Hyperesthésie : Représentation du sensible dans le cinéma d’Andreï Tarkovski (II)
Hyperesthésie : Représentation du sensible dans le cinéma d’Andreï Tarkovski (II)
Filmer le sensible
Avant de nous pencher sur cette question importante de la symbolique des sensations (question qui implique de savoir si le terme même de symbole est adéquat ici) nous devons cependant analyser les processus cinématographiques par lesquels Tarkovski opère cette mise en valeur devenue emblématique de son œuvre.
Revenons d’abord sur le thème des textures. Tarkovski exploite les détails même des objets qu’il filme, détails qui nous permettent de prêter attention à la dimension esthétique inaperçue de la matière même. Ces plans, comme celui qui s’arrête sur les pieds couverts de boue de Boris à la fin d’Andrei Roublev, prennent d’abord sens dans la mise en valeur du détail, et des formes qu’ils peuvent livrer. Dans ce sens irait l’attention que Tarkovski porte à la peinture, et sa manière de la filmer, par parcours de la caméra sur l’étendue de la toile ou du mur, scrutés par le regard (on se réfèrera aux plans d’Andrei Roublev sur les fresques du peintre d’icône, mais également à ses plans sur les Chasseurs dans la neige de Bruegel, filmés pour Nostalghia, ou sur l’Adoration des mages de Leonard de Vinci, dans le Sacrifice).
Le jeu sur la lumière – rasante au début de Stalker, pour mettre en relief la surface du mur de la chambre des personnages, est bien sûr primordial, ainsi que l’utilisation de longues plages sans coupures, dans lesquelles les objets peuvent être contemplés, ou par l’utilisation du travelling, sous différents angles. La caméra peut ainsi tourner autour de l’objet ou du personnage : on pense au rêve de l’enfant dans le Miroir, où la caméra tourne autour, s’éloigne et se rapproche du personnage de la mère, trempé, les cheveux longs répandus, bougeant en un léger ralenti.
On notera que ce traitement de la texture du sensible passe également par un travail concerté sur la bande son, laquelle fait intervenir des effets électroniques. La musique électronique, opérant sur des sons fixés, peut, tout comme l’art du temps scellé, le cinéma, sculpter dans la matière capturée, le temps lui-même.
Dans le Miroir, le compositeur Artemiev et moi-même avons utilisé de la musique électronique… Nous voulions un son qui fut comme un écho lointain de la terre, proche de ses bruissements, de ses soupirs.[1]
Le sens de la texture passe également par une maîtrise spécifique de l’éclairage et de la couleur. Paradoxalement, cette attention ne passe pas par une préférence pour une palette élargie mais par des jeux de contraste, des alliances subtiles. Le réalisateur est en effet assez méfiant envers l’utilisation excessive de l’intensité chromatique, parfois spectaculaire à ses yeux. Ainsi, dans certains films, Tarkovski opte-t-il pour une alternance entre le noir et blanc et la couleur (c’est le cas dans quatre films : le Miroir, Stalker, Nostalghia et le Sacrifice). La signification de cette alternance (passage du rêve à la réalité, changements de lieux, scènes documentaires, par exemple) indiquent le désir de créer une perception complexe. Comme le note Michel Chion, les passages en noir et blanc et en couleur, ne s’opposent pas mais, par des plans d’une « sorte de décoloration intermédiaire (…) suggère(nt) qu’il y a plusieurs mondes, plusieurs niveaux de réalité superposés »[2]. Ainsi le traitement de la texture n’est jamais univoque, et renvoie toujours à un champ perceptif plus large. Ce travail auprès du sensible ne prend dès lors sens qu’en relation avec la technique inverse du gros plan, le plan panoramique, ou au moins plus distancié, permettant d’englober de larges surfaces. Ainsi, comme le note Antoine de Baecque :
Ce regard ne connaît pas de demi-mesure. La terre est scrutée de près ou contemplée par un regard panoramique De cette dualité, le regard très petit ou le regard immense, naît le cinéma de Tarkovski.[3]
Dans la très belle scène de la cloche, à la fin d’Andrei Roublev, le réalisateur utilise un tel montage par contrastes, mettant en perspective le détail (plans sur la cloche se balançant d’un mouvement de plus en plus ample) et le panorama (plans sur la foule venue assister à la cérémonie). Le son libérateur de la cloche, qui retentit alors dans le paysage permet de faire le lien entre ces plans contrastés, de réunir la communauté autour d’un événement, de faire le lien entre le microcosme et le macrocosme.
Ce rapport de microcosme à macrocosme est fondamental dans le traitement tarkovskien de la sensation. Sans l’interpréter d’abord dans son sens cosmologique, ce rapport s’entend d’un point de vue purement perceptif, comme un jeu permanent entre le détail et le contexte, entre la figure et le fond. Ainsi dans Stalker, dans les scènes tournée en noir et blanc, les personnages semblent se fondre sur le même plan que les murs, leurs vêtements, leur peau terreuse ne semblent pas vraiment dissociables du décor général.
Le traitement du détail chez Tarkovski vise ainsi à brouiller notre perception ordinaire, hyperesthésie prenant ici son sens complet d’une perception intense, ayant pour conséquence une déformation.
Par cet ensemble de procédés, permettant de porter l’attention du spectateur sur la vie propre du sensible, l’image trouve vie au-delà de nos habitudes perceptives. Est-ce à dire que le réalisateur cherche une image primitive, originelle, délestée de nos habitudes sensori-motrice ? Quel est le sens de cette hyperesthésie ?
Du sens des sens[4]
Sensibilité naturelle, référence aux éléments, aux matières brutes, à des sons archétypiques (la cloche), le sens chez Tarkovski est-il le lieu d’une relation symbolique ? Les sensations auxquelles personnages et/ou spectateurs sont rendus attentifs sont-elles des portes vers un sens qui, justifierait in fine la réputation « intellectuelle » des films de Tarkovski ?
Il est bien évident que la sensation chez Tarkovski n’a pas de valeur prise de manière brute, dans un sens matérialiste. La sensation fait sens, chez Tarkovski, et ne se comprend que dans une certaine logique. Pour autant, cette logique est interne au sensible.
La sensation, selon la conception qu’on s’en fait, soit, pure monade, se suffit à elle-même, soit renvoie à d’autres sensations, à une logique de la sensation. La sensation, quoiqu’il en soit, sature l’espace de la signification, vaut pour signification.[5]
Ainsi, malgré la forte charge symbolique des objets filmés, nous pouvons refuser l’idée selon laquelle il s’agirait là d’une relation qui réduirait le sensible à un symbole, donc, à une réalité relative à un sens caché par-delà, au-delà du sensible. Si le cinéma de Tarkovski a bien une dimension métaphysique, et il ne s’en cache pas, c’est dans le sensible que ce sens se développe. Tarkovski est très clair sur ce point :
Comme l’a écrit Gogol, l’image a pour vocation d’exprimer la vie elle-même, et non des concepts ou des réflexions sur la vie. Elle ne désigne pas la vie, ni ne la symbolise, mais l’incarne, exprime son unicité.[6]
Le monde s’exprime dans l’image, il n’est pas signifié par elle comme une réalité signifie un ordre qui lui est extérieur. De là la répugnance de Tarkovski à ordonner la perception sensible à un montage conceptuel :
L’idée des partisans du « cinéma de montage » (le montage assemble deux concepts pour en engendrer un troisième, un nouveau) me semble totalement contraire à la nature du cinéma. (…) L’image est liée au concret, au matériel, pour atteindre, par des voies mystérieuses, à l’au-delà de l’esprit.[7]
Il n’y a pourtant pas de maxime métaphysique à tirer du cinéma de Tarkovski, au mieux le spectateur peut-il mettre en évidence un sens qu’il doit se résoudre à ne pas pouvoir systématiser, qu’il doit accepter comme elliptique et que nous ne saurions traiter que par parcelles. On insistera d’abord sur ce le fait que le plan spirituel implique toujours l’intimité vécue de l’esprit, qui joue le rôle de prisme.
(…) il est impossible de parvenir à l’authenticité, à la vérité intérieure, ne serait-ce même qu’à une véritable ressemblance extérieure, s’il n’y a pas un rapport organique entre les impressions subjectives de l’auteur et la représentation objective de la réalité.[8]
Représenter le sensible, c’est d’abord représenter le prisme par lequel le sensible est perçu. Ainsi, dans le passage déjà cité au sujet de la bande-son, Tarkovski ajoute-t-il au vœu de faire du son « un écho lointain de la terre, proche de ses bruissements, de ses soupirs » l’idée selon laquelle les notes doivent « reproduire (…) les sons de la vie intérieure d’un homme ». Loin d’être deux tâches distinctes, ces deux expressions ne sont en réalité qu’une.
On comprend dès lors en quoi le thème de l’enfance est si profondément lié à celui de la perception, chez Tarkovski. C’est que l’enfant apparaît comme ce point origine, ce regard primitif par lequel un monde organisé vient à se construire. Plus que le regard de l’adulte, déjà rigidifié, le regard de l’enfant est plastique, il autorise des sensations d’une intensité remarquable et d’une qualité particulière. Les mots de la lectrice, évoquant à la vision du Miroir ses propres souvenirs d’enfance, sont révélateurs : le cinéma de Tarkovski nous invite à reconsidérer la sensation dans son foyer originaire, celui du regard de l’enfant. Le Miroir, film autobiographique, est certes l’œuvre où cette présence de l’enfant est la plus structurante. Mais cette figure apparaît également dans le premier et le dernier film du réalisateur – ce sont les figures d’Ivan et de Petit garçon.
L’enfant est l’être tarkovskien par excellence, résume ainsi Antoine de Baecque, celui qui sent le monde et ne le pense pas, celui auquel (le cinéaste l’a confié plusieurs fois) son œuvre voudrait s’adresser en priorité. Cet enfant porte toujours la marque sensible. Il est privé, mais sans que cette privation apparaisse comme une mutilation, des instruments de la pensée et de la communication, intellectuelle. Si l’enfant peut toucher, sentir, humer, palper, il ne pense ni ne parle et, lorsqu’il murmure brièvement quelques mots, il ne le fait que pour donner la clef du film. (…)[9]
« Etre de sensation », l’enfant est le foyer du sensible. Ce cinéma filmé du point de vue de l’enfant éclaire l’impression de réminiscence laissée par les images et les sons : ces deniers renvoient tous à une présence au monde primitive.
Mais quel est le sens interne de cette sensation ramenée en son point d’origine, une fois délivrée de sa fonction narrative ou symbolique, une fois reprise en compte en elle-même ? Comme l’indique l’exemple déjà cité de la scène de la cloche, ou le plan complexe de la grande en feu, les sensations ne sont pas chez Tarkovski des îlots autonomes, elles ne fonctionnent que prises dans leur intimité réciproque : cette intimité n’est pas créée, a posteriori, par le montage, mais doit se comprendre comme une relation poétique[10] impliquée par les plans eux-mêmes, lien que Tarkovski qualifie d’organique[11], semblable à une « loi intérieure » au matériau filmique. Le travail du montage se comprendrait dès lors comme la tâche difficile consistant à retrouver cette cohérence interne, « pénible processus de recherche » d’une harmonie préétablie.
Pour traiter de cette harmonie interne aux sensations, il est ainsi nécessaire de se référer à la dimension proprement spirituelle du cinéma d’Andreï Tarkovski. Aussi faut-il prendre au sérieux, dans l’affirmation selon laquelle « l’image ne désigne pas la vie, ni ne la symbolise, mais l’incarne », la référence à l’incarnation comme modalité propre du sens esthétique.
Le langage qui se donne à voir et à entendre entre les sensations reste cependant mystérieux : l’enfant, qui a accès à ce langage, est l’infans, celui qui ne dira rien (ainsi Petit-Garçon, dans le Sacrifice est-il temporairement muet). « Au commencement était le Verbe, pourquoi papa ? » : seule cette interrogation surgit, prononcée par l’enfant, à la toute fin du denier film du réalisateur, question qui renvoie à notre propre quête de sens, quête du stalker dans sa Zone, quête de Kelvin dans la station Solaris. Le film lui-même fonctionne comme cette zone, espace de couleurs, de sons, de matières, vaste espace sensible où se donne à voir un langage dont on cherche le chiffre. Comme le note Michel Chion, nul « angélisme de la sensation »[12] chez Tarkovski : celle-ci reste ouverte à notre quête de sens, fascinante mais également inquiétante par son intensité même.
Le travail du réalisateur est donc non pas d’organiser dans une logique un matériau partes extra partes, mais de se mettre à l’écoute, de se rendre disponible, dans un état d’hyperesthésie, à ce matériau, à ses résonances intimes, à son sens interne. La création cinématographique vise donc moins à représenter le sensible qu’à s’y rendre disponible. Une scène résumerait à elle seule cette idée : dans la dernière partie d’Andrei Roublev, intitulée « la cloche », un jeune garçon, Boris, s’engage à couler une cloche pour un prince, assurant connaître le secret des fondeurs que son père lui aurait légué. Boris, il le révèlera à la fin, ne connaît pas ce secret et tente le sort en risquant d’être exécuté si la cloche ne sonne pas. Dans la scène en question, Boris s’emploie à chercher l’argile pour le moule de cette cloche, et arpente la campagne. Il la trouve enfin sous une forte averse, alors qu’il glisse sur les bords ravinés d’un chemin. Boris, trempé, se roule dans cette boue d’argile, se fond en elle, et crie à tue tête, appelant ses compagnons : « Je l’ai trouvée ! » La scène donne à voir un personnage qui fait corps avec la matière de sa création. Le jeune Boris se fond dans la glaise, indistinction accentuée par le noir et blanc du film.
Irons-nous jusqu’à dire que le cinéaste crée à l’initiative de la matière sensible, comme cela semble être le cas dans la scène d’Andrei Roublev ? Tarkovski lui-même nous y invite, dans son récit du travail sur le Miroir :
Le film ne tenait pas debout, il s’éparpillait sous nos yeux, n’avait pas d’unité, pas de liant intérieur, pas de logique. Puis un beau jour, alors que j’avais désespérément imaginé une dernière variante, le film apparut, le matériau se mit à vivre, les différentes parties du film à fonctionner ensemble, comme si quelque système sanguin les réunissait.[13]
Plus qu’imprimé dans la matière sensible, le cinéma de Tarkovski commence avec et par elle : ainsi s’éclaire l’image du sculpteur, chère au réalisateur, qui lui semble, dans son activité, comparable. Mais les sensations, à l’inverse du bloc de pierre, existent dans le temps. Le cinéma est avant tout pour Tarkovski non pas un art de fixer le temps mais de le sculpter comme une matière vivante. Retrouver les lois internes aux images, leur cohérence intime n’est donc nullement opposée au réalisme, si l’on entend par réalisme un retour à la sensation vécue dans le temps. Au-delà de la question du sensible, et de l’hyperesthésie par laquelle le réalisateur se rend disponible à sa saisie et à sa logique, reste donc la question, essentielle chez Tarkovski, du temps de la sensation, de sa durée propre, de son rythme.
Pauline Nadrigny (Paris 1-PhiCo)
Premier volet de l’article : ici.
[1] Ibid., p. 190-191
[2] M. CHION, Op. cit., p. 57
[3]A. de BAECQUE, Op. cit., p.27
[4] Cf. E.STRAUS, Von Sinn der Sinne, Du Sens des Sens, trad.G.Thines et J.P
Legrand, Jerôme Millon, 1935
[5] J.-C. Ferrari, le Miroir de Andreï Tarkovski, Yellow Now, Côté Films #14, 2009, p.52, nous soulignons.
[6] A.TARKOVSKI, Op. cit., p. 130, nous soulignons.
[7] Ibid., p. 136
[8] A.TARKOVSKI, Op. cit., p. 122
[9] A. de BAECQUE, Op. cit., p. 52
[10] Cette formulation est cependant à distinguer de l’expression « cinéma poétique », vis-à-vis duquel Tarkovski tient à se démarquer : « Le cinéma poétique appelle le symbole, l’allégorie et d’autres figures qui n’ont rien à voir avec la richesse d’image propre au cinéma. » Op. cit., p. 77
[11] A.TARKOVSKI, Op. cit., p. 122
[12] M. CHION, « L’esthétique de Tarkovski : La maison où il pleut », Cahier du cinéma, n°358, avril 1984
[13] Ibid., p. 137, nous soulignons.
Excellent article ! Merci.
Le discours que Tarkovski a prononcé en 1984, à Londres, semble aller dans le même sens que votre analyse :
http://fabienrothey.hautetfort.com/archive/2013/02/02/andrei-tarkovski-discours-sur-l-apocalypse.html