interventionnisme important, ce qui n’est pas allé sans une certaine dissonance[64]. La plasticité du concept de crony capitalism lui permet toutefois d’être mobilisé à l’infini, y compris contre ceux qui l’utilisent. Ainsi, bien que S. Bannon ait abondamment mobilisé le concept pour critiquer ses adversaires, tant républicains que libertariens[65], le terme a lui-même été mobilisé pour décrire la politique économique trumpienne[66].
Conclusion
La comparaison des mobilisations du concept de capitalisme de connivence permet selon nous de distinguer deux camps idéologiques parmi les courants et les auteurs se revendiquant libéraux. Pour un premier camp, qui forme un groupe hétérogène allant des keynésiens à la première génération de l’école de Chicago, la concentration capitalistique est jugée incompatible avec le libéralisme, ce qui implique l’abandon de l’idée d’autorégulation du marché et la nécessité d’une intervention étatique efficiente pour limiter l’apparition d’oligopole ou de monopole, tant pour des raisons économiques que politiques. Pour un deuxième camp, lui aussi très hétérogène en raison des ambiguïtés de la notion d’autorégulation du marché, la concentration capitalistique est considérée comme compatible voire bénéfique au bon fonctionnement du marché et ultimement au libéralisme. Cette posture, qui implique une décontestation des principes du libéralisme spécifique, induit cependant une défense plus ou moins explicite d’une certaine forme d’interventionnisme étatique, rendue évidente par l’arrivée au pouvoir de M. Thatcher et R. Reagan dans les années 1980. Par opposition aux libertariens, dont le rejet de l’interventionnisme sous toutes ses formes a induit la remise en question des Reaganomics en s’appuyant sur la notion de capitalisme de connivence. Ce « deuxième camp » adopte un positionnement paradoxal vis-à-vis de cette notion. Ceux qu’on appelle « néolibéraux » faute de meilleur terme pour les définir sont ainsi divisés entre héritiers de la seconde génération de l’école de Chicago, et héritiers de F. Von Hayek. Ces divergences épistémologiques et doctrinales impliquent des nuances à l’égard de l’interventionnisme étatique. La question du soutien envers le marché lors des périodes de crise constitue ainsi un élément de divergence[67]. En conséquence, la référence au free-market et au laisser-faire chez les auteurs néolibéraux doit être appréhendée avec un certain recul critique et traduit l’existence d’un schisme au sein des défenseurs du marché libre. Les références à des concepts similaires entre ces trois courants ne doivent donc pas leurrer sur leurs contradictions latentes. Ces dernières sont toutefois particulièrement visibles à la lumière de certains évènements, telles que les crises économiques. Le désaveu du « laisser-faire » par un certain nombre d’intellectuels néolibéraux à la suite de la crise de 2007[68] fait ainsi écho à celui de M. Friedman vis-à-vis de la gouvernance Thatcher-Reagan et son supposé « socialisme »[69]. Le recours à une approche linguistique des concepts en théorie politique permet de rendre apparente l’existence d’une convergence paradoxale entre libertariens et libéraux critiques du free-market quant à l’incompatibilité entre libéralisme et free-market. La promulgation conjointe du free-market et du libéralisme est donc devenue de moins en moins évidente parce qu’elle doit reposer sur une conceptualisation d’un laisser-faire relatif, en rupture avec celle de la tradition libériste et libertarienne, qui rejette l’interventionnisme sous toutes ses formes. Depuis la crise de 2008, il semble en effet difficile de défendre (au nom du libéralisme) la dérégulation du marché et le soutien aux plus grandes firmes considérées comme too big too fail. Cette impossibilité sémantique, aurait donc transformé le néolibéralisme en une idéologie « zombie », ses effets étant toujours prégnants malgré son désaveu empirique et théorique[70].
[1] « Le deuxième soutien perdu du libéralisme est celui de la théorie économique dominante, qui lui servait de justification. Quand les économistes en pointe dans les débats se nomment Joseph Stiglitz ou Paul Krugman, on peut piocher dans leurs travaux théoriques de quoi justifier une intervention accrue de l’État au nom de l’efficacité économique, comme on pouvait réclamer hier plus de place pour les marchés. » CHAVAGNEUX Christian. « L’avenir du libéralisme », L’Économie politique, vol. 41, no. 1, 2009, p. 5-7.
[2] KRUGMAN Paul. The conscience of a liberal, WW Norton & Company, 2009.
[3] STIGLITZ Joseph E. “The end of neoliberalism?”, project syndicate, 7 juillet 2008. (https://www.project-syndicate.org/commentary/the-end-of-neo-liberalism?barrier=accesspaylog)
[4] COLLIER David, DANIEL HIDALGO Fernando and OLIVIA MACIUCEANU Andra, “Essentially contested concepts: Debates and applications”, Journal of Political Ideologies, 11, octobre 2006, no. 3, p. 211‑246.
[5] Nous faisons ici référence à une notion développée par M. Freeden, renvoyant aux éléments conceptuels au cœur d’une idéologie, distincts des éléments secondaires et périphériques pouvant être mobilisés de façon conjoncturelle. Voir FREEDEN Michael, et al. Ideologies and Political Theory: A Conceptual Approach, Oxford University Press on Demand, 1996.
[6] FREEDEN Michael, FERNÁNDEZ-SEBASTIÁN Javier, and LEONHARD Jörn (ed.), In Search of European Liberalisms: Concepts, Languages, Ideologies, Berghahn Books, 2019.
[7] La référence wittgensteinienne au jeu de langage traduit l’importance de la réception de ses travaux en sciences sociales, en particulier en histoire des idées par M. Freeden et Q. Skinner.
[8] GALLIE Walter Bryce. “Essentially contested concepts”, in: Proceedings of the Aristotelian society, Aristotelian Society, Wiley, 1955, p. 167-198. Sur l’application du concept au libéralisme, voir ABBEY Ruth. “Is liberalism now an essentially contested concept?”, New Political Science, 2005, vol. 27, no 4, p. 461-480.
[9] FREEDEN Michael, et al. Ideologies and Political Theory: A Conceptual Approach, op. cit.. Cité et traduit par CAPDEVILA Nestor, « Le concept d’idéologie », Paris, PUF, 2004, p. 90.
[10] Ibid, p. 54.
[11] Sur ce point, voir CAPDEVILA Nestor, « Le concept d’idéologie », art.cit..
[12] Ibid, p. 92.
[13] « Perhaps, rather than comparing Hayek’s thought with the key concepts of liberalism and finding him wanting, we should begin by searching for his core concepts and appraise mainstream ‘liberalisms’—many of which were denied that epithet by Hayek—in relation to the presence or absence of Hayek’s true liberal ideological structure. The answer to this is twofold. First, because the subject of this book is ideologies, not political philosophies, our interest lies not in ascertaining the rightness of one approach or the other, but the relation of any approach to the defining features of existing and empirically demonstrable ideological discourses, conversations, systems, or families. When we permit ourselves to claim that Mill is a liberal and Hayek is not, this is—bearing in mind the different ways researchers perceive their subject‐matter —a statement concerning markedly distinct conceptual structures. Hayek himself came to recognize the difference of his approach. While unenthusiastic about the term ‘libertarianism’, he wrote: ‘I have racked my brain unsuccessfully to find a descriptive term which commends itself » FREEDEN Michael, et al. Ideologies and Political Theory: A Conceptual Approach, op. cit., p. 310-311.
[14] Voir par exemple BOURDIEU Pierre, « L’essence du néolibéralisme », Le Monde diplomatique, Mars 1998.
[15] AUDARD Catherine, Qu’est-ce que le libéralisme. Éthique, politique, société, Paris, Gallimard, 2009.
[16] AUDIER Serge, « Les paradigmes du “Néolibéralisme” », Cahiers philosophiques, 2013, no. 133, p. 21-40.
[17] CARE Sébastien, « La dérive des continents néolibéraux : essai de typologie dynamique », Revue de philosophie économique, vol. 17, no. 1, 2016, p. 21-55.
[18] SKORNICKI Arnault, TOURNADRE Jérôme, « V. La mise en politique des idées », in: La nouvelle histoire des idées politiques, Paris, La Découverte, « Repères », 2015, p. 93-106.
[19] « In the case of neoliberalism, the contested normative valence of the free market-related concepts to which the term refers, combined with terminological contestation over how to label these concepts, has led scholars with divergent normative assessments of the free market to adopt different terminology. » BOAS Taylor C., GANS-MORSE Jordan. “Neoliberalism: From new liberal philosophy to anti-liberal slogan”, Studies in comparative international development, 2009, vol. 44, no. 2, p. 137-161.
[20] Les définitions varient bien évidemment au sein même de ces familles, mais nous employons ici les termes de libéralisme, néolibéralisme et libertarianisme par facilité de langage pour appréhender la diversité du spectre politique des auteurs revendiquant le free-market. Nous tenterons de définir ces différentes familles par rapport à leur positionnement vis-à-vis du capitalisme de connivence en conclusion.
[21] Comme pour le free-market, le terme de capitalisme de connivence est souvent employé sans être défini, mais son usage est toujours critique et péjoratif. On peut même douter du fait que la notion de capitalisme de connivence soit un véritable concept, en raison de son absence de définition rigoureuse. Sur ce point, voir MAZUMDAR Surajit. “Crony capitalism: caricature or category?”, MPRA Paper, 2008.
[22] Ibid.
[23] KANG David C. “Transaction costs and crony capitalism in East Asia. Comparative Politics”, 2003, p. 439-458.
[24] « Although the term “crony capitalism” is generally applied to non-Western economies, there is no reason for this. Cronyism is merely another form of rent-seeking. Zingales points out that there are many examples of cronyism in the United States, and Kleiner has shown that increasing occupational regulation, a form of cronyism, leads to excessive earnings for protected professions, with associated deadweight costs. » RUBIN Paul H. “Crony Capitalism. Supreme Court Economic Review”, 2016, vol. 23, no. 1, p. 105-120.
[25] Voir notamment GALBRAITH James K. The Predator State: How Conservatives Abandoned the Free Market and Why Liberals Should Too, Simon and Schuster, 2008.
[26] ARON Raymond, Introduction à la philosophie politique : Démocratie et révolution, Paris, Le Livre de Poche, 1997, p. 127.
[27] Pour plus de clarté dans la cartographie de ces différents courants, voir les deux schémas.
[28] « The public choice literature has identified two problems with government intervention in the economy that are especially relevant to political capitalism: rent-seeking and regulatory capture. Rent-seeking occurs when private interests try to get policymakers to enact policies that produce benefits for themselves at the expense of the general public. Regulatory capture occurs when regulatory agencies, which nominally regulate for the public interest, are captured by those they regulate so that regulations work to the advantage of those who are regulated rather than for the public interest. » HOLCOMBE Randall G. “Political capitalism”, Cato J., 2015, vol. 35, p. 41.
[29] Nous traduisons la notion de « decontestation » employée par M. Freeden pour décrire le caractère idéologique des divergences de définition de certains concepts politiques, ce qui implique leur polysémie intrinsèque : « A word may be related to many meanings and to changing meanings. Ideologies, however, display precisely the converse features. They aim at cementing the word‐concept relationship. By determining the meaning of a concept they can then attach a single meaning to a political term. Ultimately, ideologies are configurations of decontested meanings of political concepts, when such meanings are ascribed by methods at least partly foreign to those employed in currently predominant approaches of scientists, philosophers, linguists, or political theorists. » FREEDEN Michael, et al. Ideologies and Political Theory: A Conceptual Approach, op. cit., p. 76.
[30] CAPDEVILA Nestor, « “Idéologie”. Usages ordinaires et usages savants », Actuel Marx, 2008, no. 1, p. 50-61.
[31] HUGON Philippe, « Le “consensus de Washington” en questions », Revue Tiers Monde, 1999, p. 11-36.
[32] Nous faisons principalement référence ici aux articles de presse et aux discours des acteurs politiques mobilisant ces notions à des fins plus ou moins péjoratives, notamment pour dénoncer les méfaits du libéralisme anglo-saxon, son contenu étant variable.
[33] FREEDEN Michael, et al. In Search of European Liberalisms: Concepts, Languages, Ideologies, op. cit..
[34] LAURENT Alain. Le libéralisme américain : histoire d’un détournement, Paris, Les Belles Lettres, 2006.
[35] AUDIER Serge, « 7. Un “libéralisme” néo-conservateur ? », in: AUDIER Serge (dir.), La pensée anti-68, Paris, La Découverte, 2009, p. 141-168.
[36] LÉGÉ Philippe, « Le mirage du libéralisme hayékien », Revue Française de Socio-Économie, 2009, no. 3, p. 77-95.
[37] Pour un panorama complet mais non exhaustif de ces différentes écoles de pensée et courants intellectuels du libéralisme, nous renvoyons aux travaux de C. Audard, S. Audier et M. Freeden que nous avons cités à de nombreuses reprises.
[38] SPENCER Herbert. The Man Versus the State, Appleton, 1885.
[39] En raison de l’évolution jugée délétère du parti libéral anglais et des courants d’intellectuels libéraux dans la seconde moitié du XIXe. Voir sur ce point ROBBINS Lionel Robbins. The Theory of Economic Policy in English Classical Political Economy, Springer, 1978, p. 38.
[40] KEYNES John Maynard. “The end of laissez-faire”, in: Essays in persuasion, Palgrave Macmillan, 2010, p. 272-294.
[41] MARTY Frédéric et KIRAT Thierry, « Les mutations du néolibéralisme américain quant à l’articulation des libertés économiques et de la démocratie », Revue internationale de droit economique, t. XXXII, De Boeck Supérieur, 2018, no. 4, p. 471‑498.
[42] EINAUDI Luigi. “Dei diversi significati del concetto di liberismo economico e dei suoi rapporti con quello di liberalismo” (1931), publié dans CROCE Benedetto Croce et EINAUDI Luigi, Liberismo e liberalismo, Milan-Naples, Ricciardi, 1988. Cité dans AUDARD Catherine, « Le “nouveau” libéralisme », L’Économie politique, 2009, no. 44, p. 6-27.
[43] ROTHBARD Murray. “16. An Austrian Perspective on the History of Economic Thought”, in: The Adam Smith Myth, vol. I and II, Edward Elgar, 1995.
[44] FREEDEN Michael, et al. Ideologies and Political Theory: A Conceptual Approach, op.cit., p. 293.
[45] CHAROLLES Valérie, Le libéralisme contre le capitalisme, Thèse de doctorat, Université de Nanterre-Paris X, 2019.
[46] AUDARD Catherine, Qu’est-ce que le libéralisme ? Éthique, politique, société, op.cit..
[47] DELONG J. Bradford. “In defense of Henry Simons’ standing as a classical liberal”, Cato J., 1989, vol. 9, p. 601.
[48] VAN HORN Robert. “Chicago’s Shifting Attitude Toward Concentrations of Business Power” (1934-1962), Seattle UL Rev., 2010, vol. 34, p. 1527.
[49] La dette publique américaine passe ainsi de 988 à 2602 milliards de dollars entre septembre 1980 et septembre 1988. Le bilan de M. Thatcher est lui aussi très mitigé sur ces questions, bien que la dette publique n’ait pas augmenté de façon aussi spectaculaire. Sur ce point, voir : BAUDCHON Hélène et FOUET Monique, « II. La politique budgétaire », in: BAUDCHON Hélène (éd.), L’économie des États-Unis, Paris, La Découverte, « Repères », 2002, p. 94-106. Voir également GALBRAITH James K, « La faillite du monétarisme et l’illusion du nouveau consensus monétaire », L’Économie politique, 2009, no. 41, p. 31-45.
[50] HAYEK Friedrich August. “Individualism : True and False”, in: Individualism and Economic Order, Chicago, The University of Chicago Press, 1948, p. 33-56.
[51] LAGUEUX Maurice, « Le néo-libéralisme comme programme de recherche et comme idéologie », Cahiers d’économie politique/Papers in Political Economy, 1989, p. 129-152.
[52] HAYEK Friedrich August. The Road to Serfdom, Routledge, 1976.
[53] ELODIE Bertrand, et DESTAIS Christophe. « Le “théorème de Coase”, une réflexion sur les fondements microéconomiques de l’intervention publique », Reflets et perspectives de la vie économique, vol. tome XLI, no. 2, 2002, p. 111-124.
[54] BUCHANAN James M. The Limits of Liberty: Between Anarchy and Leviathan, University of Chicago Press, 1975. Cité dans LAGUEUX Maurice, « Le néo-libéralisme comme programme de recherche et comme idéologie » art.cit.
[55] Sur la notion d’interventionnisme paradoxal, voir FŒSSEL Michaël, « Néolibéralisme versus libéralisme ? », Esprit, 2008, no. 11, p. 78-97.
[56] HOVENKAMP Herbert and MORTON Fiona Scott. “Framing the Chicago School of antitrust analysis”, U. Pa. L. Rev., 2019, vol. 168, p. 1843.
[57] Ce conflit générationnel au sein de l’école de Chicago est rendu particulièrement visible par l’importance des critiques développées à l’encontre de H. Simons malgré son positionnement en faveur du laisser-faire. Sur ce point, voir DELONG J. Bradford. “In Defense of Henry Simons’ Standing as a Classical Liberal”, Cato Journal, 9, 1990, no. 3, p. 601‑618.
[58] KITCH Edmund W. “The fire of truth: A remembrance of law and economics at Chicago” (1932-1970), The Journal of Law and Economics, 1983, vol. 26, no. 1, p. 163-234.
[59] « I will nevertheless continue for the moment to describe as liberal the position which I hold and which I believe differs as much from true conservatism as from socialism. Let me say at once, however, that I do so with increasing misgivings, and I shall later have to consider what would be the appropriate name for the party of liberty. The reason for this is not only that the term “liberal” in the United States is the cause of constant misunderstandings today, but also that in Europe the predominant type of rationalistic liberalism has long been one of the pacemakers of socialism. » HAYEK Friedrich August. “Postscript: Why I am not a Conservative”, in: The Constitution of Liberty, University of Chicago Press, 2021. p. 517-534.
[60] Il existe en effet une longue tradition critique de la démocratie libérale au sein des mouvements libertariens. Voir notamment NOZICK Robert. Anarchy, State, and Utopia, Basic Books, 1974 et ROTHBARD Murray N. Power and Market: Government and the Economy, Menlo Park Cal. Institute for Humane Studies, 1970.
[61] HOLCOMBE Randall G. “Checks and balances: Enforcing constitutional constraints”, Economies, 2018, vol. 6, no 4, p. 57.
[62] GAMBLE Andrew. The Free Economy and the Strong State: The Politics of Thatcherism, Macmillan International Higher Education, 1994.
[63] Sur ce point, voir la critique réalisée par M. Rothbard à l’encontre de M. Thatcher : ROTHBARD Murray N. Making Economic Sense, Ludwig von Mises Institute, 1995.
[64] Sur la notion de « dissonance cognitive » néolibérale, voir MIROWSKI Philip. Never Let a Serious Crisis Go to Waste: How Neoliberalism Survived the Financial Meltdown, Verso Books, 2013.
[65] https://www.forbes.com/sites/johnhart/2017/08/20/steve-bannons-legacy/?sh=4a955ffe3a8e
[66] https://www.project-syndicate.org/commentary/trump-crony-capitalism-in-america-by-anne-krueger-2020-10
[67] Pour un exposé de ces conflits opposant notamment les héritiers de F. Von Hayek et ceux de la seconde génération de l’école de Chicago sur le rôle de la banque centrale américaine et sa responsabilité dans l’avènement de la crise de 2008, voir AUDIER Serge, Néolibéralisme(s), Paris, Grasset, 2012, p. 361-364.
[68] Voir notamment les propos tenus par G. Becker et R. Posner. Sur ce point : CARE Sébastien, « La dérive des continents néolibéraux : essai de typologie dynamique », Revue de philosophie économique, vol. 17, no. 1, 2016, p. 21-55.
[69] « On both sides of the Atlantic, it is only a little overstated to say that we preach individualism and competitive capitalism, and practice socialism ». FRIEDMAN M. “Introduction” in: The Road to Serfdom, op.cit., pp. ix-xx.
[70] MIROWSKI Philip. Never Let a Serious Crisis Go to Waste, op.cit..