Han Solo, l’aventurier qui devint un aventureux
Han Solo, l’aventurier qui devint un aventureux
Nicolas Allard, professeur agrégé de lettres modernes en CPGE au lycée Pothier (Orléans), docteur ès lettres, auteur de Star Wars, un récit devenu légende (Armand Colin, 2017) et de L’univers impitoyable de Game of Thrones (Armand Colin, 2018).
Résumé
Cet article tente d’apporter un éclairage nouveau sur le personnage de Han Solo en établissant des liens entre la saga Star Wars et l’essai philosophique L’Aventure, l’Ennui, le Sérieux (1963) de Vladimir Jankélévitch. Le contrebandier au grand cœur prend part aux trois styles d’aventure décrits par le philosophe français : l’aventure mortelle, l’aventure esthétique et l’aventure amoureuse. Personnage complexe et évolutif, Han Solo entretient avec l’aventure un lien constant et fécond dans l’ensemble de la saga Star Wars. L’analyse de ce lien permet de mieux comprendre sa destinée personnelle, mais aussi celle des autres personnages. Elle confirme enfin le fait que cette épopée des étoiles présente une véritable dimension philosophique.
Mots-clefs : aventure, Han Solo, Vladimir Jankélévitch, mort, amour.
Abstract
This paper attempts to shed new light on the character of Han Solo by establishing links between the Star Wars saga and the philosophical essay L’Aventure, l’Ennui, le Sérieux (1963) by Vladimir Jankélévitch. The big-hearted smuggler takes part in the three adventure styles described by the French philosopher : the mortal adventure, the aesthetic adventure and the love adventure. Complex and evolving character, Han Solo maintains a constant and fruitful connection with adventure throughout the Star Wars saga. The analysis of this link helps to better understand his personal destiny, but also that of other characters. It finally confirms the fact that this epic of the stars has a real philosophical dimension.
Keywords : adventure, Han Solo, Vladimir Jankélévitch, death, love.
Introduction
Dans son essai L’Aventure, l’Ennui, le Sérieux (1963), Vladimir Jankélévitch opère une distinction entre l’aventurier et l’aventureux :
L’homme aventureux représente un véritable style de vie, au lieu que l’aventurier est un professionnel des aventures ; pour ce dernier, l’essentiel n’est pas de courir des aventures, mais de gagner de l’argent ; et s’il savait un moyen de gagner de l’argent sans aventures, il choisirait ce moyen ; il tient bazar d’aventures, et affronte des risques comme l’épicier vend sa moutarde. En somme l’aventurier est plutôt en marge des scrupules qu’en marge de la vie prosaïque[1].
Le philosophe français considère que seul l’aventureux mérite de faire l’objet de son analyse. En effet, à la différence de l’aventurier, pour qui l’aventure est un moyen en vue d’une fin égoïste, l’aventureux considère cette « série d’épisodes ou de péripéties s’enchaîn[ant] dans la durée[2] » comme autotélique. Cette « tentation » sincère de l’aventure (le mot revient plusieurs fois sous la plume de Jankélévitch) va amener l’aventureux à privilégier « un style de vie[3] » plutôt qu’un « modèle d’existence[4] ». Il pourra dès lors être amené à se confronter aux trois « styles d’aventure[5] » qu’évoque Jankélévitch dans son essai : l’aventure mortelle, l’aventure esthétique et l’aventure amoureuse.
La première nommée consiste à vivre des péripéties susceptibles d’entraîner la mort par le danger qu’elles représentent. L’aventure esthétique, pour sa part, est le fait de relater une aventure que l’on a vécue ou dont on a été le témoin. C’est donc toujours une aventure qui intervient a posteriori, contrairement à l’aventure mortelle, qui est une projection. Vladimir Jankélévitch considère que « la région de l’aventure, c’est l’avenir[6] ». Cela s’applique aussi à l’aventure esthétique, au sens où c’est le fait de se projeter en train de raconter ses exploits qui incite certains hommes à se confronter à des aventures particulièrement dangereuses (Jankélévitch évoque à ce propos la conquête spatiale, qui risquerait de disparaître sans la possibilité donnée à l’astronaute de conter ensuite à ses semblables son expérience hors du commun et d’en tirer ainsi de la gloire). Enfin, le philosophe français considère que l’aventure amoureuse est « le plus important[7] » des trois styles d’aventure car elle serait « l’aventure par excellence[8] ».
Si ces trois styles d’aventure sont distincts les uns des autres, ils présentent le point commun d’être « une oscillation de la conscience entre le jeu et le sérieux[9] ». Cette oscillation est essentielle : elle évite en effet à l’aventure d’être, nous dit Jankélévitch, soit une « tragédie » soit une « partie de cartes ». De fait, on confère à celle-ci une gravité certaine, tout en éprouvant un réel plaisir à la vivre et à s’y confronter. D’après Vladimir Jankélévitch, l’aventure mortelle présente plus de sérieux que de jeu, car le danger qui l’habite est potentiellement néfaste. L’aventure esthétique, étant vécue a posteriori par un individu s’étant déjà confronté au danger, présente pour sa part plus de jeu que de sérieux. Quant à l’aventure amoureuse, Jankélévitch affirme qu’il est impossible de déterminer quelle est sa part de jeu et de sérieux, signe de sa complexité : « le jeu et le sérieux sont mêlés d’une manière si inextricable, et en des mélanges si paradoxaux qu’il devient impossible de déterminer la posologie du complexe et de lever l’équivoque[10] ».
La pensée de Jankélévitch, que nous avons tentée ici de résumer brièvement, semble offrir la possibilité d’une analyse philosophique nouvelle de Han Solo. Nous verrons ici dans quelle mesure ce personnage iconique de la saga Star Wars finit par connaître les trois styles d’aventure décrits par Jankélévitch, en passant du statut d’aventurier à celui d’aventureux. Pour mener à bien notre étude, nous nous appuierons sur les films de la saga Star Wars dans lesquels apparaît ce personnage, à savoir Un nouvel espoir (1977), L’Empire contre-attaque (1980), Le Retour du Jedi (1983), Le Réveil de la Force (2015) et Solo : A Star Wars Story (2018).
I. L’aventure mortelle : un nouvel espoir
Lorsque le spectateur découvre pour la première fois Han Solo au cinéma, dans l’épisode IV, celui-ci se présente comme « le capitaine du Millenium Condor[11] ». Le terme de « capitaine » présente une connotation positive, en ce qu’il est la manifestation de qualités certaines. En tant que pilote et capitaine de son vaisseau, Han Solo est censé présenter des capacités intellectuelles et mentales qui lui permettent d’effectuer des trajets qui, pendant longtemps, auraient été jugés inaccessibles à l’être humain. C’est d’autant plus vrai dans ce cas précis que Han Solo effectue des trajets interplanétaires et voyage régulièrement à la vitesse de la lumière. Généralement, être pilote est une fonction socialement prisée. Le pilote est censé disposer de revenus importants et a effectué des études relativement poussées pour obtenir le poste qui est le sien.
Han Solo ne répond que partiellement à ces connotations, preuve qu’il relève davantage du modèle du pirate et du contrebandier que de celui du pilote et du capitaine. Dans le film Solo : A Star Wars Story, il affirme lui-même avoir été « viré de l’école de pilotage[12] ». D’emblée, on comprend donc que le chemin que ce personnage va emprunter n’est pas commun. Son nom de famille, qui est en réalité un surnom qu’un membre de l’administration impériale lui a attribué, renvoie à la solitude. Han Solo porte donc un nom tout à fait évocateur de ce qu’il sera. On peut même parler d’un nom programmatique. En effet, le personnage va dans la première partie de sa vie se développer hors des cadres habituels. Plutôt que de rechercher la reconnaissance sociale, il va privilégier une certaine forme de marginalité. L’aventure suppose par ailleurs de se confronter au danger sans recevoir une assistance récurrente. La solitude est donc aussi le fait de celui qui vit l’aventure, par nécessité ou par choix. Dans son essai, Jankélévitch prend l’exemple d’un homme qui entreprend d’escalader l’Everest sans assistance, précisément pour se confronter le plus directement possible à l’aventure.
Dans Un nouvel espoir, Han Solo est avant toute chose un aventurier, au sens où l’entend Jankélévitch. L’aventure est pour lui un « système d’existence ». Rappelons que le personnage est orphelin et a été confronté très tôt à la précarité. L’aventure lui a donc été imposée par ses conditions de vie. Elle ne relève pas d’un choix qu’un individu connaissant le confort et voulant rompre avec la monotonie du quotidien pourrait faire. Jankélévitch nous rappelle en effet que l’aventure est un des remèdes les plus efficaces contre l’ennui : il affirme notamment qu’elle est « recherchée comme un antidote de l’ennui[13] ».
Si Han Solo accepte la proposition d’Obi-Wan Kenobi de le mener avec Luke et les deux droïdes sur Alderaan, ce n’est pas par passion de l’aventure ou par bonté humaine. Malgré les difficultés rencontrées par Obi-Wan et Luke, Han Solo se montre insensible à leur sort et demeure un fin négociateur. Il obtient ainsi une première somme d’argent, obligeant Luke à vendre son speeder, et se voit promettre une forte récompense financière une fois que la mission aura été accomplie. Plutôt que d’éprouver une certaine compassion pour Luke et Obi-Wan, Han Solo se félicite après leur départ de la cantina que ceux-ci soient dans une telle nécessité, car cela lui a permis d’obtenir une somme d’argent supérieure à ses attentes : « 22 000 ! Il faut croire que ces types sont en plein dans la mélasse ! En tout cas, ça tombe à pic ! Allez, monte à bord et prépare le décollage[14]. » Preuve que le personnage est véritablement intéressé, il accepte, une fois prisonnier de l’Étoile de la Mort, de ne venir en aide à Leia qu’à condition d’être généreusement rémunéré pour l’aide apportée. À aucun moment, il ne se montre sensible au fait que la jeune femme soit condamnée à la peine capitale : « mieux vaut elle que moi[15] » dit-il à Luke, non sans cynisme. À ce moment précis, Luke est pour sa part pleinement un aventureux. Il met sa vie en danger dans l’aventure mortelle consistant à secourir la princesse Leia, alors qu’il ne la connaît absolument pas et qu’il est loin de soupçonner qu’elle est en réalité sa sœur. La volonté de Luke d’intervenir va avoir des conséquences capitales sur le personnage de Han Solo. C’est en effet grâce à cette intervention que le contrebandier va peu à peu cesser d’être un aventurier pour devenir lui aussi un aventureux. Luke, qui deviendra par la suite son meilleur ami, est ainsi le premier élément déclencheur de sa transformation.
En rencontrant la princesse Leia, Han Solo semble d’emblée séduit par l’énergie et la détermination de la jeune femme. Il affirme d’ailleurs très peu de temps après l’avoir vue : « Épatante, cette fille. Je la démolis ou je tombe amoureux : c’est tout l’un ou tout l’autre[16]. » Jankélévitch, nous l’avons dit, considère que l’amour est le style d’aventure le plus « important[17] » de tous. Il appuie son propos en montrant notamment que l’aventure amoureuse fait intervenir notre liberté. Il opère pour ce faire une distinction entre la notion de « destin » et celle de « destinée ». Le destin est ce qui nous est imposé et ce qui, de fait, va déterminer pour une bonne part ce que nous serons et ce que nous ferons de notre vie. C’est, au fond, l’essence dont parle régulièrement Sartre dans ses écrits philosophiques. La destinée, en revanche, est une manifestation de notre liberté, au sens où elle est la démonstration de choix qui ne paraissent pas dépendre directement de ce pour quoi nous semblions prédestinés. Dans son essai, Jankélévitch prend notamment l’exemple d’Arthur Rimbaud, dont le destin était d’être poète pendant l’ensemble de son existence, mais dont la destinée l’a amené à devenir finalement trafiquant d’armes en Afrique dans la seconde partie de sa vie. D’après Jankélévitch, c’est bien souvent l’amour qui permet d’abandonner son destin pour forger sa destinée personnelle : « L’aventure d’amour ne fait pas partie du destin ; mais qui sait ? elle est peut-être un élément de toute destinée[18]. ». Face à « la clôture du destin[19] », il y aurait donc « l’ouverture de la destinée[20] ».
Si Luke est le premier déclencheur de la transformation de Han Solo en aventureux, Leia occupe elle aussi un rôle essentiel. C’est par amour pour la jeune femme que Solo va s’impliquer de manière ferme et définitive dans le combat mené par l’Alliance rebelle contre l’Empire galactique. Solo n’apprécie pas nécessairement l’Empire, mais il paraît au début d’Un Nouvel Espoir plutôt apolitique. Seul compte véritablement pour lui le bon déroulement de ses affaires. Business is business.
À la fin d’Un nouvel espoir, Solo a évolué, mais de manière partielle. Il n’est plus tout à fait seul au sens où il a commencé à se lier d’amitié avec Luke. Bien qu’il n’abandonne pas l’idée de poursuivre son travail de contrebandier, il s’ouvre à l’autre en proposant à Luke de devenir son associé. Luke lui soumet alors une contre-proposition, en l’invitant à mettre ses talents de pilote au service de l’Alliance rebelle. Le refus de Solo, qui repart avec tout l’argent qui lui avait été promis, déçoit Luke. Cette déception est le signe avant-coureur de la transformation de Solo. Si Luke a cru possible que le contrebandier accepte sa contre-proposition, c’est qu’il a dû percevoir un changement en lui. Le dénouement d’Un nouvel espoir donnera du reste raison au fils d’Anakin Skywalker. Alors que Dark Vador s’apprête à frapper son vaisseau, mettant fin à sa vie et sans doute aussi aux ultimes espoirs de l’Alliance rebelle dans sa guerre contre l’Empire, Han Solo secourt Luke au bon moment et lui permet de mener à bien sa mission. Les deux personnages sont alors célébrés comme des héros de l’Alliance rebelle. La destruction de l’Étoile de la Mort est en effet le fait d’armes le plus marquant de cette organisation politique, la première grande victoire qui annoncera le succès final du Bien contre le Mal. De fait, la transformation de Han Solo a des conséquences essentielles sur le récit.
II. L’aventure amoureuse contre-attaque
Dès l’instant où il effectue son premier acte généreux d’envergure à la fin d’Un nouvel espoir, Han Solo devient donc un aventureux. Il ne perçoit plus l’aventure comme un simple gagne-pain, mais il prend désormais plaisir à la vivre, en sachant qu’elle est un moyen pour lui de connaître l’amitié, la reconnaissance d’autrui et peut-être aussi l’amour. L’aventure est alors pour lui un mélange de jeu et de sérieux, ce qui constitue d’après Jankélévitch l’une des preuves les plus évidentes de l’existence de celle-ci.
Si l’aventure mortelle est présente dès Un nouvel espoir, l’aventure amoureuse est au centre du film suivant : L’Empire contre-attaque. Dans l’épisode V, les circonstances amènent Han Solo à passer beaucoup de temps avec Leia, dont il commence alors à tomber réellement amoureux. Les deux personnages connaissent presque un huis-clos amoureux dans le Faucon Millénium : pourchassés par l’Empire, ils ont pour seule compagnie celle de Chewbacca, C-3PO et R2-D2, soit un wookie et deux droïdes. Aucun autre être humain ne se trouve avec eux. Le possible triangle amoureux avec Luke est rompu dès l’instant où les personnages sont contraints de fuir la planète Hoth. La course-poursuite spatiale avec l’Empire et la traversée du champ d’astéroïdes présentent ainsi une symbolique forte. L’aventure mortelle se met ici au service de l’aventure amoureuse. C’est parce que les personnages ne peuvent échapper à cette aventure, sous peine de mort, qu’ils ont la possibilité de développer leur propre aventure amoureuse, permise par ce huis-clos forcé. Cette évolution est perceptible dans le fait que Han Solo et Leia s’adoucissent et s’humanisent tout au long de l’épisode V. La jeune femme en vient même à reconnaître que l’ancien contrebandier a « de bons moments ».
L’apogée de cette aventure amoureuse intervient lorsque les deux personnages, trahis par Lando Calrissian, deviennent les prisonniers de Dark Vador. Au moment où Han Solo s’apprête à subir la congélation carbonique, il délaisse totalement l’égoïsme qui était auparavant le sien pour se préoccuper du sort de la princesse Leia. Il exhorte Chewbacca à « bien prendre soin d’elle », en une demande qui a des faux airs testamentaires. Alors qu’il n’a aucune certitude de survivre au procédé de congélation carbonique (rappelons d’ailleurs que Dark Vador veut faire un essai sur Solo car il entend faire de même avec Luke, mais sans faire courir de risques à son fils), Han Solo est altruiste. Le contrebandier qui a été habitué à penser à lui, et à lui d’abord, se préoccupe du sort de quelqu’un d’autre à un moment où il serait somme toute naturel qu’il se focalise sur son sort personnel. Leia ne s’y méprend pas et, avant de lui dire adieu, elle lui déclare son amour : « Je t’aime ». Ce à quoi Han Solo répond par une phrase devenue depuis mythique : « Je sais ». Il ne s’agit pas seulement ici d’une réplique plus originale qu’un classique « moi aussi ». Cette assurance est la manifestation de la maturation du personnage, rendue possible par l’aventure. Han Solo s’aperçoit qu’il n’a plus à jouer un rôle : il peut de nouveau accorder toute son importance à l’aventure amoureuse, sans craindre une déception trop forte. Le film Solo : A Star Wars Story, qui nous donne un certain nombre d’informations sur la jeunesse du contrebandier, montre bien que le personnage n’était pas nécessairement cynique à l’origine. Le Han Solo que l’on découvre dans l’épisode IV a dû se construire au fil des années un nouveau personnage, suite à la très forte déception amoureuse qu’il a connue avec Qi’Ra, son amour de jeunesse, laquelle a privilégié sa carrière de contrebandière à l’amour réciproque qui les unissait alors.
L’aventure amoureuse rend non seulement Han Solo altruiste, mais c’est également le cas de Leia. La jeune femme semblait précédemment n’accorder d’importance qu’à la cause politique défendue par l’Alliance rebelle. Plus que sa personne ou celle d’autrui, c’était la chute de l’Empire qui importait réellement à ses yeux. Or, le début du film Le Retour du Jedi montre que la vision du monde de Leia a beaucoup évolué. Alors que la perte définitive de Han Solo ne remettrait pas fondamentalement en cause le succès final de l’Alliance rebelle, Leia, accompagnée de Luke, Lando, Chewbacca et des deux droïdes, met en œuvre un plan qui a pour unique objectif la libération de Han Solo. Tuer Jabba, comme elle le fera, et permettre à Han de rejoindre ensuite les rangs de l’Alliance rebelle, ne fragilisent en aucune façon l’Empire. Cette mission de sauvetage, si elle avait connu l’échec, aurait même pu être désastreuse pour l’Alliance rebelle, qui aurait perdu les deux seuls individus de l’univers capables de renverser Dark Vador et l’Empereur, à savoir Luke et Leia. Ce sont les actions accomplies dans la seconde partie du film qui permettront le triomphe du Bien sur le Mal, et non celles réalisées dans le palais de Jabba. De fait, non seulement Han Solo vit l’aventure amoureuse et se voit transformé en profondeur par celle-ci, mais il bénéficie également de manière passive de ce style d’aventure, lorsque Leia et Luke viennent le secourir. Qui se serait soucié du sort de Han Solo au début d’Un Nouvel Espoir ? C’est ici l’amour qu’il a vécu, qu’il a donné et qu’il a reçu qui le sauve.
Démonstration finale de sa transformation par le biais de l’aventure amoureuse, Han Solo accepte l’idée que Leia puisse lui préférer un autre homme. Ne connaissant toujours pas les liens étroits de parenté entre Luke et Leia, l’ancien contrebandier imagine la possibilité que ces deux personnages finissent par former un couple. Preuve d’amour ultime, Han Solo en vient alors à préférer le bonheur de Leia à son bonheur personnel. Souhaitant se voir conforté dans ses intuitions, il pose une question à la jeune femme au sujet de Luke : « Vous l’aimez, n’est-ce pas ?[21] » Lorsque Leia répond positivement à cette question, la réaction de Solo est sans ambiguïté : « Oh, je comprends. Parfait. Quand il reviendra, je ne vous gênerai plus[22]. » Leia, comprenant alors le sens de la question de Han, lui révélera ses liens de parenté avec Luke : « C’est mon frère[23]. » Le baiser qu’elle lui donnera après cette révélation viendra confirmer les sentiments amoureux qu’elle éprouve depuis un certain temps pour Han Solo. L’aventure amoureuse vécue par Han et Leia trouve dès lors sa conclusion dans une réciprocité sentimentale apaisée.
III. Le réveil de l’aventure esthétique
Dans l’épisode VII, intitulé Le Réveil de la Force, Han Solo et Leia ne vivent pourtant plus ensemble. En regardant le film mais aussi en consultant les œuvres de l’univers étendu officiel, on apprend que les deux personnages se sont séparés, non par amour pour quelqu’un d’autre, mais à cause du cheminement néfaste de leur fils vers le côté obscur de la Force. Ben Solo est en effet devenu l’apprenti du sinistre Snoke, et se fait désormais appeler Kylo Ren. L’affection entre Han et Leia est toujours patente, et leurs retrouvailles sont un des moments forts du film. Le fait que Han Solo ait repris le rôle qui était le sien au début de l’épisode IV (contrebandier célibataire) n’est pas pour autant le signe d’une régression. Preuve nous en est donnée lorsqu’il fait la connaissance de Rey. Séduit par l’énergie et la détermination de la jeune femme, qui lui rappelle sans doute Leia, il décide d’apporter de nouveau son assistance à une noble cause, en contribuant très largement à la destruction de la base Starkiller. Le retour à son statut initial ne doit donc pas être perçu négativement. Jankélévitch montre notamment que l’aventure amoureuse cesse dès que l’amante est devenue l’épouse légale :
La première manière d’effacer l’aventure c’est de conduire le sourire à la mairie pour qu’il s’identifie à notre existence tout entière ; c’est d’épouser sa maîtresse : quand l’aventure aboutit au mariage, le commencement toujours naissant expire dans les sables de la continuation. Cette sorte d’enlisement n’est autre que la déception. L’aventure non seulement dépérit par désenchantement, mais périt par tragédie. L’aventure est donc toujours précaire, toujours en passe de perdre son caractère aventureux[24].
Paradoxalement, c’est donc en reprenant son mode d’existence d’antan que Han Solo se donne la possibilité de poursuivre l’aventure de sa vie, Jankélévitch estimant justement que la vie est déjà en soi une aventure :
D’autre part, la vie est elle-même dans son ensemble comme une aventure, quand le philosophe se la représente encadrée par la naissance et par la mort, flottant sur l’océan de ce non-être d’où elle vient et auquel elle retournera. Quand la vie, qui est pourtant notre tout, et qui est en cela le sérieux par excellence, se détache sur le fond du néant, elle peut apparaître elle-même comme une sorte d’aventure assez bizarre[25].
L’aventure amoureuse occupe une place à ce point centrale chez Han Solo depuis l’épisode V qu’elle sera la cause de sa mort. En effet, c’est en cherchant à aider à son fils à connaître la rédemption que Han Solo sera tué par ce dernier. Alors que le personnage avait su être un survivant hors pair de l’ensemble des aventures mortelles auxquelles il avait été confronté jusqu’alors, il est ici vaincu, non par un être qu’il exècre, mais par un des êtres qu’il aime le plus au monde. C’est d’ailleurs ce qui fait dire à Vladimir Jankélévitch dans son essai L’Aventure, l’Ennui, le Sérieux : « L’amour intéresse l’existence et l’ipséité même de la personne d’une manière si essentielle qu’en effet l’homme peut aimer jusqu’à en mourir : car il arrive qu’on meure par amour pour l’autre[26]. ».
Malgré sa mort, le rôle tenu par Han Solo dans Le Réveil de la Force est essentiel. En effet, il fait l’expérience d’un style d’aventure relativement nouveau pour lui : l’aventure esthétique. Alors que Rey et Finn ne possèdent pas une connaissance précise des événements antérieurs à ceux de l’épisode VII, Han Solo se mue pour eux en conteur des temps passés :
Du jour où Luke a disparu, tout le monde s’est mis à sa recherche […] Il commençait à former une nouvelle génération de Jedi. Un jour, un jeune apprenti s’est rebellé contre lui et a tout détruit. Luke s’est senti responsable. Il a voulu couper les ponts […] On raconte des tas de choses, des histoires… Mais pour ceux qui le connaissaient bien, c’est pour aller à la recherche du premier temple Jedi qu’il est parti […] J’ai longtemps pensé que pas un mot de tout ça n’était vrai : le Bien et le Mal, la lumière, le côté obscur, une force surnaturelle… Mais ce qui est dingue, c’est que c’est vrai : la Force, les Jedi… Tout est vrai. Absolument tout[27].
Contrairement à ce qu’affirme Jankélévitch dans son essai L’Aventure, l’Ennui, le Sérieux, il ne s’agit pas là pour Han Solo de tirer une gloire personnelle des hauts faits accomplis antérieurement. Ici, l’aventure racontée est une source d’informations essentielle pour les personnages de Rey et Finn. Elle a pour fonction de légitimer l’engagement qui va être le leur et de renforcer ainsi leur conviction que le Premier Ordre n’est pas un système politique souhaitable. L’aventure esthétique va elle-même inciter Han Solo à reprendre le combat en faveur de la lumière. À la fin du passage que nous avons reproduit plus haut, les paroles du contrebandier ne portent plus sur le passé, mais sur l’avenir, sur l’action : « Vous voulez que je vous aide ? Je vais vous aider ! J’ai une amie qui saura où rapatrier le droïde. On va aller chez elle[28]. »
Conclusion
De fait, les réflexions de Vladimir Jankélévitch sur l’aventure paraissent être une manière intéressante d’aborder le personnage de Han Solo. Le contrebandier au grand cœur est un personnage complexe, évolutif. Si l’aventure occupe, dès le début, une place absolument centrale dans son existence, elle devient ensuite constitutive de sa personnalité. Elle n’est plus seulement un moyen de subsistance, mais un style de vie à part entière. Par sa rencontre avec Luke et Leia, personnages pour lesquels il éprouve une affection profonde bien que de nature différente, Han Solo se confronte à l’aventure mortelle, à l’aventure esthétique et surtout à l’aventure amoureuse. En abandonnant son statut d’aventurier, il deviendra, tout au long de son existence, un aventureux à part entière. C’est ce qui lui aura permis, en définitive, d’être un individu plus complet et plus heureux qu’il ne l’aurait été en restant un simple aventurier de la contrebande. En songeant à ce qu’a représenté l’aventure dans l’existence de Han Solo, on ne peut s’empêcher de penser à ce beau passage se trouvant à la fin du chapitre que Vladimir Jankélévitch a consacré à l’aventure :
Un tableau célèbre de Rembrandt, qui est au musée d’Amsterdam, nous fera peut-être comprendre la fonction de l’aventure. Dans La Ronde de nuit, en bas et à droite du tableau, et surgissant des ténèbres où la scène est presque entièrement plongée, il y a un homme vêtu de jaune. Que signifie cet homme d’or dont a parlé en termes admirables un poète contemporain ? Nous ne nous hasarderons pas à le dire. Mais il serait beau de penser que cet homme d’or est le principe de l’aventure. Dans l’obscurité de la nuit, l’homme introduit de la lumière[29].
[1] Vladimir Jankélévitch, L’Aventure, l’Ennui, le Sérieux, chapitre I, Paris, GF-Flammarion, 2017, p. 87.
[2] Définition que Vladimir Jankélévitch donne de l’aventure dans son essai précédemment cité, ibidem. p. 117.
[3] Ibidem. p. 87.
[4] Idem.
[5] Ibidem. p. 117.
[6] Ibidem. p. 91.
[7] Ibidem. p. 223.
[8] Idem.
[9] Ibidem. p. 117.
[10] Ibidem. p. 225.
[11] George Lucas, Star Wars : Un nouvel espoir, 1977.
[12] Ron Howard, Solo : A Star Wars Story, 2018.
[13] Ibidem. p. 79.
[14] George Lucas, Star Wars : Un nouvel espoir, 1977.
[15] Idem.
[16] Idem.
[17] Vladimir Jankélévitch, L’Aventure, l’Ennui, le Sérieux, chapitre I, op.cit. p. 223.
[18] Ibidem. p. 239.
[19] Ibidem. p. 235.
[20] Idem.
[21] Richard Marquand, Le Retour du Jedi, 1983.
[22] Idem.
[23] Idem.
[24] Ibidem. p. 281-283.
[25] Ibidem. p. 301-303.
[26] Ibidem. p. 247.
[27] J.J. Abrams, Le Réveil de la Force, 2015.
[28] Idem.
[29] Vladimir Jankélévitch, L’Aventure, l’Ennui, le Sérieux, chapitre I, op.cit. p. 303-305.