Homère versus Star Wars
Homère versus Star Wars : le choix des exemples en cours de philosophie
Par Maxime Kristanek, professeur de philosophie et éditeur-en-chef de l’Encyclopédie Philosophique.
Un cours de philosophie est perçu comme abstrait et difficile à comprendre pour beaucoup d’élèves. Les exemples apparaissent alors nécessaires pour rendre le cours davantage accessible. Je distingue trois types d’exemple : ceux tirés de la culture classique, ceux de la culture de masse et ceux de la vie quotidienne. Je défends la thèse selon laquelle il faut préférer les deux derniers types d’exemples. Deux arguments sont développés pour défendre cette thèse : les exemples tirés de la culture de masse et de la vie quotidienne sont plus pédagogiques et ludiques que ceux de la culture classique. Je présente ensuite deux raisons pour lesquelles il faut s’abstenir de faire fréquemment référence à la culture classique en cours de philosophie. Enfin, je discute brièvement deux objections qu’on pourrait faire à la thèse selon laquelle il faut utiliser fréquemment les exemples tirés de la culture de masse.
Introduction
Parmi les élèves de Terminale, la philosophie est réputée d’accès difficile. Il n’est pas rare en début d’année de voir certains d’entre eux ouvrir leur manuel de philosophie, prendre un texte d’un philosophe au hasard, le lire, ne rien comprendre ou presque, et en conclure, au mieux, que la matière leur est inaccessible, au pire, qu’elle relève d’une escroquerie intellectuelle. Cette réputation d’inaccessibilité décourage et finit par détourner beaucoup d’élèves de la philosophie. Jean-Louis Poirier, un ancien doyen de l’Inspection générale de philosophie, l’a constaté dans son rapport sur « L’état de l’enseignement de la philosophie en France en 2007-2008 »: « Il faut bien le reconnaître, une masse assez importante d’élèves manifeste une indifférence totale et sans nuance à l’aspect libérateur de la philosophie, et considère à tous égards qu’elle perd son temps ». De nombreuses personnes de mon entourage, qui ne sont plus au lycée depuis longtemps, gardent d’ailleurs un mauvais souvenir de la philosophie, perçue comme une matière aride et inutilement compliquée.
Pour rendre leur discipline plus accessible, et même attrayante aux élèves, les enseignants de philosophie ont l’habitude d’utiliser des exemples. Leur but est de faire comprendre davantage aux élèves les contenus souvent abstraits des cours, et de les intéresser. L’exemple possède donc au moins deux fonctions : pédagogique et ludique.
Les exemples utilisés sont variés, et de différentes sortes. Je distingue les exemples tirés de la culture classique, ceux de la culture de masse, et ceux de la vie quotidienne. Je pense en effet qu’on peut faire une typologie des exemples, et qu’ils n’ont pas tous la même valeur. Je vais tenter de répondre à la question : quel est le meilleur type d’exemple ? Je vais défendre la thèse selon laquelle les exemples tirés de la culture de masse et ceux de la vie quotidienne ont une valeur pédagogique et ludique supérieure à ceux des exemples dits classiques, et qu’il faut faire un usage massif des premiers et des seconds dans les cours de philosophie en classe de Terminale.
1. Une typologie des exemples
a) Exemples tirés de la culture classique
Il me semble qu’on peut d’abord distinguer les exemples tirés de la culture classique. Je me rappelle que mes enseignants en étaient friands. Que signifie l’expression « culture classique » ? On pourrait dire qu’il s’agit de productions culturelles considérées comme ayant une valeur intellectuelle et/ou artistique supérieure, du fait de leur qualité intrinsèque et de leur ancienneté. Derrière l’usage de cette expression, on peut identifier un présupposé philosophique : toutes les formes culturelles ne se valent pas, on peut donc les hiérarchiser. Par exemple, un professeur de philosophie pourra dire que le Cid de Corneille a une valeur littéraire supérieure au manga japonais Naruto. Le Cid pourra être cité pour illustrer le concept de dilemme moral : Rodrigue est tourmenté par le devoir de venger son père, qui implique de tuer le père de Chimène, la femme qu’il aime, et qui ne pourra lui pardonner ce meurtre. Parce que les œuvres de la culture classique possèdent une certaine valeur intellectuelle ou esthétique, il en résulte qu’elles sont difficiles d’accès. Il faut une éducation, une formation pour y accéder. La culture classique est appréciée des esthètes et incomprise des béotiens. On pourrait dire alors que la culture classique est élitiste, ou du moins, peut facilement le devenir. Une troisième caractéristique de la culture classique est qu’elle est généralement institutionnalisée : c’est elle qu’on acquiert et qu’on étudie lors de sa scolarité. Les œuvres classiques de littérature sont par exemple étudiés en cours de français.
Les exemples tirés des œuvres philosophiques elles-mêmes constituent des exemples classiques. On peut penser au morceau de cire de Descartes dans les Méditations métaphysiques, qui sert à illustrer l’idée que les propriétés sensibles d’un objet sont changeantes, et qu’on ne peut par conséquent se fier à nos sens pour connaître la réalité. Cet exemple possédait une valeur pédagogique pour Descartes, puisque la cire était un objet courant de consommation. L’électricité n’avait pas encore été inventée et on s’en servait pour allumer les bougies. Tout au long de l’histoire de la philosophie, les auteurs ont utilisé un certain nombre d’exemples. On peut se référer à l’œuvre de Nicolas Tenaillon pour une étude plus approfondie des exemples utilisés par les philosophes[1].
b) Exemples tirés de la culture de masse
Il existe un second type d’exemple, ceux tirés de la culture de masse. Il s’agit là d’une expression encore plus floue que celle de « culture classique ». On pourrait aussi l’appeler « culture populaire », bien que l’adjectif « populaire » ne me paraisse pas approprié, puisqu’il sous-entend que cette culture est celle d’une classe sociale particulière. Cette culture de masse est apparue avec la société de consommation. Elle est destinée, comme son nom l’indique, à un grand nombre de personne. Les lycéens sont donc concernés par cette culture. On peut penser qu’il existe une culture de masse spécifiquement lycéenne. Cette culture est d’abord générationnelle. Elle n’est pas ancienne, mais ultra-contemporaine. Elle se nourrit de l’actualité culturelle. Plus précisément, elle est constituée de produits culturels spécifiques : films, séries TV, bandes dessinées, livres, musique. La dimension livresque n’est pas majoritaire. Ce sont davantage les produits culturels audio-visuels qui servent de référence.
Parce qu’elle est générationnelle et ultra-contemporaine, la culture de masse évolue constamment. Il en résulte un risque rapide de ringardisation des références culturelles maîtrisées par le professeur de philosophie. Plus le temps passe, plus ses références sont dépassées et inconnues des élèves, ou du moins jugées ringardes. Je me rappelle d’un collègue expérimenté m’expliquant qu’il utilisait des références culturelles populaires, mais sans succès pédagogique. Je lui ai alors demandé de quelle œuvre culturelle il s’agissait. Il m’a répondu : « Tintin ». On peut penser que les raisons de l’insuccès pédagogique viennent du caractère « ringard » en 2016 de la célèbre bande dessinée d’Hergé pour la majorité des lycéens.
La culture de masse est plutôt mal vue chez les philosophes, considérée comme un vecteur de domination d’un pays (l’impérialisme culturel anglo-saxon), d’un système économique, (le capitalisme) ou d’un mode de vie (la société de consommation). Cette méfiance historique est l’une des explications à mon avis de la préséance des exemples tirés de la culture classique sur ceux de la culture de masse dans les cours de philosophie.
c) Exemples tirés de la vie quotidienne
Un troisième type d’exemple est possible : ceux qu’on tire de la vie quotidienne. Durant un cours sur la croyance, j’ai voulu donner un exemple de croyance rationnelle mais fausse. Rappelons qu’une croyance peut être rationnelle, c’est-à-dire justifiée par de bons arguments, mais se révéler fausse, au sens où son contenu ne correspond pas à la réalité. Il s’agit d’une distinction difficile à faire comprendre aux élèves, qui pensent la plupart du temps qu’une croyance rationnelle est nécessairement vraie. Pour leur faire comprendre ce concept, je suis venu en cours avec une bouteille de bière de 33 centilitres. Il s’agissait d’une bouteille vide, que j’avais remplie d’eau pétillante, et refermée avec une capsule. Durant le cours, après une longue explication, je leur ai avoué que j’avais soif, et ai sorti la bouteille de bière de mon sac. Je l’ai décapsulée devant les élèves, surpris et amusés. J’ai commencé à boire à la bouteille, et là, ils se sont vraiment excités (voir un enseignant boire ouvertement de l’alcool en cours, c’est plutôt inhabituel en France, fort heureusement). Je leur ai demandé pourquoi ils réagissaient ainsi. Ils ont ri, en disant que j’étais vraiment bizarre. Tous croyaient que je buvais une bière pendant le cours. Je leur ai finalement dit que c’était de l’eau pétillante. Je leur ai alors expliqué qu’ils croyaient que je buvais de la bière, que leur croyance était justifiée (leurs sens leur suggéraient fortement que c’était de la bière, puisqu’ils voyaient une bouteille de bière dans ma main), et que pourtant, ils se trompaient. Avec cet exemple trivial, j’ai eu l’impression de leur faire comprendre efficacement ce qu’était une croyance rationnelle fausse. Probablement que si j’avais pris un exemple classique en épistémologie (les exemples tirés des cas Gettier) ils auraient eu beaucoup plus de mal à saisir ce concept. Les élèves ont bien compris cet exemple, puisqu’il est commun de voir des lycéens durant certains événements se promener avec des bouteilles de soda, alors qu’en fait, à l’intérieur se trouve de l’alcool. J’ai utilisé la ruse inverse. Ici, on retrouve vraiment la fonction ludique de l’exemple, qui est de détendre l’atmosphère, de montrer qu’on peut apprendre en s’amusant. C’est particulièrement important pour changer l’image d’une matière réputée austère.
On peut penser à une variation des exemples de la vie quotidienne, ceux tirés de la vie du professeur. J’ai l’impression que dès que je parle de ma vie, cela intéresse davantage les élèves. Lors du cours sur la morale, j’ai voulu leur expliquer le concept d’empathie. Je leur ai donné une définition : l’empathie est la capacité psychologique à se mettre à la place d’autrui, de ressentir ce qu’il ressent. Si on reste à une définition générale comme ça, il est certain que la majorité des élèves ne la retiendra pas. J’ai donc ensuite raconté une expérience que j’avais eu il y a peu. Je me promenais dans le centre-ville lyonnais, vers 23h. Je me fais accoster par un homme en état d’ébriété. Il me fait des avances, que je refuse. Il me suit ensuite, mais je finis par le semer. C’est la première fois de ma vie qu’il m’est arrivé ce genre d’expérience. Ce n’était pas une expérience réjouissante. Je conclus ensuite devant les élèves qu’à présent, je sais davantage ce que ressentent les femmes victimes de harcèlement sexuel dans la rue. Je peux me mettre davantage à leur place, je peux mieux imaginer ce qu’elles ressentent lorsqu’elles se font accoster dans la rue sans ménagement par des hommes. Bref, j’ai augmenté mes capacités d’empathie. Les élèves, surtout les filles, ont beaucoup apprécié l’exemple. Ils ont évidemment bien ri, mais ont compris le concept d’empathie. Ce genre d’expérience met en évidence la fonction ludique de l’exemple.
Les exemples tirés de la vie quotidienne des élèves sont aussi efficaces pour leur faire comprendre certains concepts. Durant le cours sur la culture, j’ai voulu leur présenter les études de genre. Ces études s’intéressent en effet à révéler la dimension culturellement construite de pratiques qu’on a tendance à naturaliser. J’ai fait appel à leurs pratiques dans leur vie quotidienne, pour leur faire comprendre le but des études de genre. Nous avons notamment discuté de l’éducation qu’ils avaient reçus : les garçons ne doivent pas pleurer, parce que ce n’est pas masculin. Nous avons abordé les types de cadeaux qu’ils avaient reçu dans leur enfance : camion de pompier, armes factices, jeux de réflexion pour les garçons, et dinette, poupée pour les filles. Ce genre d’exemple, tirés de la vie ordinaire des élèves, se sont révélés particulièrement efficaces pour leur faire comprendre le concept d’identité de genre, à distinguer du sexe biologique. L’avantage de ces exemples est qu’ils appartiennent à la vie des élèves, qui les maîtrisent donc parfaitement. Cela permet de faire comprendre aux élèves qu’on peut s’interroger philosophiquement sur tous les aspects de notre quotidien. Ils ont compris qu’on pouvait porter un regard philosophique sur des pratiques en apparence triviales.
Nous avons donc trois types d’exemples. On pourrait en trouver d’autre : les exemples tirés des autres matières des élèves.
On peut ensuite se poser la question suivante : tous ces exemples ont-ils la même valeur pédagogique ?
2. Une défense de l’usage des exemples tirés de la culture de masse et de la vie quotidienne
Ma thèse, la voici : les enseignants de philosophie gagneraient pédagogiquement en utilisant fréquemment des exemples tirés de la culture de masse et de la vie quotidienne. « Fréquemment », cela signifie « à chaque cours ou presque ».
Je vais à présent développer plusieurs exemples de ma pratique professionnelle, qui montrent, je l’espère, la valeur pédagogique des exemples tirés de la culture de masse.
Tout d’abord, je vais partir de deux exemples tirés de blockbuster hollywoodien.
Avec une classe de Terminale Scientifique, lors du cours sur la liberté, j’ai présenté le débat opposant les partisans du libre arbitre aux déterministes. Comme chaque enseignant le sait, il s’agit d’un débat difficile à faire comprendre aux élèves, parce que de nature métaphysique. Les élèves comprennent facilement le concept de liberté, au sens de capacité physique ou de droit politique. Ils ont plus de mal à comprendre le concept de libre arbitre au sens de possibilité alternative dans des conditions causales définies. Ici, le choix de l’exemple tiré de la culture de masse est la prélogie Star Wars, articulée autour du Jedi Anakin Skywalker. La plupart des élèves connaissent l’histoire de ce Jedi devenu Dark Vador. Je leur ai rappelé qu’il existait dans le scénario une prophétie sur Anakin Skywalker. C’est lui qui doit rétablir l’équilibre dans la Force. A la fin de l’épisode VI, en tuant son maître Dark Sidious, Anakin Skywalker accomplit la prophétie. : il rétablit l’équilibre dans la Force en faisant disparaître l’Ordre Sith, qui représente le facteur déséquilibrant. Anakin était bien l’élu. J’ai fait alors remarquer aux élèves qu’il semblerait qu’Anakin était déterminé à accomplir son destin, qu’il n’avait pas le choix. Il est destiné, déterminé, par les conditions causales de son existence, à rétablir l’équilibre dans la Force. Anakin n’aurait pas pu ne pas accomplir la prophétie. Le concept de conditions causales est également difficile à faire comprendre aux élèves. Pour cet exemple, les conditions causales sont : la prédisposition d’Anakin à la Force (il possède un taux de « midichloriens » exceptionnel, on peut donc parler de déterminisme génétique). Sa grande affection pour sa mère, qui meurt tragiquement sur la planète Tatooine, son amour pour la sénatrice Padmé, sa peur de la perdre, l’ont ensuite déterminé à basculer dans le côté obscur de la Force. A travers cette histoire tirée d’un blockbuster hollywoodien beaucoup d’élèves sont parvenus à comprendre la thèse déterministe, le concept de condition causale, et celui de libre arbitre. Pour illustrer cet exemple, j’aurais pu utiliser un exemple plus classique, l’histoire d’Œdipe. Elle illustre bien le caractère inéluctable du destin. Avec une autre classe, j’ai utilisé cet exemple, pour comparer leur valeur pédagogique. Les élèves se sont beaucoup moins enthousiasmés par l’exemple. Certains ont commenté « tiens, on retourne en cours de français ». Cette histoire, parce qu’elle est classique et étudiée dans d’autres cours, apparaît moins attrayante à l’élève. Par conséquent, parce qu’elle ne suscite que peu son intérêt (les élèves passionnés par la mythologie grecque sont rares), j’en conclus que sa valeur pédagogique est moindre.
Lors du cours sur matière et esprit, je leur ai expliqué la classique distinction de Ned Block entre conscience phénoménale (les qualia), conscience fonctionnelle (les représentations mentales avec un contenu informationnel) et conscience réflexive (les métareprésentations). Il n’était pas aisé de leur faire comprendre ce qu’était un qualia, l’effet subjectif d’une expérience. L’exemple bien connu dans la littérature est celui tiré de l’article de Thomas Nagel, « What is like to be a bat ? » : même si un jour nous parvenons à tout connaître de la physique, nous ne saurons jamais ce que cela fait d’être une chauve-souris, parce que les qualia sont des qualités ineffables, qu’on ne peut décrire. Par exemple, pour connaître le goût du kebab sauce samouraï, il faut goûter un kebab sauce samouraï. Pour savoir ce que ressent une chauve-souris, il faut être une chauve-souris. C’est ce que David Chalmers appelle « le problème difficile de la conscience » : comment expliquer la conscience phénoménale de manière physicaliste ? Ici la conscience est comprise comme l’esprit (mind). Il s’agit d’une des principaux débats qui occupent les philosophes de la conscience actuellement, et il m’a donc paru important de le présenter aux élèves. La principale difficulté pédagogique est d’expliquer le concept de qualia, fondamental dans le débat entre dualiste (ceux qui considèrent qu’on ne peut réduire la conscience à des phénomènes physiques) et physicaliste (ceux qui pensent le contraire). Les qualia regroupent les qualités sensibles de l’expérience : perception, sensation et émotion. Pour leur faire comprendre le concept de qualia, j’ai cette fois pensé au film Pirates des Caraïbes. Il s’agit, comme Star Wars, d’un monument de la culture cinématographique des lycéens. Dans le premier épisode, nous suivons les aventures de Jack Sparrow, incarné par Johnny Depp. Celui-ci affronte une bande de pirates victimes par une malédiction. Leur capitaine Barbossa explique la malédiction : ils ne peuvent plus sentir le vent sur leur peau, ni les plaisirs de la nourriture ou « la chaleur du corps d’une femme ». Bref, ils sont privés de toute sensation. Ils sont privés d’une partie de leur qualia, et c’est ce qui fait d’eux des monstres. Les élèves, qui connaissent bien ce film, ont compris ce qu’était un qualia.
Enfin, dans un cours sur l’art, avec une classe de STMG, j’ai voulu leur présenter le débat objectivisme/subjectivisme. Les élèves ont du mal à comprendre l’intérêt de ce débat. Spontanément, la plupart d’entre eux adhèrent à la thèse subjectiviste, qui débouche sur une forme de relativisme : nos évaluations artistiques viennent de nos goûts personnels, qui ne peuvent eux-mêmes être évalués. Tout se vaudrait en matière artistique. Je suis parti d’une émission appréciée par un certain nombre des filles de la classe, Les reines du shopping, pour leur montrer que nous faisons fréquemment des jugements esthétiques (ici concernant la mode) et que généralement, le public n’était pas relativiste : tous les goûts ne se valent pas. Certains ont des « goûts de chiotte », comme disent les élèves. Ils expriment par là une forme d’objectivisme. Telle robe ne peut pas aller avec telle paire de chaussure. Si l’une des participantes de l’émission pense cela, elle se trompe, et elle est d’ailleurs sanctionnée par la juge, Cristina Cordula. A partir de cet exemple, les élèves ont compris qu’ils tenaient dans certains contextes à leurs goûts, et n’étaient pas prêts à admettre que tout se valait en matière esthétique. Ils ont alors saisi l’importance du débat objectivisme/subjectivisme en esthétique.
Ces trois exemples servent à montrer aux élèves qu’il n’est pas besoin de séparer la philosophie des références culturelles qu’ils maîtrisent et apprécient. Je suis convaincu que la philosophie est partout. Certes, elle est davantage présente dans certaines œuvres culturelles mais il est rare qu’un produit culturel soit totalement dénué de fond philosophique.
Je vais maintenant traiter des exemples tirés de la vie quotidienne. Ces derniers, parce qu’ils sont tirés de la vie quotidienne, possèdent une forte valeur pédagogique, en faisant comprendre facilement aux élèves des concepts. L’exemple de la bière l’a bien montré. Néanmoins, certains enseignants semblent les considérer avec une certaine méfiance, du fait de leur « trivialité ». En effet, les exemples tirés de la vie quotidienne sont triviaux, dans le sens où ils n’ont rien d’extraordinaire. J’avoue avoir du mal à comprendre pourquoi cela poserait problème. Pourquoi un exemple n’aurait-il pas le droit d’être trivial ? Lors du cours sur l’art, j’ai présenté les six formes traditionnelles d’art : architecture, sculpture, littérature, peinture, musique et danse. Mais j’ai ensuite parlé du septième art, le cinéma, et des séries T.V, parce que ce sont les formes artistiques qui font partie de la vie quotidienne de mes élèves. Durant le cours, j’ai fait un rapide sondage à l’oral pour savoir qui allait au musée occasionnellement. Très peu d’élèves ont levé la main. Pour que les élèves comprennent l’intérêt des questions en philosophie de l’art, le mieux à mon avis est de leur parler de l’art qu’ils rencontrent au quotidien. Si je leur avais parlé de la Vénus de Milo, j’aurais vite perdu l’attention de mes élèves, qui ne s’intéressent pas beaucoup à ce genre d’œuvre d’art.
Pour un cours sur l’œuvre complète avec des Terminale Scientifique, j’ai présenté la distinction entre désir naturel et désir vain chez Epicure. Pour illustrer cette distinction, j’ai parlé des relations sexuelles. On pourrait dire que les relations sexuelles sans engagement amoureux (« plan cul », sex friend) concernent les désirs naturels (qui concernent le corps) et la relation de couple concerne un désir vain (Epicure ne recommandait pas ce type de relation à ses disciples). Cette actualisation a amusé et intéressé les élèves, parce qu’elle faisait écho à leur vie quotidienne. Les pratiques s exuelles des élèves sont de plus en plus « libérées ». Ils sont parfois confrontés à des choix du type : est-ce que je me mets en couple avec cette personne, ou bien est-ce que j’en reste à des relations sexuelles ? Pour ma part, j’ai voulu connecter ce genre de choix avec la philosophie épicurienne. Les élèves ont ainsi pu constater que la réflexion philosophique avait sa place dans leur vie quotidienne. Ce type d’exemple peut sembler peu académique, mais il parle aux élèves, parce qu’il fait référence à leur vie quotidienne. A mon avis, les enseignants qui jugent indignes et triviaux les exemples tirés de la vie quotidienne entretiennent une croyance particulière à propos de la philosophie : celle-ci serait fondamentalement coupée de notre réalité quotidienne. Cette conception métaphilosophique, que je ne partage pas, ne doit cependant pas faire renoncer à l’enseignant l’usage d’exemples possédant une forte valeur pédagogique. Nous ne sommes pas payés pour défendre une conception particulière de la philosophie, mais pour faire comprendre le maximum de concepts à un maximum d’élèves. Notre devoir professionnel est donc de choisir les meilleurs moyens pour arriver à ces fins.
L’usage des exemples tirés de la culture de masse et de la vie quotidienne aide l’élève non seulement à comprendre des concepts abstraits, mais également à se les approprier. L’appropriation n’est pas la même chose que la compréhension. Lorsqu’on s’est approprié un concept, on l’a compris, mais la réciproque n’est pas nécessairement vraie. Un élève peut comprendre un concept sans parvenir à se l’approprier. S’approprier un concept, cela signifie être capable de le réutiliser, en dissertation, ou lors d’une conversation philosophique. On peut vérifier que l’élève s’est approprié le concept par les exemples qu’il utilise pour l’illustrer. Si l’élève a entendu l’enseignant utiliser des exemples qu’il comprend pour illustrer, il va se sentir autorisé à faire de même, et va pouvoir s’approprier le concept. Si les exemples du cours sont seulement tirés de la culture classique, dans la mesure où la majorité des élèves ne maîtrise pas cette culture, ces derniers se contenteront de répéter les exemples pris en cours, sans faire l’effort d’en trouver eux-mêmes. Beaucoup d’élèves savent qu’un certain nombre d’enseignants ne tolère pas les exemples tirés de leur culture. Ils se censurent, afin de ne pas être sanctionnés. Cela me semble vraiment dommage. Certains enseignants affirment qu’un exemple tiré d’un manga « n’est pas approprié ». Ils ne comprennent pas que ce sont ces types d’exemples qui vont permettre à l’élève de s’approprier le concept. Il s’agit d’un point important. A mon avis, les collègues « conservateurs », c’est-à-dire partisans d’exemples tirés de la culture classique, doivent au moins devenir plus tolérants envers les élèves qui utilisent des exemples tirés de leur culture.
3. Que faire des exemples tirés de la culture classique ?
a) Deux raisons de ne plus utiliser les exemples tirés de la culture classique
Si on utilise fréquemment des exemples tirés de la culture de masse ou de la vie quotidienne, que faire des exemples tirés de la culture classique ? Je pense qu’il faut conserver des exemples de la culture classique, parce qu’ils comportent au moins trois avantages.
La culture classique possède une valeur philosophique certaine, probablement plus élevée que la culture de masse. Pour cette raison elle a le droit d’être présente en cours.
Un second avantage réside dans sa fonction de dépaysement culturel. Les lycéens sont de moins en moins en contact avec cette culture. Leur faire découvrir permet de les déplacer hors de leur zone de confort.
Enfin, les exemples de la culture classique sont maîtrisés par le corps enseignant. Ils sont donc plus compréhensibles pour l’enseignant lorsqu’il lit une copie. Par conséquent, on peut penser que l’enseignant les appréciera davantage, et les notera mieux, ce qui n’est pas négligeable pour l’élève, qui pense avant tout à sa note au baccalauréat.
Malgré la qualité philosophique indéniable des références culturelles classiques, je pense qu’il faut réduire drastiquement leur utilisation en cours de philosophie, surtout pour les séries technologiques.
La principale raison de les utiliser avec une grande parcimonie réside selon moi dans leur faible valeur pédagogique : les exemples tirés de la culture classique n’aident pas beaucoup les élèves à comprendre parce que la plupart de ces derniers ne maîtrisent pas ces codes culturels. Beaucoup plus d’élèves font de la philosophie que dans le passé. L’enseignement s’est massifié, et il s’agit d’une très bonne nouvelle. De ce fait, on peut parler de démocratisation de l’enseignement. Le public de l’enseignant en philosophie a donc changé, comme l’a montré Sébastien Charbonnier[2]. On peut ajouter qu’avec la révolution numérique, les élèves d’aujourd’hui lisent peu, et de moins en moins. Ils passent leur temps sur leurs portables et les réseaux sociaux. Comme la plupart de mes collègues, je considère qu’il s’agit d’une évolution dommageable. Mais je ne pense pas qu’il soit efficace de se lamenter, et de continuer à utiliser des exemples classiques, dans un objectif de résistance désespérée, aussi attractive que cette posture puisse apparaître aux yeux de certains. La philosophie ne doit pas couler avec la culture classique, tout simplement parce qu’il s’agit de deux choses très différentes. Même si beaucoup d’enseignants de philosophie sont des personnes très cultivées, en art, histoire, science, etc., il n’en résulte pas que la philosophie soit une affaire de culture. En France, j’ai l’impression qu’on a tendance à penser que la philosophie fait partie de la culture classique, et qu’elle doit lui être solidaire. Je suis en désaccord avec cette conception de la philosophie. Selon moi, la philosophie est avant tout une pratique argumentative sur des questions profondes. Il n’est pas besoin de connaître Shakespeare ou Beethoven pour bien philosopher. La philosophie est affaire de logique, de rigueur argumentative, de débat. Voilà le cœur de la philosophie, celle de la grande tradition occidentale qui va d’Aristote et de la scolastique jusqu’à Parfit et Armstrong, en passant par Brentano, Russell et le positivisme logique. L’enseignant doit transmettre aux élèves le goût du débat, des syllogismes bien construits, des distinctions conceptuelles, des définitions précises, de la clarté dans l’argumentation. C’est déjà un gros travail ! N’est-ce pas avoir les yeux plus gros que le ventre que de vouloir ajouter la transmission d’une culture classique à notre mission ? Les enseignants de littérature, d’arts plastiques et de musique sont là pour accomplir cette tâche. Le professeur de philosophie peut donc se concentrer sur le cœur de sa matière : l’argumentation. Il doit choisir des exemples qui ont une forte valeur pédagogique pour les élèves, et non pas des exemples tirés d’œuvres culturelles possédant une supposée valeur esthétique supérieure. Si les enseignants s’acharnent à toujours mobiliser des exemples tirés de la culture classique, ils prennent le risque non seulement d’échouer à faire comprendre les concepts aux élèves, mais aussi de leur faire croire que la philosophie est culturellement élitiste. Pour un certain nombre d’enseignant (dont je suis bien incapable d’estimer le nombre), la philosophie fait partie de la culture classique. Ils ont une conception élitiste de la philosophie, non dans le sens où celle-ci doit être réservée à une certaine élite, mais qu’elle implique de sérieux efforts pour pouvoir se rendre accessible. Je pense que cela n’est pas correct. On peut faire de la philosophie de manière ludique, avec des exemples amusants et accessibles. Bien sûr, plus on fournit d’effort, mieux on philosophe, et il faut encourager les élèves à fournir des efforts. Mais n’oublions pas que le cours de philosophie en Terminale est une introduction, une initiation. Notre but n’est pas de faire d’eux des Socrate. Notre but est simplement de leur donner le goût de la philosophie. Pour ma part, je considère que j’ai réussi ma mission d’enseignant si occasionnellement, dans le cours de leur vie, mes anciens élèves achètent un livre de philosophie, ou visionnent une vidéo sur le sujet, parce qu’ils ont conservé un bon souvenir de leur année de philosophie au lycée.
Le point de vue conservateur s’inscrit souvent dans une pensée pessimiste du déclin : les élèves sont de moins en moins cultivés ; il existe une seule vraie culture, et cela fait partie de la mission des enseignants de la protéger. En parlant avec des collègues, j’ai constaté parfois une réelle mentalité d’assiégé. Les enseignants seraient des résistants, luttant contre l’uniformisation culturelle à l’anglo-saxonne. Ils seraient des phares isolés dans un océan de médiocrité culturelle. Pourquoi pas ? Mais je pense que cela ne doit pas interférer avec notre mission pédagogique. Or, j’ai l’impression que certains de mes collègues conservateurs embarquent la philosophie dans leur lutte idéologique. Ils sont encouragés dans leur thèse par le fait qu’un grand nombre de philosophes du passé ont contribué à la formation du canon de la culture française classique. Certes, Pascal et Rousseau ont écrit certaines des pages immortelles de la littérature française. Généralement, l’enseignement des auteurs, qui ne se fait pas dans les pays de culture anglo-saxonne, encourage les enseignants français à faire l’amalgame entre culture classique et philosophie. On ne travaille les concepts philosophiques qu’à travers des textes d’auteurs, qui sont des textes issus de la culture classique, écrit dans une langue vénérable (et inaccessible à l’écrasante majorité des élèves de Terminale). Je ne vais pas dresser ici un réquisitoire contre l’usage des textes des auteurs de la tradition en cours de philosophie, mais j’aimerais souligner que la philosophie n’est pas nécessairement attachée à la lecture d’œuvres classiques.
Se pose également la question des exemples tirés des œuvres des philosophes eux-mêmes. Même si les philosophes du passé utilisent peu d’exemples dans leurs œuvres, ou en tout cas pas assez selon moi, ils en utilisent tout de même. Revenons à l’exemple qu’utilise Descartes dans les Méditations métaphysiques, celui du morceau de cire, pour montrer que les propriétés sensibles des objets matériels sont changeantes. Je trouve l’exemple bien trouvé : en effet, si on s’endort dans son fauteuil en laissant un morceau de cire près d’une source de chaleur (un poêle chez Descartes), celui-ci va fondre et changer radicalement d’aspect. Mais comme je l’ai dit, cet exemple était parlant pour les gens au XVIIème siècle. Beaucoup de gens utilisaient la cire pour s’éclairer. Aujourd’hui, on n’en utilise plus. La cire n’est pas un matériau connu des élèves. Par conséquent, si je parle d’un morceau de cire en cours, je vais devoir leur expliquer ce que c’est. L’exemple ne sera pas parlant directement. On peut dire qu’il a perdu de sa valeur pédagogique, à cause des évolutions techniques. Certains collègues semblent penser que les exemples tirés des œuvres philosophiques sont les meilleurs, puisque ce sont ceux qu’ont utilisé les auteurs. Je ne suis pas d’accord avec ce point de vue. Derrière cet attachement aux exemples des auteurs, j’ai l’impression qu’il y a avant tout un attachement affectif aux œuvres, au « canon » philosophique. Cet attachement prend le pas sur les considérations pédagogiques, et cela me semble dommageable pour les élèves. On pourrait prendre un exemple bien plus simple : les glaçons qu’on utilise. Ils changent de propriétés très rapidement en fonction de la température. Pourquoi vouloir parler de cire ? Uniquement parce que Descartes en a parlé et que cela rend l’exemple « classique » ? Cela me semble une justification insuffisante. Ce qui compte, c’est la valeur pédagogique de l’exemple, c’est-à-dire sa capacité à faire comprendre un contenu conceptuel abstrait. Son lignage, son origine, aussi noble fut elle, n’entre pas selon moi dans les critères pour choisir un exemple.
Il me semble que si on veut intéresser les élèves, au lieu de les dégoûter de la philosophie, il faut arrêter d’identifier la philosophie avec la culture classique. Certes, de nombreuses pages de la philosophie font partie de la culture classique, mais il ne s’ensuit pas que la philosophie doive être associée nécessairement à une forme culturelle spécifique, quand bien même elle serait considérée comme supérieure par la majorité du corps enseignant.
La philosophie serait une matière pour ceux qui aiment lire Victor Hugo et écouter Bach. Évidemment, il s’agit d’une opinion contestable, comme j’ai essayé de le montrer. Mais cette relation d’identité se fait rapidement dans l’esprit des élèves. Ils peuvent facilement croire que la philosophie est quelque chose d’inaccessible, parce qu’il faut passer par la maîtrise d’œuvres classiques, ce qui leur paraît au-dessus de leurs forces. Ici, le concept de « violence symbolique », développé par Pierre Bourdieu, est utile à mobiliser. Lorsqu’on utilise des exemples tirés de la culture classique, surtout devant des élèves de classes technologiques, on leur fait subir une forme de violence symbolique. On leur impose une culture de classe qui n’est pas la leur, en leur suggérant fortement que c’est la meilleure culture possible. A mon avis, les élèves ne sont pas dupes de cette tentative.
Deuxièmement, ce qui pose problème selon moi avec beaucoup de références culturelles classiques, c’est, pour parler comme les élèves, leur manque de fun. Les exemples tirés des références culturelles classiques sont rarement amusants. Je l’ai constaté durant mes propres études, et même avec mes élèves. Avec une classe de Terminale Scientifique, j’ai utilisé beaucoup d’exemples ludiques. Un collègue, lorsque j’étais stagiaire, estimait que les Terminales S devaient être préparés le mieux possible au baccalauréat, et que ce genre d’exemple ne leur servirait pas lors de l’épreuve. J’ai donc décidé au troisième trimestre de leur faire des cours avec des références culturelles plus classiques. J’ai constaté tout au long du trimestre une baisse d’attention de leur part, une perte d’intérêt. Mes cours sont devenus plus classiques, et l’attention des élèves a diminué. J’ai l’impression d’avoir eu à choisir entre faire aimer la philosophie à mes élèves et les préparer efficacement au baccalauréat. Je précise qu’il s’agit pour moi d’un faux dilemme. On peut très bien faire les deux à mon avis. Je serais surpris que les correcteurs au baccalauréat soient aussi fermés d’esprit. Je sais bien que la nouveauté peut inquiéter, mais il me semble qu’en philosophie, nous sommes normalement ouverts d’esprit, prêts à accepter des innovations pédagogiques. De plus, en rendant mes cours plus classiques, en supprimant les références culturelles amusantes pour les élèves, je ne suis pas sûr de les avoir mieux préparés à l’examen. Leur niveau d’attention a diminué. Ils sont devenus moins attentifs, donc ils écoutent moins ce que je dis, et comprennent donc moins de concepts. Lorsqu’une matière nous ennuie, nous la travaillons avec moins d’efficacité.
Je terminerai en affirmant qu’à mon avis, l’une des raisons pour lesquelles autant de nos contemporains n’ont pas d’appétence pour la philosophie, est que les cours qu’ils ont suivi en Terminale étaient trop fournis en exemples tirés de la culture classique, qui ne les ont pas aidés à comprendre les débats philosophiques, ni à prendre du plaisir à philosopher. Si leurs cours avaient rempli d’exemples tirés de la culture de masse de leur époque ou de leur vie quotidienne, ils auraient probablement mieux apprécié la philosophie. Ma conviction est qu’une société dont beaucoup de citoyens apprécient la philosophie va forcément mieux.
b) Deux objections contre les exemples tirés de la culture de masse
On pourrait penser que les élèves sont suffisamment divertis en dehors de l’école. Nous vivons dans une société de divertissement. Les élèves sont très souvent devant leurs écrans de portable, à jouer, visionner des vidéos à la qualité esthétique et intellectuelle souvent douteuse. On pourrait affirmer que le divertissement est omniprésent dans la vie des élèves, et que l’enseignant n’est pas là pour suivre ce genre de tendance, qui abêtit les jeunes. Je suis assez d’accord avec cette objection. Mais je pense qu’on peut y répondre facilement : certains divertissements ont une qualité intellectuelle, d’autres non. En philosophie, les exemples que j’ai utilisés font à mon avis réellement réfléchir les élèves. De plus, ce qui compte le plus est l’éclairage philosophique de l’exemple. Je pense même qu’on pourrait faire une réflexion philosophique à partir d’une émission de télé-réalité. Cela serait l’occasion par exemple d’une réflexion sur le voyeurisme. Mobiliser une référence culturelle à la qualité intellectuelle faible, cela n’amoindrit pas nécessairement un cours de philosophie.
On pourrait objecter également que le cours de philosophie est l’un des rares moments ou des élèves issus de milieux populaires ont l’occasion de découvrir de nouvelles œuvres, d’être confrontées à une nouveauté, qui les étonnent et les remettent en question. J’admets que cette objection possède une certaine force. La culture classique, même si on pense qu’elle n’est pas supérieure à la culture de masse lycéenne, devrait pouvoir être partagée aux élèves, ne serait-ce que par volonté de diversité. Je suis plutôt d’accord avec cette idée de diversifier les références culturelles des élèves, mais j’aurais tendance à répondre que cette mission n’est pas la priorité du professeur de philosophie. Sa priorité est de développer les compétences argumentatives des élèves, de leur donner goût au débat philosophique.
Il faut néanmoins garder à l’esprit que les élèves proviennent de milieux sociaux différents. Lorsque j’enseigne à une classe de série littéraire, dans un quartier aisé, avec des élèves issus de milieux sociaux favorisés, j’utilise bien davantage des exemples tirés de la culture classique, parce que de par leur socialisation et leur éducation, ils feront partie de leur univers culturel. Le plus important pour moi est l’efficacité pratique. J’adopte une démarche pragmatique d’adaptation à mon public. Si dans cette situation j’utilise majoritairement des exemples tirés de la culture classique, ce n’est pas en premier lieu parce que je considère qu’elle est supérieure, mais parce qu’elle est maîtrisée par les élèves. En somme, les exemples tirés de la culture classique, dans certains contextes, avec certains élèves, possèdent une forte valeur pédagogique. Cependant, ces contextes sont rares à mon avis, et vont le devenir de plus en plus.
Conclusion
Le professeur de philosophie a le droit d’être cultivé, et même de parler occasionnellement en cours de culture classique, mais son devoir premier est de donner le goût de l’argumentation philosophique aux élèves, et il doit utiliser pour cela les exemples avec le plus de valeur pédagogique : ceux de la culture de masse et de la vie quotidienne du professeur et des élèves.
Bibliographie
CHARBONNIER, S. Que peut la philosophie ?, Seuil, 2013.
TENAILLON, N. La Philosophie par l’exemple, Ellipses, 2015.
[1] Nicolas TENAILLON, La Philosophie par l’exemple, Ellipses, 2015.
[2] S. CHARBONNIER, Que peut la philosophie ?, Seuil, 2013.