Esthétique/TechniquePhilosopher d’après le cinémaune

J’ai vécu : Glitterbug et la méditation sur la mort

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Carolina Alfradique Leite, doctorante à l’université Paris 8

glitTout au long des années 1970, Derek Jarman ne se déplaça jamais sans sa caméra 8mm, avec laquelle il filma tout ce qu’il pouvait, son quotidien, ses amis, le studio où il travaillait, produisant le matériel qui, plus tard, allait donner naissance au film Glitterbug (1993), lequel fonctionnera comme une sorte d’expérimentation individuelle avant son entrée dans l’univers du cinéma long-métrage. Ce qui ne devait arriver, de fait, qu’en 1976 avec Sebastiane, pellicule redirigée et co-scénarisée par lui et Paul Humfress, avec la collaboration de James Whaley.

Glitterbug est composé d’images très diverses : tantôt narratives, tantôt expérimentales, parfois brefs portraits filmiques, d’autres fois quasi instantanés-en-mouvement, qui transitent entre Londres, les parties plus reculées du Royaume-Uni, New York, l’Espagne, l’Italie ; des scènes très quotidiennes, de détente entre amis, d’amants, de collègues de travail, d’objets particuliers, de défilés de mode, ou encore des scènes de décors de films (comme Sebastiane et Jubilee).

Les images ont des couleurs variées, quelques-unes sont en noir et blanc, d’autres colorées ou monochromatiques (avec une séquence en tons de rose) ; certaines sont accélérées, d’autres au ralenti ; on trouve des procédés de filmage plus élaborés (par exemple une séquence de détails du studio de Jarman), d’autres s’assimilent plus à des registres quotidiens, avec une caméra presque immobile. Juxtaposés à cette image, sous forme de légende, Jarman nous livre des commentaires sur ses propres images. Ces derniers ont été faits plusieurs années plus tard, au moment de l’archivage-montage de ces enregistrements, en 1993. La présentation des images est aussi accompagnée de quelques compositions de Brian Eno.

Les observations du réalisateur sur ces enregistrements parlent à plusieurs moments de la mort ou de l’éloignement de ceux qui apparaissent dans ces images, des personnes ayant participé à son quotidien. On trouve aussi des commentaires sur la disparition d’objets ou d’endroits qui ne sont plus fréquentés par Jarman, comme le studio qu’il a abandonné. Par ailleurs, il existe des passages dans lesquels le réalisateur ne sait même pas où et quand se sont déroulés les événements apparaissant dans les enregistrements. Le point central de Glitterbug semble ainsi être la perte : la perte de ce qui a été vécu un jour, de tout ce qui a constitué le quotidien de Jarman, la perte ou l’effacement des souvenirs, puisque le réalisateur ne reconnaît pas entièrement son passé lorsqu’il y est confronté par le biais de ses enregistrements. Impossible alors de ne pas ajouter à cette série une autre perte, qui serait presque l’angle mort où Glitterbug se construit, à savoir la perte ou la destitution du sujet qui se remémore, à partir d’un lieu fixe et souverain, son passé.

Ce film peut être pensé comme une sorte de journal visuel, une forme filmique d’album, car il nous présente diverses images qui n’entretiennent pas, entre elles, de relations de causalité. En même temps, il existe un axe commun à ces enregistrements et, à première vue, il peut être compris comme biographique. Que ce soit par la perspective de celui qui filme et qui, éventuellement, est filmé ou par le biais de ses commentaires sur ces enregistrements, la présence de Jarman peut être pensée comme ce qui soutient le passage d’une image à l’autre, ce qui est encore, d’une certaine manière, le point de fuite de toutes les images.

Dans ce film, il semble aussi dialoguer avec certains de ses longs-métrages précédents, par exemple Sébastien (1976), Caravaggio (1986) et Wittgenstein (1993), étant donné le caractère biographique de ces films et l’aspect autobiographique de Glitterbug. Ces trois films de Jarman prennent pour thème central la vie de personnages historiques. Ils se composent comme une réflexion éthique sur la vie de ces « hommes exemplaires », une sorte de remémoration croisée, de laquelle le réalisateur essaie d’extraire un héritage culturel, laissé ou inspiré par les trois personnages, des outils pour penser son propre présent.

Les différentes tentatives de mode d’écriture de la vie semblent donc être présentes très tôt dans les œuvres de Jarman. Mais ce qui semble décisif dans Glitterbug, ce qui fait de ce film une œuvre sans équivalent, c’est le fait que Jarman y crée une écriture de la vie qui ne dépend pas d’une narration, ni de la création d’un domaine fictionnel. À la différence de ses films qui ont pour thème la vie de personnages publics, Glitterbug ne reconstitue pas un parcours, qui aurait pu être celui du réalisateur lui-même, à travers ses moments-clés, extraordinaires, qui dans l’ensemble révèlent un sens plus profond de ce qui a été vécu. Au contraire, dans ce film, Jarman pose un regard rétrospectif sur l’ensemble de sa vie à partir d’enregistrements quelconques de son quotidien. Ces images n’ont pas été élaborées en studio et ne sont pas constituées autour d’un objectif explicite qui organiserait la scène. Elles relèvent plus d’une vision générale, sans encadrement clair du quotidien de Jarman.

Le film de Jarman me semble être empreint d’une inquiétude proche de celle qui occupera Michel Foucault dans les études qu’il fera des pratiques de soi dans l’Antiquité classique et romaine. Comprendre la subjectivité non pas comme un objet de connaissance, mais comme le produit d’un certain nombre de pratiques, est un des aspects de la pensée grecque que Foucault souligne particulièrement, en montrant qu’il y a eu, en Occident, d’autres « pratiques de soi », d’autres façons de « se penser soi-même », différentes des nôtres. Je souligne ici en particulier les pratiques que Foucault concevra comme des méditations sur la mort.

Il convient d’expliquer en quoi, selon Foucault, le mot « méditation » n’a pas, dans le contexte gréco-romain antique, le sens que nous lui attribuons aujourd’hui. En effet, nous comprenons communément la médiation comme un

« essai pour penser avec une particulière intensité à quelque chose sans en approfondir le sens ; ou : laisser sa pensée se développer dans un ordre plus ou moins réglé à partir de cette chose à laquelle on pense[1] »

Pour les Grecs et les Latins toutefois, la « méditation » (meléte ou meditatio) était autre chose. Dans un sens général, la méditation est un exercice par lequel le sujet qui médite met à l’épreuve aussi bien ce qu’il pense, que soi-même en tant que sujet qui pense effectivement ce qu’il pense et agit comme il pense. Ainsi, le sujet qui médite se déplace, se modifie, assume des risques. Ces brèves explications sur les sens de l’exercice méditatif étant faites, nous observerons maintenant en quoi consiste, selon Foucault, la méditation sur la mort.

En tant que composante des pratiques de soi hellénistiques et romaines, la méditation sur la mort peut être comprise, selon Foucault, comme un exercice par laquelle il ne s’agirait pas « de se convaincre que l’on va effectivement mourir », ni de penser que l’on va mourir, mais de se mettre « soi-même, par la pensée, dans la situation de quelqu’un qui est en train mourir, ou qui va mourir, ou qui est en train de vivre ses derniers jours[2] ». Il permet « à l’individu de se percevoir soi-même, et de se percevoir de deux façons[3] ».

Penser que la mort peut nous atteindre à tout moment, c’est, dans un premier sens, se limiter à la réalité, à la valeur de ce que nous vivons, c’est évaluer que ce qui nous occupe est de fait la meilleure occupation[4]. En d’autres termes, penser le moment que nous vivons comme le dernier, c’est se soucier de la relation à notre présent, c’est se demander si ce que nous faisons est de fait ce qui peut être évalué comme ce qu’il y a de mieux à faire, et si ce n’est pas le cas, si et comment nous devons transformer notre présent, si et comment nous devons produire, pour nous, une meilleure situation.

La seconde façon de se regarder et de s’observer soi-même que la méditation sur la mort permet, toujours selon l’appréciation de Foucault, se trouve marquée par la rétrospection[5]. Ce regard rétrospectif que nous jetons sur la vie que nous vivons, qui s’accentue quand nous nous pensons proches de la mort, est aussi la connaissance de la valeur de la vie que nous menons, une connaissance de soi à partir du mode de vie adopté par chacun. Méditer sur la mort serait alors aussi bien évaluer le présent que l’on vit que connaître la valeur de ce que l’on a vécu.

Je pense que c’est par le biais d’échos et non à proprement parler de citations directes, que s’établit une relation entre certains aspects de la philosophie antique et Glitterbug. En premier lieu, l’exercice de la pensée qui, à mon avis, se rapproche le plus de la réflexion proposée dans ce film, est de fait la méditation.

Si le film se configure en partie comme une autobiographie du réalisateur, cette écriture de soi se fait ici de manière très particulière. Car si on observe, dans ce cas, une reprise d’un passé vécu et d’une exposition par l’intermédiaire des enregistrements faits de ce passé, dans Glitterbug ce sont les images qui suscitent chez le sujet autobiographique un acte mnémonique et, en même temps, ce sont ces mêmes images qui serviront d’écriture de soi, comme moyen d’exposer ce qui a été vécu. Cela se fait par le biais de ces images et par les commentaires qu’elles inspirent au cinéaste qui les revoit presque vingt ans après les avoir conçues. Entre la voix enregistrée et l’image, s’ouvre non seulement un abîme temporel, mais surtout de sens – ces images qui se présentent comme des enregistrements d’un passé vécu par Jarman ne s’harmonisent pas entièrement avec les souvenirs du réalisateur.

Le sujet autobiographique se caractérise, dans ce film, non pas par une identité fixe à laquelle correspondrait un certain nombre d’actions ou de choix, mais par un pli de l’image, comme un sujet mobile qui ne cesse de se différencier en tentant de se penser lui-même. Cette pensée de soi, cette écriture de soi ne doit pourtant pas être comprise comme un mouvement d’auto-connaissance, c’est-à-dire comme une manière d’appréhender un discours sur soi-même qui exprimerait cette subjectivité. Au contraire, l’écriture autobiographique me semble être, dans le cas du film de Jarman, un exercice de construction de soi qui est soutenu par la correspondance entre pensée et acte, expérience et réflexion, sujet et vie.

Dans Glitterbug, le sujet qui médite, qui jette un regard rétrospectif sur sa propre vie, ne cesse de se déplacer. Jarman s’expose en exposant ses souvenirs et les images qu’un jour il a créées de son quotidien à cette méditation, au risque pour lui, dans le hiatus entre images et commentaires, de disparaître lui-même, de voir disparaître son propre passé et ainsi d’effacer ses propres souvenirs. Glitterbug semble ainsi être constitué par une expérience radicale, une expérience méditative qui englobe, en même temps, l’annihilation des souvenirs, la réélaboration du passé, mais à partir de la confrontation qui se fait avec ces ruines, avec les vestiges d’un passé qui ne cesse de disparaitre.

Il est possible, à mon avis, de penser ce film non seulement comme un exercice méditatif, mais aussi comme une méditation sur la mort, telle que Foucault la définit. Et nous pouvons peut-être ajouter qu’aux deux aspects de cet exercice peuvent correspondre les deux moments de production de ce film.

Nous pouvons peut-être dire que la pratique d’enregistrer ce que l’on vit est liée à une sorte de conscience imminente de la mort et, par conséquent, à une valorisation du moment présent. Car filmer ce que l’on vit, c’est avant tout se concentrer sur le présent, l’observer, choisir parmi les nombreux aspects du présent ceux qui doivent être enregistrés ou non. La pratique de filmer opère ainsi un découpage dans le flux des représentations et dans la durée de la vie, et réalise une concentration sur le présent. Et elle inclut, sans aucun doute, une perception de l’imminence de la mort, puisque nous ne tentons d’enregistrer ce que nous avons vécu que parce que nous tenons ce que nous sommes en train de vivre pour unique, irremplaçable.

Les enregistrements filmiques faits par Jarman ne servent pas seulement comme une sorte de « réserve » de mémoire, un support matériel qui garderait, qui conserverait certains souvenirs du passé, les protégeant d’un éventuel oubli. Ils constituent un matériel vers lequel Jarman revient, non pas exactement pour se souvenir de ce qu’il a vécu, mais pour évaluer et en même temps tenter d’écrire ce qu’a été son parcours. De cette manière, nous pouvons comprendre la pratique de filmer, telle qu’elle est opérée dans le premier moment de production de ce film, comme une pratique qui n’a pas pour finalité de simplement conserver une image du présent, mais de l’observer, de l’évaluer et, en même temps, de constituer un matériel sur lequel Jarman reviendra pour penser son parcours. Et ce second moment, celui du retour aux enregistrements d’un passé vécu réalisés antérieurement, sera un moment d’organisation, qui sera le second pas méditatif. En d’autres termes, c’est dans le montage du film et dans la production d’un texte réflexif sur les enregistrements quotidiens du réalisateur, que nous pouvons trouver une sorte de méditation rétrospective sur ce qu’il a vécu, une évaluation de la vie menée.

Dans Glitterbug, Jarman médite sur la mort, et en même temps sur ce qu’a été sa vie et sur ce qu’elle est dans le présent actuel. Il ne révèle pas, par ce travail, quelque chose de lui-même ou de son passé qui, jusqu’alors, était occulté, mais il fait de son parcours un ensemble hétérogène d’éléments accumulés, d’expériences diverses, avec lesquels il se confronte au moment de concevoir Glitterbug, au moment où il tente de « recoudre » ces restes, ces fragments, ces « chutes » de son passé pour donner forme, de manière cinématographique, à ce qu’a été sa vie. Et cette « couture » n’amenuise pas les différences entre ces fragments, elle n’en amortit pas le choc, à tel point que la « couture » devient aussi une annihilation des souvenirs, une réinvention du passé, une réinvention de soi et de son présent.

Tout comme nous pouvons voir dans la reprise de Foucault de la philosophie antique une tentative de penser des pratiques de subjectivation au-delà de celles dominantes dans notre contemporanéité, nous pouvons trouver, dans le film du réalisateur anglais, une reprise, bien que non explicite, d’aspects des « pratiques de soi » pour concevoir une écriture de soi qui n’ait pas pour fondation la fixité identitaire, l’emphase sur le nom propre, et par laquelle, au contraire, le sujet puisse effectivement se transformer. Une écriture qui est ainsi bien moins une manière de se garantir une identité qu’un moyen de se modifier, de se métamorphoser, de se différencier. C’est dans ce sens que nous pouvons dire que le film de Jarman se constitue en même temps comme exercice éthique et esthétique, et comme tentative de simultanément valoriser et donner forme à un parcours à partir de l’évaluation de ce que l’on a vécu.



[1] Michel Foucault. Lherméneutique du sujet, Paris, Gallimard, 2001, p. 339.

[2] Ibid., p. 340.

[3] Ibid., p. 459.

[4] C’est « prendre une sorte de vue plongeante et instantanée sur le présent, d’opérer par la pensée une coupe dans la durée de la vie, dans le flux des activités, dans le courant des représentations » ; ibid., p. 459.

[5] « [L]orsqu’on fait l’épreuve de soi-même comme étant en train de mourir, alors on peut jeter un coup d’œil sur l’ensemble de ce qu’a été sa propre vie. Et la vérité, mieux, la valeur de cette vie va pouvoir apparaitre » ; ibid., p. 459.

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