Ironman ou l’inquiétude techno-éthique (1)
Cong Minh Vu (Université de Caen Basse-Normandie)
La trilogie d’Ironman sortie successivement en 2008, 2010 et 2013 reprend la figure classique du guerrier intelligent et rusé dont l’exemple le plus éminent est Ulysse. À la différence du type herculéen qui se distingue essentiellement par la force voire la brutalité (Thor ou Hulk), ce type reste un combattant couvert et « hyperarmé » si bien qu’il apparaît toujours sous les traits d’un archer aux projectiles extraordinaires. Dans l’épopée moderne qu’est The Avengers, il est incarné par Ironman. L’équivalence moderne du caractère « hyperarmé » est l’armure qui recouvre atotalement Tony Stark et le permet aussi bien de voler que de lancer des « projectiles extraordinaires ». Mais plus que cela, cette équivalence moderne insiste sur le fait que la technologie d’armement est non seulement utilisée par le guerrier, mais il en est également l’inventeur, le fabriquant et le marchand d’armes, et ce à l’échelle mondiale. De là apparaît un conflit entre la capacité de destruction massive du super-héros et son désir de rendre le monde meilleur. Cependant, au lieu d’opposer de manière problématique l’éthique et la technologie, et de tomber ainsi dans l’éternel débat entre technophobie et technophilie, la trilogie cherche plutôt à poser la question d’une éthique pour la technologie. Et cette question concerne principalement l’usage de la technologie à la fois sur le plan personnel, social et politique. Ainsi, au fil de la trilogie se déclineront trois usages désastreux de la technologie de la part de Tony Stark qui, à chaque fois, doit s’interroger sur lui-même et changer éthiquement sa vie. Dans la suite de notre article, nous allons analyser de près chacun de ses retournements éthiques.
Il est clair par là que notre protagoniste représente dès ce début du film le parfait capitaliste monopoliste qui contrôle la totalité du processus de production, assurant jusqu’à la vente même de ses produits. Ceci dénote toute l’importance accordée par trilogie à la question du rapport entre la technologie et son exploitation puis son usage dans notre société contemporaine. Ce rapport est le terrain favorable pour développer un problème à la fois éthique et politique. Caractérisé aussi bien par son intérêt pour la technologie et par son souci des effets moraux et sociaux de ses talents, Ironman se retrouve dans un conflit entre ses deux qualités qui lui sont inhérentes. En effet, dans ce début du film, il est manifeste que la technologie a pris le pas sur le souci des autres et sur les bénéfices moraux et sociaux que ce type de guerrier était censé représenter dans l’ordre mythologique. Lors d’un interview impromptu accordé à une journaliste à la sortie d’un casino, il affirme, dans des termes quelque peu provocateurs, « que le jour où la paix n’aura plus besoin des armes, [il] fabriquera brique et mortier pour hôpitaux pour enfant ». Et pour se justifier, il invoque la définition de la paix héritée de son père : « la paix, ça veut dire en avoir une plus grosse que le voisin ». Dans cette allusion de mauvais goût et inconvenante face à une femme se cache en réalité l’axiome selon lequel la puissance technologique seule garantit la paix. Il suffit donc de développer au maximum cette puissance technologique pour que les heureux effets soient immédiats et universels. Par là, Stark fait preuve autant de cynisme que de naïveté et d’inconscience face au problème techno-éthique intrinsèque à nos sociétés modernes. Cette confiance démesurée et aveugle dans la technologie ainsi placée au départ du récit appelle donc à un changement d’attitude. Bien que le problème techno-éthique soit une question éminemment moderne et contemporaine, nous pouvons tout de même remarquer qu’elle reprend dans sa structure le thème classique propre à la figure du guerrier à savoir : ce qui fait la force et la vertu du guerrier constitue en même temps une faiblesse voire une menace pour la communauté des hommes. De ce point de vue, il est à noter que le genre super-héroïque dans son ensemble ne cesse de renouer avec les interrogations et les inquiétudes mythologiques traditionnelles tout en les renouvelant pour rester au plus proche des interpellations concrètes de notre monde actuel. En ce sens, la trilogie Ironman ne constitue pas une exception, mais bien plutôt une exacerbation puisqu’elle place au centre du conflit entre éthique et technologie la question du progrès. Contrairement à ce que l’on pouvait imaginer, le progrès traité dans ce film ne se résume pas uniquement dans l’innovation technologique, mais celle-ci doit être accompagnée également d’un progrès moral. Ce point est particulièrement explicite dans la forme même du récit qui commence par nous brosser le portrait d’un Tony Stark jouisseur et irresponsable pour ensuite nous raconter, à travers les trois récits, son évolution éthique du souci égoïste de soi vers le souci des autres.
Tony Stark est milliardaire, inventeur génial d’armes en toute sorte, playboy et fêtard. Un « gars » pas tellement méchant ni calculateur, loin du cliché du capitaliste obsédé par l’argent et la réussite. En fait, c’est le prototype du « bon copain » avec qui on aimerait sortir et s’amuser, car en sa compagnie, il est sûr de passer une bonne soirée à rire et à se détendre.
Mais cette attitude est bien sûr appelée à changer, et ce dès la première séquence. En effet, nous assistons dans cette ouverture à l’attaque-surprise du convoi transportant Stark comme si le film voulait d’emblée nous signaler son caractère changeant et déconcertant. De cette manière, c’est le film tout entier qui, frappé du sceau de la surprise, se trouve inscrit sous le signe de la déviation et du tournant. Après nous avoir montré in medias res l’attaque du convoi de Tony Stark, le film revient immédiatement à un temps antérieur à cet incident pour résumer rapidement la vie hédoniste et frivole de Stark. Le fait d’insister sur cette agression à travers la cassure chronologique dans le déroulement narratif nous montre combien cette expérience demeure déterminante aussi bien pour le personnage que pour le déploiement du récit. Ainsi, ce début de film opère comme l’effet d’une explosion qui étourdit et fait perdre aux spectateurs son orientation temporelle. Par là même, le film place son récit aussi bien que son esthétique sous l’égide de la métaphore du tournant. C’est dire que le thème du progrès demeure la structure osseuse du film lui-même.
Le point culminant de cette séquence d’ouverture reste le moment où Stark est blessé par un de ses propres missiles. Le raccord cut très rapide et énergique sur le missile frappe notre protagoniste avant même qu’il n’explose par une double surprise : celle de l’imminent danger et celle de la découverte du logo « Stark Industries » sur ce missile.
De ce fait, ce missile déclenche ici une double genèse du super-héros où Stark aura à se changer corps et âme. Physiquement atteint par des fragments de shrapnels, il doit porter une batterie à la place du cœur afin de maintenir magnétiquement les fragments de ses organes vitaux. Psychiquement atteint par la vérité qu’il est lui-même victime de ses propres créations, il doit trouver un moyen d’empêcher ses inventions de tomber dans de mauvaises mains. Dès lors, Ironman en tant que super-héros ne peut être réduit seulement à un homme dans une armure ultra high-tech. Comme s’il y avait quelque chose de propre à l’homme qui excèdera toujours son corps matériel, même si ce dernier se retrouvait amélioré par la technologie la plus sophistiquée. Pourtant, il n’est pas non plus totalement adéquat d’affirmer que c’est ce quelque chose qui fait de Stark le super-héros que tout le monde célèbre. En réalité, il s’agit d’un subtil dosage entre la technologie et l’homme de sorte que tous deux se trouvent entièrement transformés. Nous aurons bien entendu à expliciter ce subtil dosage, mais dans un premier temps, il est important d’éclairer ce quelque chose dans l’homme qui excède la machine puisqu’il est question directement ici de ce conflit éthique que nous avons évoqué au début de cette partie.
Bousculé et rattrapé par la vérité que depuis deux générations, Stark Industries a contribué à fabriquer les engins de mort et de destruction qui au final se sont retournés contre lui-même, Tony Stark décide dès son retour au pays de suspendre toute la production « d’armes de destruction massive ». Si un tel résumé du film peut donner des accents culpabilisateurs au film, pourtant dans les faits, il n’en est rien. Tout au long de la trilogie, le personnage conserve ses traits frivoles et blagueurs. En vérité, ce qui importe c’est la décision de moratoire que proclame Stark haut et fort devant les journalistes du monde entier. Cette décision est purement pragmatique puisqu’elle n’est pas le signe d’un doute quelconque, mais est issue d’une mûre réflexion qui a suivi son expérience de captivité dans les grottes afghanes en compagnie de Yensin, un homme de grande bonté. Ce dernier a su, durant ces quelques jours, réveiller la conscience morale de Stark et le pousser à s’interroger sur le sens véritable de son existence et de son désir de création.
Ainsi, le changement moral chez Stark prend source dans la prise de conscience de la finitude et de la mort causée par la technologie et surtout par une politique non adéquate. Ce qui donc dans l’homme excède toute transformation technologique possible sur son corps reste la capacité d’empathie et la conscience morale. Cette dernière lui permet de se réinterroger puis de modifier son action en fonction de ce que lui dicte cette conscience. De ce point de vue, nous pouvons dire que la naissance du super-héros a pour point de départ cette prise de conscience d’une part de l’effet de la technologie sur le monde et d’autre part du souci et de la responsabilité que celui qui possède cette technologie a sur les autres et le monde. C’est précisément ce souci des autres à travers la perspective technologique qui demeure le trait fondamental du type du guerrier bienfaiteur. Ce souci apparaît de manière systématique dans la trilogie Ironman de même que dans The Avengers où Stark redirige son complexe de recherches et de développement vers l’énergie verte. Dans le premier volet de la trilogie, dès son retour aux États-Unis, Stark provoque un tollé en fermant la division d’armement jusqu’à ce qu’il ait pris une décision honnête et juste. Dans le second, il a à répondre devant une commission sénatoriale l’accusant d’être en possession de technologie d’armement qui pourrait menacer la sécurité de la nation. En réalité, cette commission souhaite saisir l’armure que Stark a conçue pour s’assurer de leur suprématie dans la course aux armements de pointe. Dans le troisième volet, Ironman doit faire face à un groupe de recherche en biotechnologie qui, en répandant secrètement la terreur à travers la figure du terroriste le Mandarin, vise en réalité à privatiser aussi bien la sécurité que la terreur. Par là donc, le combat que livre Ironman dans chacun de ces films reste celui en vue de garantir des heureux effets pour l’humanité, ou du moins, pour ne pas lui apporter de malheurs immédiats et futurs. Ces films témoignent dans cette perspective d’une pleine confiance dans la technologie moderne de sorte que le problème qu’ils soulèvent à chaque fois demeure un problème d’usage de la technologie et non pas un problème porté sur sa nature et son statut. Nous ne nous situons donc pas dans l’éternel débat entre technophilie et technophobie mais sommes en présence du problème beaucoup plus fondamental quant à l’usage social et politique de la technologie. Une des solutions que propose le film est, conformément à son origine mythologique, une solution morale. Le retournement au début du premier volet peut nous en donner une claire confirmation. Si en apparence cette solution semble manquer d’originalité et demeure profondément conservatrice, en réalité elle déplace avec subtilité la division traditionnelle entre le Bien et le Mal. D’une part, elle situe le super-héros lui-même dans une situation difficile puisqu’à chaque film le mal et les malheurs ont pour cause le super-héros lui-même. D’autre part, la solution morale n’est pas réductible à celle d’une victoire du Bien sur le Mal mais elle est le résultat d’une double lutte, celle contre les mauvais usages technologiques et celle du super-héros contre lui-même. C’est dire que la réponse éthique de la trilogie, et plus généralement celle des autres films de super-héros, porte non pas sur l’idée du Bien et du Mal mais sur les modes de vie concrets et les caractéristiques mythologiques des super-héros. Ces modes de vie et ces caractéristiques sont toujours révélés en fonction des conditions politiques et sociales dans lesquelles se trouvent embarqués les super-héros. Dans la trilogie d’Ironman, c’est la condition de l’homme moderne poussée jusqu’à l’extrême puisqu’elle ne cesse de mettre le spectateur face à la question de l’usage de la technologie. Or c’est quotidiennement pour ne pas dire à chaque instant, que l’homme d’aujourd’hui se sert, invente et fabrique à grande échelle des objets technologiques sans toujours se poser la question du prix qu’il a et aura à payer.