Que peuvent les sciences contemporaines face aux désaccords moraux ?
Introduction – Désaccords moraux et données scientifiques
Quotidiennement, nous le constatons : le désaccord moral, quelle que soit la forme qu’il revêt, est omniprésent au sein des sociétés contemporaines. Qu’il s’agisse des signes distinctifs religieux ou des avancées controversées des biotechnologies, qu’il soit question de l’euthanasie ou des redéfinitions contemporaines de ce que l’on nomme désormais la « parentalité », il n’a de cesse d’alimenter controverses et polémiques de toutes sortes. Le désaccord moral nourrit les récriminations de nos concitoyens, enflamme la sphère médiatique et politique, irrigue discussions et délibérations, de la conversation amicale aux querelles les plus virulentes agitant l’espace public.
Pour faire face aux désaccords moraux, et à la myriade de problèmes dont ils sont assortis, les démocraties libérales ont à leur disposition plusieurs moyens d’action. Bien souvent, la régulation juridique fait figure d’approche privilégiée. Ce faisant, par l’entremise du droit, les instances politiques façonnent un projet dont l’horizon est clair : à défaut de dissiper une fois pour toutes les désaccords moraux, il s’agit d’instaurer le consensus légal, en nourrissant parfois le secret espoir que l’harmonie morale lui succédera. Mais l’outil juridique ne constitue pas le seul moyen de réguler les désaccords moraux, ou du moins certains d’entre eux. De manière notable, et davantage encore depuis les avancées technologiques les plus récentes, il est fait usage, à cet égard, des données scientifiques. Non pas, le plus souvent, afin de dissiper une fois pour toutes les désaccords moraux, mais plutôt dans une double perspective. D’une part, mettre en relief les conditions d’émergence des désaccords moraux. D’autre part, apporter des éléments susceptibles de corroborer l’argumentation morale, dès lors que cette dernière se fait polémique ou tendancieuse. C’est dans ce cadre que sont utilisées les informations apportées notamment par la psychologie, l’économie, l’anthropologie, les sciences cognitives, voire la biologie.
Le présent article a pour ambition de cerner les possibilités, mais également les limites du recours aux données scientifiques face aux désaccords moraux. A cet égard, il ne s’agira ni de sombrer dans un scepticisme anti-scientifique, ni dans un positivisme suranné et contestable, qui verrait en une science toute-puissante le recours suprême pour guérir les maux de l’humanité. La question centrale, selon nous n’est pas « les désaccords moraux peuvent-ils ou non être résolus par la science ?». Trop binaire, une telle interrogation ne rendrait aucunement justice à la complexité de notre objet d’investigation. Il s’agira bien plutôt de se demander « quels sont les désaccords moraux susceptibles de résolution ou de régulation grâce à la connaissance scientifique et quels sont ceux qui, par leur nature même, lui échappent ? » Cette question, comme nous tenterons de le souligner, prend appui sur un présupposé fondamental : un nombre croissant de désaccords moraux ne sauraient être appréhendés uniquement a priori, par l’entremise d’arguments théoriques et d’analyses conceptuelles, si subtiles soient-elles. Et le recours aux données empiriques s’avère bien souvent indispensable, sous peine de nous enfermer dans des débats dont l’insondable abstraction n’a d’égale que l’absence de répercussions pratiques.
A. Le rôle explicatif des données scientifiques
a. Une illustration des vertus explicatives de la science : la distinction morale entre le Même et l’Autre
Préalablement à tout examen du rôle normatif qui peut être assigné aux sciences contemporaines, accordons au moins à ces dernières une fonction cruciale : celle d’expliquer, dans des proportions plus ou moins étendues, l’existence ou la résurgence des désaccords moraux. Cette entreprise explicative, précisons-le d’emblée, ne peut être que multifactorielle. Nombreux sont les paramètres psychologiques, écologiques, socioculturels, qui se conjuguent pour donner naissance à un désaccord moral donné. Polymorphe est le désaccord moral. Pluraliste, nécessairement, sera son étiologie.
Considérons en premier lieu la source la plus fondamentale de tout désaccord moral : le clivage entre le Même et l’Autre, « Nous » et « Eux ». Pas de désaccord moral, en effet, sans la présence d’une altérité morale, à partir de laquelle divergences et dissensions de toutes sortes sont susceptibles de faire leur apparition. C’est ainsi qu’une multitude de travaux, en particulier dans le champ de la psychologie sociale, ont mis en exergue, parfois de manière stupéfiante, la célérité et le caractère souvent arbitraire de la distinction entre le Même et l’Autre. Soit la situation suivante, testée dans les laboratoires de psychologie, notamment dans la cadre du « paradigme des groupes minimaux » que l’on doit au psychologue Henry Tafjel[1]. On répartit les participants à une expérience en deux groupes, de manière aléatoire, groupes que nous nommerons respectivement les « Verts » et les « Bleus ». Très vite, se mettra en place un phénomène de différenciation axiologique. Les membres du groupe des « Verts » auront très rapidement tendance à considérer leurs valeurs comme supérieures à celles du groupe des « Bleus», (et vice-versa), même si, répétons le, l’incorporation à chaque groupe s’est effectuée de manière totalement arbitraire. De même, toujours en vertu de ce biais cognitif, les individus perçoivent plus volontiers leur groupe d’appartenance comme complexe et hétérogène, composé d’individualités marquées. A contrario, l’autre groupe est perçu comme homogène, uniforme, structuré de manière simpliste, en un mot comme un bloc, avec lequel des oppositions massives sont susceptibles de se dessiner.
Cette dichotomie entre endo-groupe et exo-groupe, profondément ancrée dans la psychologie humaine, joue un rôle majeur quant à l’émergence du désaccord moral : elle conduit d’une part à l’infériorisation morale de l’autre, et d’ autre part à la consolidation des communautés morales auxquelles nous appartenons. C’est en vertu de cette tendance que peut se dresser la figure effrayante de l’ennemi moral, qu’il s’agisse du barbare, du sauvage, ou du membre de l’ « Axe du Mal ». Les données anthropologiques, au demeurant, confirment de manière claire la dimension interculturelle de cette tendance. La propension à la démarcation morale peut même s’avérer si puissante que chez certains peuples, elle est tout bonnement tracée a priori : ainsi, comme l’explique le psychologue Ervin Straub dans l’ouvrage The roots of Evil, les Mundurucu du Brésil (par ailleurs entraînés à effectuer des raids meurtriers contre les villages voisins) font usage, pour désigner tout non-Mundurucu, du terme d’« ennemi.»[2]
b. Environnement et désaccords moraux
Outre la mise en évidence des fondements psychologiques du désaccord moral, les données scientifiques, et en particulier celles apportées par l’enquête ethnographique et anthropologique, jouent également un rôle de contextualisation. De sorte que certaines pratiques qui pourraient sembler moralement aberrantes de prime abord sont ainsi rendues intelligibles, sans pour autant trouver une justification. Prenons le cas du parricide ou de l’infanticide, répandus dans maintes cultures. Du point de vue de nombreux occidentaux contemporains, scandalisés par cette pratique, les actes parricides semblent éminemment brutaux, insensés, et témoignent d’un sens moral défaillant ou inexistant. Ils le sont beaucoup moins, toutefois, si on les replace dans un cadre environnemental donné. Songeons par exemple à une communauté évoluant dans une région aride, dont les ressources seraient limitées. Au sein d’une telle communauté, certaines croyances morales et religieuses sont susceptibles de faire leur apparition. Par exemple, la croyance selon laquelle lorsqu’un individu atteint un certain état de dégénérescence physique, et n’est plus en mesure de participer aux activités de la communauté, il quitte le monde des vivants pour entrer dans une zone située entre la vie et un monde ancestral paisible. Une croyance de ce type existait notamment dans les années 1860, dans les communautés Xhosa d’Afrique du Sud[3]. De cette croyance religieuse, sont nées des normes sociales et morales : il était légitime d’abandonner, voire d’accélérer la mort d’individus considérés comme inadaptés dans un environnement pauvre en ressources naturelles. Ainsi, les données empiriques soulignent que dans un contexte de raréfaction des ressources, certains comportements spécifiques, qui n’auraient pas vu le jour dans une situation d’abondance, sont susceptibles de faire leur apparition.
Pour nous rendre attentifs à ce point, considérons ce que l’économiste Garrett Hardin nommait « la tragédie des communs », dans un article paru dans la revue Science en 1968[4]. Selon Hardin, lorsque l’accès à un bien quelconque est commun, se met en place alors un processus « tragique » (c’est-à-dire, ici, inéluctable, ou très difficile à éviter). Chaque individu, motivé par son intérêt personnel cherchera à maximiser le profit qu’il peut obtenir à partir de l’accès à ce bien (Par exemple, si le bien est un champ de fourrage, chaque fermier cherchera à y faire paître le maximum d’animaux). En résultera un phénomène d’épuisement des ressources, sous l’effet de l’intérêt individuel. Face à la « tragédie des communs », différentes attitudes sont susceptibles de faire leur émergence, générant ce faisant des désaccords moraux. Prenons le cas de la fameuse « politique de l’enfant unique », mise en place par la République Populaire de Chine. Cette politique conduit souvent à des actes qui choquent les occidentaux : stérilisations forcées, avortements au troisième trimestre, menaces ou violences exercées sur les familles… nombreuses sont les instances politiques ou les ONG et qui dénoncent une atteinte aux droits de l’Homme. Pourtant, si choquantes soient-elles, ces pratiques associées à la politique de l’enfant unique ne constituent somme toute qu’une adaptation à la « tragédie des communs », une manière de limiter la croissance démographique et l’épuisement des ressources qui l’accompagne. Dans le cas de la Chine, cette politique s’avère en outre imprégnée par la pensée confucéenne, qui met en avant la prépondérance des intérêts de la collectivité sur les droits individuels (ici, en l’occurrence, le droit à l’enfant).
Bien sûr, nous y insistons, explication n’est pas justification. De sorte qu’en l’occurrence, une pleine compréhension des enjeux économiques et environnementaux associés à la politique de l’enfant unique, ou à d’autres politiques de natalité à travers le monde, peut tout à fait s’accommoder d’une critique d’ordre moral. L’investigation scientifique a au moins le mérite de réduire le sentiment d’étrangeté que nous pouvons parfois éprouver face aux autres systèmes culturels, et de nous faire comprendre que les situations sont réversibles : nous ne saurions balayer d’un revers de la main l’idée que, placés dans un environnement similaire, nous nous comporterions peut être (sûrement ?) de la même manière que nos adversaires moraux.
B. Du diagnostic à la thérapie
a. Résoudre et réguler les désaccords moraux : un projet modeste mais efficace
Filant la métaphore médicale, nous pourrions affirmer que l’explication des désaccords moraux (nécessairement plurielle, rappelons-le) fait en quelque sorte figure de diagnostic. Et comme tout bon diagnostic, elle prépare le terrain pour une approche thérapeutique du problème à traiter. La thérapie, en l’occurrence, correspond à un double projet : la régulation et la résolution des désaccords moraux. Néanmoins, cette double ambition s’avère relativement modeste. Certaines maladies, en effet, sont incurables. De même, les sciences ne sauraient aucunement prétendre résoudre l’intégralité des désaccords moraux. A défaut de clore une fois pour toutes les querelles, d’apporter la paix sur Terre et dans les cœurs, les données empiriques servent au moins à adoucir les positions, à transformer le conflit violent en débat d’idées, à substituer l’argument à l’invective. En bref, un petit pas pour l’Homme mais un grand pas pour la moralité !
Il convient donc de renoncer au projet, à maints égards chimérique, d’une résolution globale de toutes les querelles morales qui traversent les sociétés à travers le globe. Et de fait, selon nous, toute approche pratique des désaccords moraux au moyen des connaissances scientifiques n’est possible qu’à deux conditions fondamentales : 1) La convergence principielle, c’est-à-dire le fait que les partis en désaccord s’accordent sur un minimum de principes communs. 2) La convergence extra-morale, c’est-à-dire le fait que les partis en désaccord soient en accord sur un certain nombre de faits extra-moraux, pouvant faire l’objet de découvertes scientifiques. Si ces deux conditions ne sont pas réunies, les données scientifiques ne sauraient légitimement être appliquées au traitement des désaccords moraux.
En vertu de la convergence principielle, tout désaccord moral ne peut être rationnellement résolu que s’il prend appui sur un accord normatif minimal entre les forces en présence. En effet, un désaccord qui ne repose pas sur des principes moraux partagés, risque de laisser chaque parti totalement sourd aux arguments de l’autre. Quiconque, par conséquent, veut avoir recours aux données scientifiques pour apporter une réponse aux désaccords moraux, doit tenir compte de ce que le philosophe David Wong nomme le « principe de justification » : le fait que, pour dire les choses brièvement, le camp adverse reconnaisse et accepte les raisons que nous évoquons pour le remettre en question[5]. Sans cette acceptation préalable, les donnée scientifiques, admettons-le, s’avèreraient tout bonnement dépourvues de la moindre utilité.
b. Micro-désaccords et macro-désaccords
C’est précisément à partir de l’idée de convergence extra-morale que nous pouvons effectuer une distinction entre « micro-désaccord » et « macro-désaccord. » Selon nous, chaque problème moral important engendre des macro-désaccords, qui se trouvent eux-mêmes constitués de micro-désaccords. Plus généraux, les macro-désaccords sont également plus difficiles à résoudre que les micro-désaccords qui les composent. Ainsi, un macro-désaccord M lié à un problème moral donné est composé de multiples micro-désaccords m1, m2, m3, etc. Or, un certain nombre de micro-désaccords présentent une spécificité fondamentale, qui légitime, (voire rend indispensable dans certains cas) le recours aux connaissances scientifiques : ils reposent sur des faits extra-moraux, susceptibles d’être saisis par le biais des données empiriques. C’est ici, essentiellement, que la science a son mot à dire pour accomplir sa double tâche de régulation et de résolution : lorsque le désaccord moral s’enracine totalement ou partiellement dans des phénomènes psychologiques, économiques sociologiques, biologiques qui peuvent être empiriquement appréhendés.
Afin de rendre intelligible ce point, prenons un exemple célèbre de macro-désaccord : l’expérimentation animale. Comme la majorité des désaccords moraux, celui-ci résulte d’une divergence entre intuitions morales. Les opposants les plus radicaux à toute forme d’expérimentation animale ont l’intuition selon laquelle la préservation de la vie animale est moralement préférable à l’immense majorité des expériences, et ce indépendamment des retombées thérapeutiques que ces dernières pourraient avoir. A contrario, les défenseurs les plus acharnés du progrès scientifique soutiennent l’idée selon laquelle les avancées médicales, si légères soient-elles, demeurent préférables à la préservation de la vie animale. L’intuition x des défenseurs du droit animal est la suivante : « ne pas tuer les animaux est moralement bon, indépendamment des conséquences. » Les défenseurs les plus radicaux de l’expérimentation, au contraire, ont l’intuition y : « l’expérimentation animale est moralement bonne, indépendamment des conséquences. » Dans le cadre d’un macro-désaccord moral, chacune de ces intuitions est considérée par chaque parti comme intrinsèquement évidente et ne nécessite pas de justification supplémentaire. Dans de telles conditions épistémiques, il s’avère par conséquent sinon impossible, du moins éminemment délicat de résoudre rationnellement un désaccord de ce type.
En revanche, considéré à un niveau moins général, c’est-à-dire en tant qu’il se compose de micro-désaccords, le conflit moral concernant l’expérimentation animale est susceptible d’être partiellement résolu. En effet, dès lors que le désaccord moral s’inscrit dans un contexte particulier, il ouvre bien davantage la voie à une confrontation féconde avec les données empiriques. Songeons par exemple aux expérimentations menées par l’industrie du tabac sur différents animaux afin de déterminer si fumer provoque le cancer. Ces expérimentations peuvent être justifiées à partir de faits-extra-moraux, si bien que le micro-désaccord qui s’y rattache est en mesure d’être résolu lorsque la confrontation avec certaines données empiriques est rendue possible. On peut en effet reconnaître que défenseurs et adversaires des expérimentations animales relatives au tabagisme s’accordent tous deux sur un certain nombre de prémisses factuelles, à partir desquelles un face-à-face entre arguments rationnels est envisageable. Par exemple, il est raisonnable de penser que chaque camp adhère nécessairement au principe p : « Les expériences menées sur les animaux doivent avoir une valeur scientifique pour les être humains. », ou encore au principe r : « Les expériences doivent se poursuivre tant que le lien entre cancer et tabagisme n’a pas été prouvé. » Or, s’agissant de ces différents points, on peut raisonnablement penser que les données empiriques permettent d’apporter un certain nombre d’éléments de réponse susceptibles d’avoir des répercussions quant à la continuation de telles expériences sur les animaux.
Dans une optique tout à fait similaire, les multiples débats contemporains liés à la procréation, ou aux redéfinitions de la parentalité, se composent également de micro-désaccords qui se rattachent à des faits extra-moraux. Prenons le cas de la fécondation in vitro, une des formes initiales de la Procréation Médicale Assistée. Lorsque la FIV fut mise en place dans les années 70, elle fit l’objet de vives critiques. Deux arguments, principalement, furent mis en avant pour remettre en cause cette pratique. Premièrement, l’argument religieux, selon lequel la folie des hommes avait créé un mode de reproduction qui portait atteinte à celui initialement institué par Dieu, à savoir la reproduction sexuée. Deuxièmement, un argument psychologique. Les enfants issus de la fécondation in vitro, disaient certains, allaient éprouver les pires souffrances mentales lorsqu’ils découvriraient leurs origines. Ils auraient le sentiment d’être anormaux, incomplets, inférieurs aux enfants issus de la reproduction sexuée. Qu’en est-il aujourd’hui ? L’argument religieux demeure encore d’actualité, mais a perdu de son ampleur. Quant à l’argument psychologique, il a été invalidé par les études scientifiques. En effet, aucune enquête psychologique n’a démontré un « mal être » supérieur chez les enfants nés de la fécondation in vitro.
C’est un phénomène tout à fait similaire que l’on observe dans la cadre du débat, désormais classique, sur l’homoparentalité. De part et d’autre, partisans et adversaires de l’adoption d’enfants par des couples homosexuels font usage d’un argument fondamental : le bien-être de l’enfant. Bien-être qui, dans une certaine mesure, est susceptible de faire l’objet d’une évaluation psychologique. Or, à cet égard, les nombreuses études rassemblées depuis plusieurs années sur cette question semblent bel et bien converger vers un consensus : le bien-être psychologique des enfants adoptés par les couples homosexuels n’est absolument pas inférieur à celui des enfants élevés par des couples hétérosexuels. Il semble même que, dans de nombreux cas, il lui soit supérieur. Ainsi, selon une multitude d’enquêtes psychologiques, il n’existe pas de différence significative entre parents homosexuels et parents hétérosexuels, s’agissant de la qualité globale de la relation parents-enfants, tant en ce qui concerne l’attention apportée aux enfants, que le temps passé avec ces derniers. Une étude menée par la psychologue Anne Brewaeys indique par exemple que les soins apportés aux enfants sont répartis plus équitablement dans les couples homosexuels que dans les couples hétérosexuels[6]. De même, la psychologue Susan Golombok et ses collaborateurs soulignent dans une étude de 1997 que les mères homosexuelles ont davantage d’interactions avec leurs enfants que les mères hétérosexuelles[7]. La raison à cela est aisément compréhensible : parfaitement conscients de la stigmatisation dont fait preuve l’homoparentalité, nombre de couples homosexuels sont obnubilés par l’idée d’être de « bons parents », et agissent en conséquence.
Certes, force est de constater que le désaccord au sujet de l’homoparentalité n’est pas résolu une fois pour toutes, au regard des connaissances scientifiques rassemblées jusqu’à présent. Il est toutefois raisonnable de supputer que l’accumulation des expériences en psychologie sociale et développementale modifiera en profondeur les croyances quant à la supériorité morale de la famille dite « traditionnelle. » Preuve s’il en était besoin d’une influence modeste, mais tangible, de la connaissance scientifique en matière d’éthique normative.
Conclusion – De la science infuse à la science modeste
Bien prétentieux, et surtout bien peu efficace, serait le discours consistant à affirmer que la science est en mesure de résoudre l’intégralité des désaccords moraux. Polymorphes et labiles, les phénomènes moraux ne sauraient être appréhendés uniquement par des statistiques ou des observations, si minutieuses et pertinentes soient-elles. Celui qui souligne ce point est-il pour autant un fieffé relativiste qu’il faudrait brûler en place publique ? Nous ne le croyons nullement. Certes, en matière de moralité, la science ne peut nous livrer toutes les réponses, et certains désaccords risquent de lui échapper à tout jamais. En témoigne, pour ne citer que cet exemple, la fameuse question de l’avortement : n’en déplaise à certains, on aura beau accumuler une pléthore de connaissance scientifiques touchant au développement du fœtus et de l’embryon, cela ne nous conduira jamais à déterminer une fois pour toutes, de manière indiscutable, le point d’émergence de la personne morale. Cependant, mettre en évidence les limites du discours scientifique constitue la meilleure manière de se concentrer, en contrepoint, sur les possibilités de ce dernier. Ce qui est perdu en ambition normative, par là-même, est gagné en efficacité pratique. Car si les sciences, en définitive, ne sont vouées qu’au traitement des micro-désaccords, au moins disposent-elles d’un champ d’investigation dans lequel elles peuvent véritablement intervenir.
L’usage philosophique des données scientifiques, en bref, s’avère malaisé à plus d’un titre. Car ces dernières, bien évidemment, ne sont absolument pas prêtes à l’emploi, attendant sagement que l’on veuille bien en prendre possession. Le philosophe qui a pour ambition d’articuler sciences et morale, doit donc effectuer pour cela un travail méticuleux de sélection, d’interprétation, de synthèse, pour discerner, par delà l’abondance des théories et des expériences, les outils nécessaires à l’édification d’un raisonnement pertinent. Nous avons toutefois l’intime conviction que cet effort, pour malaisé qu’il puisse être, s’avère indispensable, au regard des évolutions présentes et à venir des systèmes moraux.
Jérôme Ravat
[1] Voir par exemple Henry TAJEL, « La catégorisation sociale ». In S. Moscovici (Ed.), Introduction à la psychologie sociale (Vol. 1), 1972, Paris : Larousse.
[2] Ervin STRAUB, The roots of evil, Cambridge University Press, 1992, p. 52.
[3] Sur ce point, voir Andreas SAGNER, 2001, »The Abandoned Mother; Ageing, Old Age and Missionaries in Early and Mid Nineteenth-Century South-East Africa », Journal of African History, 42, pp. 173-198.
[4] Garrett HARDIN, “The Tragedy of the Commons”, Science 13 Décembre 1968:Vol. 162. no. 3859, pp. 1243 – 1248
[5] Sur ce point, voir David WONG, Moral Relativity (Berkeley, CA: University of California Press, 1986.
[6] Anne BREWAEYS et al., « Donor Insemination: Child Development and Family Functioning in Lesbian Mother Families, » Human Reproduction 12, 1997, : 1349–59;
[7] Susan GOLOMBOK et al. “Child development and family relationships in lesbian families with a child conceived by donor insemination.” The Society for Research of Child Development, 1997