EnvironnementJustice climatique

Justice climatique : questions d’échelles

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A première vue, rapprocher les notions de justice et de climat n’a rien d’évident.  L’idée d’un climat juste ne semble pas avoir de sens : à quelqu’un qui déclarerait que nous avons eu un printemps juste, ou injuste, nous dirions qu’il commet une erreur de catégorie. Il n’en va pas de même pour la notion de justice climatique qui s’impose désormais comme un thème majeur des réflexions contemporaines. La justice climatique échappe au non-sens parce qu’elle renvoie implicitement à un troisième terme qui fait le lien entre les deux premiers, celui de changement. C’est bien parce qu’il y a changement du climat que des questions de justice se posent, et ce, à plus forte raison, parce qu’il est aujourd’hui confirmé que ce changement est, au moins pour partie, d’origine anthropique.

Source : Stock.Xchng

Cependant, si populaire que devienne cette expression, cerner précisément les enjeux de justice que pose le changement climatique est loin d’être simple. Tout en essayant de présenter les termes du débat, nous soulignerons les difficultés liées à l’élaboration d’une théorie de la justice climatique. Deux idées guideront notre démarche : la première est que les coordonnées de ce débat peuvent être exprimées suivant deux axes, l’un environnemental, l’autre humain ; la seconde est que les échelles spatiales et temporelles choisies modifient très sensiblement la question, notamment en la situant soit dans un repère de justice corrective ou commutative, soit dans un repère de justice distributive.

L’échelle globale de l’humanité

Partons du point de vue le plus global de l’humanité. Dans ce cadre, la problématique s’articule autour de l’idée d’une responsabilité de l’humanité par rapport au changement climatique, le développement de l’humanité s’est traduit par une emprise croissante sur son environnement, allant jusqu’à provoquer la perturbation des phénomènes géophysiques qui régulent le climat. Nous serions ainsi entrés, depuis la fin du XVIIIème siècle, dans une nouvelle ère géologique, qui succède à l’Holocène, l’Anthropocène[1], « l’ère de l’humain ». Quelles questions de justice peut-on formuler partant de cette situation ?

A cette échelle, il s’agit de définir une obligation pour l’humanité, envisagée de manière totalement indifférenciée, ce qui pose la question de savoir à l’égard de qui l’humanité est-elle obligée du fait de cette responsabilité dans le changement climatique. Nous voyons deux façons de définir ce type d’obligation. La première insisterait sur la dimension environnementale : l’humanité a commis et commet une injustice vis-à-vis de la Terre envisagée comme un supra-organisme vivant, cette dernière idée pouvant prendre diverses formes telles que l’hypothèse Gaïa de James Lovelock ou encore le concept de Pachamama en Amérique du Sud. Cette approche mobilise une conception de la justice corrective : l’humanité doit réparation à la Terre, elle doit lui restituer les conditions de son évolution « naturelle ». S’il a le mérite d’accorder une place centrale à la dimension environnementale de la crise climatique, ce type de théorie présente au moins deux inconvénients majeurs : d’une part, il requiert de partager la croyance en l’existence de la Terre en tant que personne ou organisme vivant ; d’autre part, elle peut laisser sceptique du point de vue des applications pratiques que l’on pourrait en déduire.

La deuxième façon de définir une obligation pour l’humanité se focalise sur la dimension humaine du changement climatique. Elle nécessite d’adopter une échelle temporelle large puisque c’est par rapport à l’humanité future qu’elle est définie. L’injustice se formulerait dans ces termes : l’humanité présente menace par son action sur le climat de faire disparaître les conditions nécessaires à l’existence d’une humanité future. Ce type d’approche suit l’idée d’une justice intergénérationnelle, mais en restant à une échelle si globale, l’humanité en générale, il semble difficile de préciser l’obligation qui en découle : comment définir une obligation de l’humanité envers elle-même, sans distinguer entre les générations ?

De manière générale, si ce niveau global permet assez bien de traduire des intuitions d’injustices qui exigeraient réparations, il ne semble pas autoriser d’élaboration consistante de théories de la justice climatique.

L’échelle individuelle

Changeons maintenant radicalement d’échelle, comme une plongée vertigineuse qui nous mènerait d’une vision globale de la planète Terre au niveau le plus local de l’individu. On passe ainsi de l’unité de l’humanité indifférenciée au pluriel des hommes : les hommes réchauffent le climat, par leurs activités, leurs modes de vie, les individus émettent des gaz à effets de serre qui contribuent à augmenter la température globale de la planète. Mais ce passage du singulier au pluriel pose problème. D’une part, si reconnaître une responsabilité de l’humanité en général dans le changement climatique est assez consensuel, il n’en va pas de même pour la définition des responsabilités individuelles. La tendance à se défausser de sa responsabilité personnelle en renvoyant vers le voisin plus coupable que soi est importante et, de fait, selon les nationalités et les modes de vie, les contributions des individus diffèrent radicalement. D’autre part, du point de vue des conséquences, le passage du global au local ajoute une dimension humaine supplémentaire au problème d’injustice lié à la crise climatique : tous les individus ne sont et ne seront pas frappés de la même façon par ces effets.

De ce point de vue, la situation s’annonce d’autant plus injuste que ce sont les individus les plus pauvres et les moins responsables du changement climatique qui seront les plus durement touchés : les niveaux sociaux élevés sont, d’une part, en général plus énergivores et  ils facilitent, d’autre part, l’adaptation au changement. On peut donc cerner, à l’échelle individuelle, aux moins deux inégalités qui créent des injustices : une inégalité de responsabilité causale et une inégalité vis-à-vis des dommages subis.

Cette situation se prête à un traitement en termes de justice distributive. La justice distributive se focalise sur les niveaux relatifs des personnes du point de vue d’un bien ou de ressources. De ce point de vue, le changement climatique agit comme un facteur de rareté, soit direct parce qu’il prive des individus de biens environnementaux (eau potable, terres habitables, etc.), soit indirect parce que la lutte contre le réchauffement requiert une limitation de l’utilisation des ressources carbonées. L’approche distributive pose la question suivante : comment répartir de manière équitable entre les individus ces ressources environnementales qui se raréfient ?

La résolution de l’injustice climatique dépendrait alors des théories adoptées, selon que l’on est égalitariste strict ou plutôt rawlsien, c’est-à-dire que l’on privilégie les personnes les plus défavorisées vis-à-vis de ces ressources. La réponse varie également en fonction de l’échelle temporelle choisie : la réflexion peut se limiter au présent dans une approche intra-générationnelle ou intégrer la question climatique dans une théorie plus large de justice distributive inter-générationnelle[2].

Cependant, avant même de s’interroger sur l’équité de ces différentes théories, nous voudrions souligner une difficulté méthodologique que pose l’échelle individuelle, ici discutée. Ce traitement distributif ne se heurte-t-il pas à un problème important de mesure des parts individuelles concernant à la fois les causes et les dommages subis ? L’idée de justice distributive « à chacun selon mérite » ou « à chacun selon ses besoins » requiert la possibilité de mesurer ce mérite ou ces besoins.

Le concept d’empreinte écologique pourrait aller dans le sens d’une évaluation différenciée de la contribution au changement climatique. Mais, il nous semble que si à l’échelle d’une population, par exemple de la population d’un pays, la mesure peut être exploitable, au niveau individuel, elle montre des limites importantes. Un individu humain en tant qu’acteur social, politique et économique est intégré dans un grand nombre de réseaux que l’on ne peut trancher arbitrairement. Ainsi, si les différentes méthodes de calcul de l’empreinte écologique ou autres bilans carbone individuels peuvent servir d’indicateurs, ils ne nous semblent pas suffisamment précis pour être utilisés dans l’élaboration d’une théorie de la justice. Conséquence non-intentionnelle d’une somme d’actions individuelles, le changement climatique relève clairement d’une responsabilité causale collective et non individuelle.

Par ailleurs, les inégalités du point de vue des dommages subis sont également complexes à évaluer individuellement. D’une part, cela nécessite de trancher dans chaque cas la difficile question posée par la distinction entre circonstances et conséquences d’un choix, selon l’idée que les dommages qui relèvent d’un choix environnemental risqué ne doivent pas être compensés de la même manière que des effets purement circonstanciels. D’autre part, la grande majorité de ces dommages ne sont pas encore advenus et frapperont des individus dans le futur. Ce second point souligne la difficulté de l’intégration des risques futurs dans la réflexion sur une répartition individuelle équitable.

La difficulté méthodologique de l’approche distributive de la justice climatique au niveau individuel nous semble ainsi bien réelle. Nous voudrions lui ajouter deux bémols supplémentaires. Tout d’abord, elle est limitée d’un point de vue environnemental puisqu’elle n’envisage la nature qu’en tant que ressources à partager et ne prend pas en compte le problème des biens insubstituables qui composent la nature[3]. Ensuite, elle élimine toute considération concernant l’histoire du changement climatique et donc les responsabilités historiques différenciées. Or, si à l’intérieur d’un pays cette absence de prise en compte des inégalités historiques de participation entre les individus ne pose pas nécessairement problème, il en va tout autrement des écarts entre les habitants des différents Etats du monde.

L’échelle des Etats

Nous en venons à la troisième échelle à laquelle nous pouvons aborder la question de la justice climatique. Soit la proposition suivante : les Etats se sont développés économiquement et socialement en émettant des quantités très importantes de gaz à effet de serre contribuant ainsi au changement climatique. Cette formulation fait apparaître de manière évidente un problème que nous venons de soulever, à savoir la différence de responsabilité entre les Etats. Ce sont précisément les pays « développés » qui se sont développés en suivant cette voie. Il faut donc distinguer, du point de vue de la responsabilité causale, entre ces derniers et les pays en développement, ou plutôt, selon la typologie qui s’est imposée dans les questions climatiques depuis le sommet de la Terre de Rio en 1992, entre pays du Nord et pays du Sud.

Or, la double inégalité que nous avons soulignée au niveau individuel se retrouve à l’échelle des pays : ce sont les pays du Nord qui, majoritairement, sont responsables du changement climatique, ce sont les pays du Sud qui en subiront les conséquences les plus néfastes. L’axe nord-sud traverse l’ensemble des discussions sur le climat qui ont lieu, notamment, durant les Conférences annuelles des parties qui réunissent les pays signataires de la Convention de Rio. Cet axe partage deux grandes tendances de la justice climatique : l’une mobilise une conception de la justice réparatrice, l’autre insiste sur le caractère distributif du problème.

La première correspond à la position prédominante des pays du Sud qui pointent du doigt la responsabilité historique des pays du Nord. L’injustice climatique, c’est le fait que des pays se sont développés en épuisant la capacité de la planète à absorber les émissions de gaz à effet de serre, privant ainsi les autres pays de la possibilité de se développer de la même façon. Les pays du Nord auraient ainsi contracté une dette écologique ou environnementale qu’ils doivent désormais rembourser aux pays du Sud.

Cependant, cette idée qui peut paraître intuitivement fondée pose de sérieux problèmes, au premier rang desquels figure celui de l’estimation de sa valeur. On est, en effet, en droit de se montrer plutôt pessimiste quant à la possibilité de parvenir à un accord entre les pays sur ce que serait un montant juste de cette dette.

De plus, si la revendication en faveur d’une prise en compte de l’histoire du changement climatique est tout à fait légitime, elle doit être intégrée dans une appréhension globale de sa temporalité, qui fait place au passé, au futur, mais aussi au présent de la crise climatique. Le récit qui appuie l’idée de la dette nord / sud semble bien faire apparaître ces trois dimensions : l’histoire du réchauffement climatique s’est jouée dans le développement des pays du Nord depuis la fin du XIXème siècle jusqu’à nos jours, développement dont nous découvrons à présent les conséquences pour le futur. Mais, ce récit est aujourd’hui, lui-même, daté : nous avons pris connaissance du problème du climat depuis au moins une vingtaine d’années. Or, le présent du changement climatique a une histoire récente plus complexe que ne le laisse paraître la description précédente.

Celle-ci  voit, en effet, un troisième pôle s’écarter de la bipolarisation nord-sud, le pôle des « pays émergents », qui n’émergent pas sans émettre des volumes considérables de gaz à effet de serre. Ainsi, l’Afrique du Sud, le Brésil, la Chine, la Corée du Sud, et l’Inde participent, aujourd’hui, activement à l’épuisement des capacités d’absorption du dioxyde de carbone de la planète : certains créanciers s’endettent. Cette situation n’est pas pour favoriser la détermination d’un accord sur une dette environnementale que les pays du Nord sont d’autant moins disposés à régler que celle-ci pourrait profiter à un ensemble de pays tiers.

Dans l’ensemble hostiles à cette idée de « dette écologique », les pays du Nord présentent plutôt le problème de la justice climatique comme une question de répartition des coûts de la lutte contre le réchauffement, problème qui relève donc d’une théorie de la justice distributive entre les Etats. Or, si certaines de ces théories peuvent prendre en compte les inégalités actuelles entre les différents pays, elles ne font aucun cas des différences de responsabilité historique[4].

Cet aveuglement historique constitue une première cause du refus de cette approche par les pays du Sud. Un second motif naît de la distinction entre théories de la justice distributive « topiques » et globales[5]. Dans le cadre de la crise climatique, les pays du Nord proposent une approche « topique » de la justice distributive internationale, c’est-à-dire qu’ils limitent les questions de répartition aux seules ressources ou charges environnementales. A cette approche, certains peuvent opposer le fait que les biens environnementaux sont inséparables des biens en général, autrement dit qu’il n’y a pas de raison de traiter la question climatique indépendamment de celle de la répartition des richesses en général. Or, nous ne disposons d’aucun accord sur une conception globale de la justice distributive internationale, qu’elle soit jugée de toute façon inadéquate car les relations entre des Etats ne satisfont pas les conditions de la justice distributive[6] ou seulement inapplicable en l’absence de gouvernance mondiale[7]. En conséquence, traiter la question climatique d’un point de vue de justice distributive internationale ne serait, à l’heure actuelle, tout simplement pas possible.

Ainsi, entre une dette écologique très difficile à chiffrer et une approche distributive contestée, la volonté de définir une solution juste à la crise climatique au niveau inter-étatique se heurte également à des obstacles importants.

Conclusion

Les analyses rapides que nous avons menées mènent à deux conclusions principales : d’une part, si l’existence d’injustices climatiques semble assez intuitive aux différentes échelles abordées, l’élaboration d’une théorie de la justice climatique se révèle être une tâche extrêmement délicate ; d’autre part, il semble que l’environnement sorte plutôt perdant de l’association entre la justice et le climat. En effet, aucune des échelles étudiées ne permet véritablement d’élaborer une réponse en termes de justice mettant l’accent sur la dimension environnementale du changement climatique. Dissoute dans les théories de la justice purement humaines, la crise climatique ne parvient qu’à les colorer d’une teinte environnementale.

Face à ce constat, nous voudrions pour finir évoquer deux propositions. La première fait de la conception trop étroite de la nature mobilisée par les théories de la justice climatique la cause principale de cette incapacité à rendre véritablement justice à l’environnement. Dans ce sens, Catherine Larrère invite à enrichir la justice environnementale d’un regard plus attentif sur la nature, une nature précisément visible et admirable, celle qu’appréhendent, d’un point de vue local, les éthiques de la nature[8].

La seconde proposition, qui n’est pas exclusive de la première, consiste à dire que le traitement de la crise climatique relève avant tout de négociations politiques qui se jouent à l’échelle internationale. De ce point de vue, la recherche d’une réponse juste au changement climatique ne consisterait pas à essayer de déterminer unilatéralement un critère de répartition équitable des efforts environnementaux, mais plutôt, dans une approche procédurale, à tenter de mettre en place les conditions politiques et institutionnelles de délibérations équilibrées entre les Etats.

Rémi Beau

Philosophies contemporaines

Université Paris I


[1] Paul J. Crutzen et Eugene F. Stoermer, “The Anthropocene,”, IGBP [International Geosphere-Biosphere Programme], Newsletter 41, (2000): 17.

[2] Voir les analyses d’Axel Gosseries, par exemple, Axel Gosseries, « La justice entre les générations. Faut-il renoncer au maximin intergénérationnel ? », Revue de Métaphysique et de Morale 2002/1, n°33, p. 61-81 ; et Axel Gosseries, « Egalitarisme cosmopolite et effet de serre », Les séminaires IDDRI, n° 14, 2006.

[3] Voir Larrère Catherine, « La justice environnementale », Multitudes 2009/2, n° 36, p. 156-162.

[4] Voir de nouveau l’article de Catherine Larrère, « La justice environnementale », article cité, 2009.

[5] Voir Olivier Godard, « L’équité dans les négociations post-Kyoto : critères d’équité et approche procédurale », Cahiers de la Chaire Développement durable X-EDF, 2004-002, mai 2004.

[6] Voir Stéphane Chauvier, « Les principes de la justice distributive sont-ils applicables aux nations ? », Revue de Métaphysique et de Morale, n° 1 / 2003.

[7] Voir Olivier Godard, « L’équité dans les négociations post-Kyoto : critères d’équité et approche procédurale », article cité, 2004.

[8] Catherine Larrère, « La justice environnementale », article cité, 2009.

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