Honneth et l’expérience sociale de la dépossession de soi
Quel rapport existe-t-il chez Honneth entre la théorie de la reconnaissance et l’expérience sociale et concrète de la dépossession, de la perte de soi ?
Première approche générale
En ce qui concerne la théorie de la reconnaissance, le point de départ de Honneth se trouve chez le jeune Hegel qui avait élevé au rang de concept philosophique la notion de reconnaissance et qu’il commente librement dans La Lutte pour la reconnaissance [1]. Au-delà de Hegel, Honneth s’appuie également sur la psychologie sociale de George Herbert Meadet la psychanalyse de Donald Winnicott.
Il distingue trois sphères de reconnaissance nécessaires à la réalisation de soi. La première est la sphère de l’amour qui se rapporte aux liens affectifs unissant une personne à un groupe restreint. S’appuyant sur les travaux de Winnicott, Honneth insiste sur l’importance de ces liens affectifs dans l’acquisition de la confiance en soi, indispensable à la participation à la vie sociale. La seconde est celle juridico-politique du droit : c’est parce qu’un individu est reconnu comme sujet de droits et de devoirs qu’il peut comprendre ses actes comme une manifestation, respectée par tous, de sa propre autonomie. En cela, la reconnaissance juridique est indispensable à l’acquisition du respect de soi. Enfin, la troisième est celle de la solidarité, en allemand « Leistung » et qu’il conviendrait plus justement de traduire par « la sphère des « prestations » », qui permet aux individus de se rapporter positivement à leurs qualités particulières, à leurs capacités concrètes. L’estime sociale, propre à cette sphère, est indispensable à l’acquisition de l’estime de soi : dans toute société, un individu assume une certaine fonction ou fournit une certaine « prestation », si ces dernières ne sont pas reconnues, la solidarité ne peut plus exister et l’utilité de la personne est non avérée ou niée, ce qui entraîne du même coup une perte de l’estime de soi. Dans sa première réponse à Nancy Fraser [2], Honneth établit que le concept de reconnaissance, réélaboré à partir de Hegel, est plus englobant encore puisqu’il a vocation de cerner l’ensemble des phénomènes de la vie sociale tant sur les plans descriptif que normatif.
Ce concept a bien deux fonctions, l’une descriptive et l’autre normative, fonctions relatives l’une à l’autre. En réalité, tout ordre social repose sur un certain nombre de mécanismes de reconnaissance sans lesquels il ne peut fonctionner comme tel et certains d’entre eux peuvent faire l’objet de troubles. Il s’agit alors d’identifier ces troubles et de mettre l’accent sur les pathologies sociales. Cette double fonction évite l’écueil de seulement opposer des revendications à un ordre établi puisqu’elle permet de dégager aussi le fonctionnement d’une société : par exemple, il ressort de cette étude que les sociétés capitalistes ne peuvent structurellement pas fonctionner si chaque individu ne se voit pas attribuer le statut juridique de personne, le capitalisme étant incompatible dans son essence même avec l’esclavage, par exemple. Il est donc possible d’affirmer dans cette perspective que le concept de reconnaissance est requis, convoqué, par les sociétés libérales, même si cette condition formelle n’ôte en rien les conséquences scandaleuses comprises dans le fonctionnement effectif du capitalisme. Cette complexité des fonctions de la théorie de la reconnaissance rend possible non seulement la description d’un fonctionnement systémique mais également la mise au jour des contradictions entre les impératifs systémiques d’une société et leur application et leurs conséquences concrètes et la possibilité de l’établissement d’une thérapeutique des pathologies engendrées par ces contradictions.
Ce que la notion de réification va alors désigner dans ce contexte, ce sont les dysfonctionnements, dans les sociétés capitalistes contemporaines, des mécanismes de reconnaissance : il y a réification, ou pathologie, là où il est possible d’identifier, de repérer, un manque, un défaut ou une absence complète de reconnaissance de soi par soi, par d’autres citoyens ou par l’ordre sociopolitique lui-même. Ainsi, le concept de réification, qui a émergé à l’époque de la République de Weimar et a été développé par Lukács, est redevenu selon Axel Honneth un concept central dans l’analyse de la société contemporaine.
Les rapports entre reconnaissance et réification dans l’œuvre : le sens de la notion de reconnaissance
Afin de justifier son retour à un concept marxiste et, surtout, sa relecture, Honneth tente de fonder dans le chapitre III de la Réification la valeur nécessaire de la reconnaissance, comme phénomène psychologique, social et politique, comme condition d’existence d’un rapport juste à soi et aux autres, et du même coup d’une société reposant sur des rapports justes et bons. C’est pourquoi tout l’objet du chapitre III peut s’entendre comme une démonstration du principe suivant : « […] la reconnaissance précède la connaissance » [3]. Le moyen démonstratif est le suivant : Honneth précise qu’il va tenter de prouver, en s’appuyant sur des « preuves et arguments indépendants » [4] de la théorie, c’est-à-dire en changeant de cadre, qu’il existe, comme principe essentiel et déterminant de tout rapport objectif et objectivant au monde, un « engagement existentiel dans le monde » [5].
Cet engagement ou participation au monde, première et principielle, Honneth la définit en des termes propres à la Théorie Critique et à la pensée de Habermas, dont il s’inspire, tout en les renouvelant : il s’agit « d’une attitude communicationnelle propre à celui qui adopte la perspective d’autrui » [6] et dont la valeur et la particularité est « d’indiquer ce qu’a de spécifique la conduite humaine » [7], c’est-à-dire de distinguer entre les comportements humains et humanisants et ceux qui réduisent, empêchent ou détruisent toute humanité non seulement dans les personnes elles-mêmes mais aussi dans leurs rapports.
Là où Horkheimer et Adorno ne pensaient pouvoir échapper à la dialectique négative de la rationalité instrumentale que par le pessimisme ou l’esthétisme, Honneth restaure, à travers la définition de la reconnaissance qu’il établit au cours de ce chapitre, le point de vue moral, défini comme « la quintessence des attitudes que nous sommes obligés d’adopter les uns envers les autres pour réunir, ensemble, les conditions de notre intégrité personnelle » [8]. A l’instar de ce qui a lieu chez Habermas, cette restauration passe par la mise en avant de la dimension communicationnelle de l’existence. L’émancipation individuelle n’est possible que grâce aux efforts que les sujets entreprennent collectivement en vue de s’accorder mutuellement. Honneth participe ainsi de la rupture initiée par Habermas avec la perspective marxienne d’une libération de l’homme par le seul travail. Toutefois, et c’est en ce point précis que se découvre tout son intérêt pour la démarche sociologique, il veut aussi déjouer les pièges du cognitivisme et caractère procédural de la pensée de Habermas. Pour ce dernier, la communication réussie, non déformée, pourrait se réaliser par la voie d’une discussion argumentée sur la justesse des normes et des valeurs qui guident notre coexistence. L’accord entre les sujets prend la forme d’une entente rationnelle. Dès lors, c’est la visée d’une situation de parole qui devrait orienter les actions d’un sujet autonome et les dispositifs institutionnels de l’Etat de droit. Les exigences morales universelles sont identifiées aux conditions procédurales d’une discussion argumentée entre toutes les personnes concernées [9].
Conclusion
C’est sur ce point qu’Honneth opère un déplacement. Car le modèle normatif de l’entente rationnelle ne coïncide pas, à son sens, avec l’expérience morale effective des sujets. Dans la communication ou son absence, ce ne sont pas d’abord les arguments qui se font entendre mais bien des personnes qui tentent de se faire reconnaître. La visée de l’accord n’est pas tant l’entente rationnelle sur des propositions que la reconnaissance des personnes. L’engagement moral ne se manifeste pas seulement dans le respect de l’autre comme interlocuteur raisonnable mais aussi comme un être qui cherche à se réaliser. Il ne s’agit pas uniquement de libérer l’homme en le rendant autonome mais, plus fondamentalement, en lui donnant la possibilité de développer un rapport positif à soi. Honneth ambitionne ainsi de penser les conditions formelles d’une vie bonne et suggère que la reconnaissance s’exerce –ou non- dans des registres différents correspondant aux trois composantes structurelles d’un rapport positif à soi (confiance en soi, respect de soi, estime de soi).
Le développement d’une identité requiert l’affection des proches, le respect universel et les solidarités du groupe. L’erreur serait de réduire la reconnaissance et les exigences politico-morales qui en découlent à l’un de ces existentiaux en occultant les autres car on se priverait alors de la possibilité de penser le rapport à soi dans sa plénitude. Il faut alors penser la reconnaissance comme une caractéristique fondamentale du mode d’être au monde de chaque individu : cette formulation, assez confuse, n’est pas explicitée par Honneth. Sans jamais lui conférer clairement la caractéristique d’être naturelle [10], ni entrer dans débat d’une nature humaine possible, Honneth décrit pourtant -et sa justification fondée sur les travaux de la psychologie du développement renforce cette impression- cette attitude communicationnelle comme une capacité, une « aptitude » [11] proprement humaine. Certes, l’accent est mis sur l’existentialité de cette reconnaissance : la reconnaissance est aussi définie comme une sorte de « préoccupation (Besorgnis) existentielle » [12] spécifique à la conduite humaine, la « forme originaire de rapport au monde » [13].
Aude Malkoun-Henrion
[1] Honneth, La lutte pour la reconnaissance, chapitre 5, « Modèles de reconnaissance intersubjective. Amour, droit, solidarité », pp. 116 (Amour), 131-147 (Relation juridique de reconnaissance), 147-158 (l’estime sociale).
[2] Honneth, “Redistribution as Recognition : A response to Nancy Fraser”, in Fraser-Honneth, Recognition or redistribution?: a political and philosophical exchange, pp. 112-134
[3] Honneth, La réification, p. 52
[4] Ibid.
[5] Ibid.
[6] Ibid.
[7] Ibid.
[8] Honneth, « Reconnaissance », in Canto-Sperber, dir., Dictionnaire d’éthique et de philosophie morale, Puf, Paris, pp. 1272-1278
[9] Habermas, Théorie de l’agir communicationnel, t. 2, pp. 335-411
[10] Excepté l’unique formulation explicite, non développée et ni clairement justifiée de la p. 71 : « […] il y a […] un primat à la fois génétique et catégorial de la reconnaissance […]». Toutefois, ce qui ne nous permet pas d’invoquer la présence d’une idée de nature humaine ici c’est l’attribution locative de ce primat dans le « comportement social de l’homme ».
[11] Honneth, La réification, p. 52
[12] Ibid., p. 53
[13] Ibid., p. 47