Introduction – l’éthique dans tous ses états
En guise d’avant-propos, il n’est sans doute pas inutile de rappeler le thème de ce dossier intitulé « L’éthique dans tous ses états », avant de présenter plus en détails les contributions rassemblées.
Cela n’aurait pas grand sens de prétendre proposer ici une vision exhaustive de la philosophie morale contemporaine. Les dimensions du dossier ne permettent pas ce travail pharaonique, qui serait d’ailleurs à refaire à peine achevé.
Toutefois, ce dossier est plus qu’un simple rassemblement hétéroclite de contributions traitant d’éthique d’une manière ou d’une autre. Notre souhait est par ce dossier, de proposer des pistes et des manières d’appréhender les mutations de l’éthique, à travers une série d’illustrations propres à différents domaines.
La question est donc vaste mais les éléments de réponses présentés dans les contributions ont aussi pour vocation de s’adresser à tous, spécialistes avertis, curieux éclairés et amateurs néophytes.
Sans sacrifier la compétence et les concepts qui bâtissent une pensée, nous avons veillé autant que possible à ne pas transformer cet espace de présentation en une obscure querelle d’experts.
Les sujets comme les approches présentés dans ce dossier reflètent un changement dans la manière de conduire la recherche en éthique mais aussi dans la manière dont nous pouvons en attendre des résultats.
Le titre de ce dossier « L’éthique dans tous ses états » a été choisi pour indiquer cette idée de mutation que subit, ou plus exactement, que vit l’éthique ces dernières années. Cela est d’autant plus intéressant à observer que la recherche éthique évolue naturellement, sans connaître de crise majeure. Certes il y a des accrochages, des discussions, des courants, une grande diversité interne mais la philosophie morale ne connaît pas de schisme en interne, ni de manque de légitimité externe. Alors que certains domaines de la société comme l’art, l’éducation, la politique… semblent paralysés par une crise qui n’en finit pas, le domaine de l’éthique connaît quant à lui une croissance absolument remarquable.
On peut même parler d’une expansion sans précédant. La philosophie semble requise dans des domaines sans cesse nouveaux. Que ce soit la finance, la politique, l’agriculture, le sport, la médecine, l’environnement, il n’est guère de domaines qui échappent au regard de l’éthicien, ou pour lesquels il n’existe pas déjà une communauté de spécialistes informés et reconnus. Ce mouvement est d’ailleurs double la philosophie morale s’ouvre à d’autres disciplines, mais les domaines indiqués ci-dessus se mettent volontairement en relation avec l’éthique.
Cet élargissement ne risque-t-il pas de nous conduire à la rupture du champ de la philosophie morale ? Gare en effet à ne pas prendre pour éthique au sens philosophique ce que d’aucuns font de l’éthique : ne confondons pas greenwashing et philosophie environnementale ; moralisation de la politique et de la finance et slogans politiques de campagne ; bonnes pratiques professionnelles, codifiées et réflexion critique sur la moralité d’une profession et de ses conditions d’exercice.
La philosophie morale explore d’autres matériaux, s’ouvrant à la littérature comme aux neuro-sciences. Mais ne risque-t-on pas alors de faire basculer la pratique philosophique dans un cas dans le registre de l’expression, dans l’autre, de dissoudre la philosophie dans l’enquête scientifique ?
Ces différentes questions peuvent sans doute être réunies en une seule : qu’est-ce qui caractérise encore en propre la philosophie morale ?
En effet, les caractéristiques nouvelles de l’éthique qui se dessinent en creux sont : sa prise de distance avec la philosophie traditionnelle, son ouverture à d’autres disciplines, son refus de faire de l’éthique le domaine réservé de spécialistes. Ces traits, partagés par d’autres sections de la philosophie contemporaines, nous amènent à poser cette redoutable méta-question : en quoi est-ce encore de la philosophie ?
Cette question ne saurait être ici posée de manière frontale et brutale mais accompagnera peut-être le lecteur à l’examen des différentes contributions, contributions, une question qu’il articulera à chaque article autour de son domaine d’expertise propre et qui parcourra l’ensemble du dossier.
Dans ce constat d’une extension qui touche aux limites de la philosophie, il ne faudrait pas voir de notre part une tentative de tirer des conclusions normatives. Il ne s’agit pas pour nous de plaider pour une façon plutôt qu’une autre de faire de l’éthique, que ce soit pour une sortie de l’éthique hors de la philosophie ou pour le maintien de son indifférence aux sciences ou à tout ce qui l’entoure. Nous voulons seulement observer, comprendre et prendre la mesure des changements importants qui s’opèrent aujourd’hui.
C’est de cette manière que ce dossier a été coordonné et que les contributions retenues ont été organisées : un panorama, non exhaustif. Nous avons organisé les publications en deux grands chemins, représentatifs de ces orientations : nous avons regroupé au sein d’une première série intitulée « Intersections » les contributions qui nous paraissaient, chacune à leur manière, mettre en regard différentes traditions ou disciplines ; la seconde série, intitulée, « Ethique pratique » regroupe les contributions relevant de l’éthique appliquée, de la bioéthique, ou de l’éthique sociale, sur des thèmes très divers. Ces différents chemins sont autant de moyens de s’éloigner de la philosophie au sens traditionnel du terme.
Comment, quand il faut pour répondre à des questions – d’éthique médicale par exemple – faire appel au droit, à la médecine, voire à la littérature, et à l’expérience des praticiens, des familles, des patients – continuer à délimiter pour l’éthique un domaine propre ? Peut-être ce dossier n’y répond-il pas, au contraire. Il nous en effet paru plus intéressant de dresser des enjeux, des défis et des perspectives que de tirer un bilan. Mais en même temps, on peut considérer que ces voies qui nous éloignent de la philosophie peuvent aussi être parcourus à rebrousse-chemin, et nous faire converger vers une problématique commune, celle du lieu, pluriel et complexe, où se tient l’éthique.
La coordination de ce dossier a été un grand moment intellectuel, avec ses joies et ses découvertes, parfois ses déconvenues, et évidemment un travail de soutier pour les très nombreux relecteurs et correcteurs. Nous les remercions ici vivement pour le temps passés et l’expertise dont ils ont fait preuve car ce dossier ne serait rien, et en tout cas pas tel qu’il est, sans leur contribution décisive.
Première série : « Intersections »
Marlène Jouan discute de la pertinence actuelle des « arguments transcendantaux » en philosophie morale, à travers une discussion serrée des lectures contemporaines de Kant, notamment celle de Christine Korsgaard, et se demande ce que nous sommes en droit d’attendre de tels arguments. Ophélie Desmons défend l’intérêt de la méta-éthique pour la philosophie politique et les théories de la justice, en particulier l’intérêt d’un constructivisme méta-éthique restreint en contexte de pluralisme. Lucy Bergeret examine la défense de l’usage de la littérature en philosophie morale, voire comme philosophie morale, proposée par Martha Nussbaum et Cora Diamond et aborde quelques-uns des problèmes qu’elle résout et ceux qu’elle suscite. Jérôme Ravat s’intéresse à l’approche psychosociale des désaccords moraux et pose dans ce cadre les bases d’un dialogue entre savoirs empiriques et philosophie morale, dans une perspective pragmatique et normative ; il montre que l’analyse empirique des désaccords moraux pourrait bien conduire mutation de la philosophie morale. Enfin, Florian Cova propose une remise au goût du jour d’une « morale par provision » – telle qu’en son temps Descartes en avait formulé une – à l’usage des contemporains en situation d’incertitude morale, qu’il applique à une série de questions illustratives et dont la portée est d’application générale.
Seconde série : « Ethique pratique »
– Vincent Lorius – Le courage d’éduquer : pluralisme moral et éducation en contexte scolaire
– Adrien Barton – Éthique du paternalisme libertarien
– Julien Blanc – Santé publique et qualité de vie liée à la santé : un champ de recherche pour l’éthique appliquée
– Laure Minassian – Le durable : éthique ou doctrine ?
– Pénélope Mavoungou – Analyse critique de la biomédecine à partir des critères éthiques du personnalisme de Karol Wojtyla
– Martha Spranzi – Décider et faire: le « savoir-comment-faire » entre sagesse pratique, habilité et éthique du care
– Eric Fourneret – « L’éthique à l’épreuve de la fin de vie »