L’Etat doit-il sanctionner les torts symboliques à l’encontre de l’identité féminine ?
Introduction – une approche de l’identité sexuelle à partir du respect de soi
Toutes les sociétés humaines, y compris démocratiques, continuent d’interpréter la différence des identités sexuées sous une forme hiérarchique conduisant à valoriser l’identité des hommes et à dévaloriser celle des femmes. La structuration générique de la société, en même temps qu’elle repose sur des mécanismes sociaux objectifs, s’enracine aussi dans la représentation que les individus ont d’eux-mêmes en relation avec leur identité sexuelle.
D’une manière générale, l’identité désigne la compréhension qu’un individu a de lui-même en même temps que celle que les autres ont de lui. L’identité s’élabore à partir de la continuité observée dans les choix, les jugements et les actes d’un individu. Selon Paul Ricoeur[1], l’identité appelle à la fois un idem et un ipse, c’est-à-dire un même et un soi. Il faut comprendre par là que l’identité mobilise une dialectique de l’individualisation et de l’identification : ma reconnaissance comme être singulier et autonome passe par des références extérieures, notamment à travers des appartenances naturelles auxquelles la culture donne un certain sens. L’identité présuppose à la fois une logique de la spécification individuelle et une logique de l’appartenance collective. En ce sens, on doit reconnaître que la différence naturelle prend toujours une signification générique, c’est-à-dire qu’on ne peut pas considérer la situation, les comportements et les aspirations d’un individu en faisant comme si cet individu n’avait pas une identité sexuelle que lui-même et les autres envisagent à partir de la construction sociale des genres.
Dans les prémisses de la pensée moderne, l’identité comme individualisation prime sur l’identité comme reconnaissance d’appartenances : aucun sujet n’est supposé contraint par ses propres appartenances. L’identité empirique n’épuise pas la subjectivité transcendantale ce qu’exprime à sa manière la notion de respect de soi qui vient en quelque sorte contrer la perspective problématique de l’appartenance identitaire. Chez Kant [2] par exemple, l’exigence de respect de soi se comprend en relation avec la notion de dignité, laquelle renvoie à la capacité de l’individu de dépasser son horizon partial et de faire un usage contraignant de ses capacités rationnelles, y compris à l’égard de soi. La notion de respect de soi implique une distance de l’individu à l’égard de sa propre identité, et une considération de la distance des autres individus à l’égard de leur propre identité.
Si la conception kantienne du respect de soi est appuyée sur une argumentation essentiellement morale, il faut noter qu’elle a aussi des conséquences sur le plan du droit et de la justice politique. Sans le respect de soi en effet, il semble que l’autonomie du sujet s’écroule, et avec elle la dynamique démocratique qui consiste à attribuer des droits à l’individu. C’est pourquoi, si la justice politique se concentre d’abord sur les rapports entre les individus, elle ne peut occulter la question du rapport de l’individu à lui-même. A ce titre, un Etat démocratique doit garantir le respect de soi et assurer une distribution équitable de ce bien dans la société. Et si chaque individu peut légitimement aspirer à la protection du sentiment de sa propre dignité, c’est que d’une certaine manière l’identité elle-même peut constituer un problème distributif.
On trouve par exemple une lecture politique et juridique du respect de soi chez Rawls. Dans la perspective du libéralisme contemporain en effet, le respect de soi n’est pas tant un devoir moral individuel qu’un bien premier, un bien que tout individu prendrait comme objet de son désir rationnel indépendamment des autres objets désirés : « dans la position originelle, les partenaires chercheront à éviter à tout prix les conditions sociales qui minent le respect de soi » [3]. L’exigence du respect de soi se trouve donc déplacée de la question : « que faut-il faire pour être une personne qui se respecte ? » à la question : « comment peut-on concevoir une société fondamentalement structurée de manière à affirmer et à favoriser adéquatement le respect de soi chez ses membres ? ». Le respect de soi n’implique pas que l’Etat prenne en charge le sentiment positif engendré par la réussite et l’autosatisfaction, ce qui serait aller au-delà de sa neutralité de principe. Néanmoins, le respect de soi n’est pas non plus une simple norme négative et transcendante, il est un sentiment requis comme paramètre au sein du contexte de vie de tout individu.
Théorie rawlsienne du respect de soi
Dans Théorie de la justice, Rawls tente d’explorer les conditions sociales et politiques du respect de soi défini comme un bien garanti par les principes de justice. Dans le paragraphe 67, le respect de soi est qualifié de « bien premier peut-être le plus important », il inclut « le sens de sa propre valeur, l’intime conviction que sa conception du bien et son projet de vie sont dignes d’être mis en œuvre ». Le respect de soi est aussi « la confiance dans sa capacité à réaliser ses propres intentions dans la mesure où c’est en son pouvoir ».
Le respect de soi est tributaire de la représentation de notre propre identité, et il dépend aussi très logiquement de celle que les autres peuvent avoir de notre identité. En conséquence, l’exigence du respect de soi implique aussi la protection de l’identité [4]. Mais le libéralisme politique est tenu par l’exigence de neutralité à l’égard des conceptions du bien. Dès lors, quel sort peut-il réserver aux comportements défavorables au respect de soi, lorsqu’ils n’excèdent pas les limites fixées par le principe de tort objectif ? Chez Rawls, le maintien d’un climat social favorable au respect de soi constitue un droit indispensable auquel chaque individu peut prétendre sans que cette demande soit en contradiction avec la neutralité morale de l’Etat libéral. En clair, l’Etat ne doit pas contraindre les individus à reconnaître et admirer la valeur de chacun mais il doit protéger chaque individu contre une dévalorisation systématique de son identité telle qu’elle serait incompatible avec le réquisit du respect de soi.
Mais si Rawls intègre le respect de soi au sein des biens premiers à distribuer équitablement, on peut trouver qu’il reste discret sur le mode de réalisation de cette distribution, surtout si on l’applique à la protection de l’identité féminine. La solution générale qu’il propose consiste à miser sur les associations multiples qui caractérisent une société bien ordonnée : « il suffit que chacun fasse partie de quelque association où les activités que lui trouve rationnelles sont publiquement valorisées par les autres » [5]. La diversité et le nombre des associations suffisent à garantir à chacun qu’il trouvera un espace pour la réalisation de ses talents et un public pour en reconnaître la valeur. Le pari de Rawls est que chaque individu trouvera toujours un type d’activité encadré par une association où il se verra renvoyée l’image de sa propre valeur et donc assurées les conditions du respect de soi. Réciproquement, « c’est notre projet de vie qui détermine ce dont nous avons honte, le sentiment de honte est donc relatif à nos aspirations, à ce que nous essayons de faire, à ceux avec qui nous souhaitons être associés ». La diversité des associations et la pluralité des projets de vie au sein d’une société libérale doivent contribuer à une distribution équitable du respect de soi et, pourrait-on dire, à une dilution du sentiment de honte dans la relativité des activités sociales. En bref, dans une société pluraliste, il ne devrait pas exister de monopole de la définition des critères de valorisation et de dévalorisation des identités de chaque individu, ce qui devrait aussi valoir pour l’identité féminine.
Or, dans les sociétés marquées par la perpétuation de l’inégalité entre les hommes et les femmes, on peut justement soutenir que ce monopole existe et qu’il est détenu par les hommes. Les sociétés démocratiques ne semblent pas présenter une pluralité suffisante des représentations des identités sexuées pour remettre en cause la valorisation systématique de l’identité masculine et la tendance parallèle à la dévalorisation de l’identité féminine. Ainsi, la dynamique démocratique ne se traduit pas dans une distribution équitable du respect de soi entre les hommes et les femmes. Les représentations culturelles et symboliques dévalorisantes de l’identité féminine circulent dans une société à travers les différentes sphères sociales et indépendamment du projet de vie et des talents des individus.
Étude des représentations culturelles et symboliques de l’identité féminine
Les « représentations culturelles et symboliques » forment l’ensemble des modes de construction non conceptuelles (image, discours, récit) auxquels une communauté se réfère pour définir une appartenance identitaire indépendamment des comportements réels des individus. L’ensemble des représentations culturelles et symboliques de l’identité féminine consiste en la somme des signifiants par lesquels le fait d’être une femme se trouve intégré à un tableau de valeurs prédéterminées. Il s’agit d’un présupposé de type sociologique qu’on peut désigner sous le nom commode de stéréotype. Les stéréotypes féminins désignent l’ensemble des attributs comportementaux que les individus d’une société, hommes et femmes, ont tendance à reconnaître a priori aux individus de sexe féminin. Un tel champ recouvre les représentations dans les domaines classiques de la culture tels l’art ou la religion, mais aussi dans la sphère médiatique et culturelle de masse, c’est-à-dire la télévision, la publicité, les différentes formes de discours tel que celui de l’humour. Il s’agit pour résumer de tout ce qui contribue par sédimentation à constituer une pré-compréhension de l’identité féminine en général. L’influence de tels vecteurs s’évalue selon un double impact : le regard qu’un individu-femme porte sur elle-même et le regard que les autres, hommes ou femmes, portent sur un individu-femme.
Certes, la dynamique démocratique représente une contestation du principe même de la stéréotypie puisqu’un individu n’est pas enfermé dans une appartenance a priori (c’est la fameuse formule de Rawls selon laquelle « le moi préexiste à ses fins »). Mais dans le cas de l’identité féminine stéréotype, non seulement il existe une dévalorisation quasi automatique, mais celle-ci est d’autant plus significative que l’ identité féminine est comprise comme une appartenance figée plutôt qu’une occasion ou un support d’individuation [6]. Ainsi, on peut présenter l’injustice dont les femmes sont victimes dans la sphère spécifique de l’identité par la déconnexion des logiques de spécification et d’appartenance. L’invocation de l’identité féminine penche du côté de la réduction systématique d’un comportement individuel à un comportement collectif, et non du côté de l’affirmation individuelle. La dialectique de l’identité est, pour les femmes, nettement déséquilibrée puisqu’elle rend transparente l’identification de l’individu au groupe, et refuse au contraire l’appropriation individuelle, la spécification. Comme si un individu de sexe féminin et le féminin comme genre étaient totalement réciproques, comme si toutes les femmes étaient la Femme. Dans les représentations culturelles des sociétés démocratiques, le féminin n’est pas représenté comme le support potentiel d’un sujet mais comme un symbole ou une fonction liés au désir masculin et au signifiant social. Il en découle une permanence des préjugés sexistes et des représentations dévalorisantes de l’identité féminine.
Dès lors, la plupart des représentations culturelles qui alimentent l’identité féminine et qui circulent sur le marché de la culture que représente une société démocratique constituent un puissant obstacle à la réalisation des conditions sociales du respect de soi. L’accès des femmes aux études supérieures ou au travail salarié et aux postes à responsabilité ne semble pas entraîner de modifications considérables de l’inégalité entre la considération de l’identité masculine et celle de l’identité féminine. La dynamique égalitaire a plutôt accru le fossé entre la situation réelle des femmes d’une part, et l’image que leur renvoient des représentations symboliques aussi diverses que celles qui sont tirées de la publicité, de la pornographie, et plus généralement des discours et représentations sexistes. Ces représentations engagent notamment une certaine appropriation du corps de la femme comme objet de l’identité sexuelle et enjeu de la dévalorisation sexiste.
Il faudrait donc mettre en relation l’injustice faite à l’identité féminine d’une part et l’appropriation masculine du corps des femmes d’autre part [7]. Dans les sociétés les plus libérales comme dans les sociétés les plus assises sur leurs traditions, le corps féminin est un enjeu de pouvoir, un objet de discours et de représentation, un bien à posséder. Il est aussi et surtout visé par des violences physiques (viol, traite, maltraitance) et des violences symboliques (représentations dégradantes, discours insultant, stigmatisation). C’est à travers le corps que l’identité féminine est la plupart du temps déniée comme subjectivité. Cependant, le corps peut aussi être un vecteur de la libération des femmes. Historiquement, l’émancipation féminine s’est concrétisée par la liberté de se déplacer, de faire du sport, de s’habiller, et de manière encore plus décisive de maîtriser sa sexualité. La pénalisation du viol et du harcèlement, la légalisation de la contraception ainsi que la tolérance sociale progressive à l’égard d’une sexualité féminine libérée du seul cadre familial et procréatif sont des phénomènes impliqués par la dynamique démocratique et qui annoncent l’accès des femmes à la souveraineté sur soi [8].
Conclusion
Si on excepte la liberté sexuelle et la maîtrise contraceptive, qui sont des acquis dont on doit espérer qu’ils ne puissent être discutés et remis en cause, la libéralisation croissante du corps féminin dans les sociétés démocratiques demeure pourtant problématique. On peut l’interpréter comme un progrès du point de vue de la libre disposition de soi. Mais on peut aussi la considérer comme une nouvelle forme d’atteinte à la dignité et à la sécurité des femmes, et finalement une nouvelle appropriation masculine du corps féminin. Cette dimension problématique apparaît dans la réactualisation féministe de débats concernant la prostitution, la pornographie ou la représentation des femmes dans la publicité. La réouverture de ces débats pose, sous des formes et à des degrés différents, la question de l’objectivation du corps féminin en marchandise à disposition du désir masculin. Dans ces débats, on trouve pour fil conducteur identique une tentative délicate mais prometteuse d’un dépassement de l’opposition entre une approche libérale purement permissive et une approche morale prohibitive en matière de représentation et d’usage du corps féminin.
Nous voudrions exposer dans les articles suivants les conclusions provisoires d’une telle tentative en ce qui concerne la prostitution, la pornographie, les publicités dégradantes, le harcèlement sexuel et les discours dégradants. Il s’agira de vérifier en quoi la progression de l’égalité entre les hommes et les femmes réclame de construire l’identité et la sexualité comme un enjeu distributif à partir de l’appropriation sociale masculine du corps et ses conséquences sur l’identité féminine vécue et reconnue. Dans les cas où cette appropriation est directe et non consentie, elle est une privation évidente de liberté individuelle qu’il est facile de reconnaître comme une injustice. Mais dans le cas du tort symbolique que la prostitution, la pornographie, la publicité sexiste ou les discours dégradants peuvent aussi faire aux femmes qui n’en sont pas directement victimes, c’est bien la problématique plus complexe de la protection de l’identité et du respect de soi qui est sollicitée. La notion de tort symbolique ou de blessure identitaire est difficile à établir sans référence à une conception de la vie bonne ou à la thématique de l’aliénation. Non seulement le respect de soi ne se décrète pas par la loi, mais il est délicat, sous peine de dérives potentiellement totalitaires, d’exiger des individus le respect de l’identité d’autrui en allant au-delà de la seule sanction des manquements les plus objectifs.
Matthieu Lahure
A venir :
II) La prostitution fait-elle du tort à toutes les femmes ?
III) La pornographie est-elle une atteinte à la dignité des femmes ?
IV) Peut-on censurer la publicité au nom de la dignité des femmes ?
V) Jusqu’où peut aller un Etat démocratique en matière de pénalisation du harcèlement sexuel ?
[1] Voir RICOEUR P., Soi-même comme un autre, 6ième Etude, pp 167-199.
[2] Chaque individu étant dépositaire de la loi morale – pour emprunter la clarté du vocabulaire kantien – les autres individus ne peuvent le traiter uniquement comme un moyen mais aussi comme une fin. Le respect de soi est lui-même la réciproque interne du principe de dignité : l’individu se doit à lui-même de ne pas se traiter seulement comme un moyen
[3] RAWLS J., Théorie de la justice, Troisième Partie, Paragraphe 67, pp 480-486. Dans la Justice comme équité, le respect de soi figure à nouveau dans la liste des biens premiers sous l’intitulé : « les aspects des institutions de base normalement essentiels pour que les citoyens aient un sens aigu de leur valeur en tant que personnes, et qu’ils soient capables de progresser dans leurs fins avec confiance ». RAWLS J., La justice comme équité, Deuxième Partie, Paragraphe 17.2, pp 89-90
[4] Piste dont le libéralisme multiculturel de Will Kymlicka pousse davantage l’exploration.
[5] RAWLS J., Théorie de la justice, Troisième Partie, Paragraphe 67, pp 479-485.
[6] Pour reprendre une classification héritée de Tocqueville, l’identité féminine est comprise sur le mode aristocratique de l’essence, c’est l’appartenance qui fait l’être. L’identité masculine est comprise sur le mode démocratique de l’existence, ce sont les comportements qui définissent l’individu.
[7] Si elle n’est aucune signification normative par elle-même, la différence sexuée entre les corps féminin et masculin pose un problème de justice puisque les hommes ont traité le corps féminin comme un moyen, une propriété, une marchandise. Selon Françoise Héritier[7], c’est parce que le corps féminin a la puissance d’enfanter qu’il a été dominé, et la progéniture est l’enjeu fondamental du différend entre les sexes.
[8] On pourrait y ajouter la mixité croissante des espaces sportifs et l’accès des femmes à tous les sports.