Éthique et politiqueune

Foucault et la question de la légitimité (2)

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Monica Loyola Stival – doctorante à l’Université de São Paulo où elle rédige une thèse intitulée « Anthropologie et politique chez Foucault » sous la direction d’Alberto Ribeiro de Moura.

L’autorité, c’est l’inégalité entre le pouvoir illimité (État, souveraineté) et l’absence de pouvoir ou pouvoir limité. Un autre exemple de la pensée politique du XVIIe siècle se présente souvent comme référence indispensable des discussions sur le pouvoir et la souveraineté : celui du Léviathan hobbésien. Le Léviathan de Hobbes doit nécessairement être une « souveraineté illimitée » en tant qu’elle est elle-même le principe de la distinction entre le légitime et l’illégitime. Aussi, dans la perspective d’une conception sécularisée de ce principe théologique, telle qu’on la trouve chez Carl Schmitt, il faut que le « sujet de la souveraineté » ait pouvoir absolu de décision, en étant alors principe de légitimité (capable, donc, de distinguer et définir l’État de droit et l’exception, la légitimité et l’illégitimité).

Ce qui est commun à ces diverses manières de discuter l’inégalité et la légitimité est que l’autorité qui sanctionne l’inégalité est pensée comme pouvoir au sens de puissance, c’est-à-dire que l’autorité définit l’inégalité parce qu’elle établit le champ du légitime à partir de son caractère illimité. En ce sens, l’autorité pensée comme puissance est précisément opposée à l’impuissance des gouvernés. Pour Foucault, cette définition du pouvoir par la notion classique de puissance ne permet pas une analyse adéquate de la Modernité. Repenser les notions d’État et de pouvoir est donc requis pour une compréhension du pouvoir politique dégagée du modèle juridico-théologique de la souveraineté (puissance, autorité ultime), modèle réaffirmé dans le diagnostic que fait la pensée dialectique de la Modernité. C’est, sur ce point, à l’esprit général de la gauche française que Foucault s’oppose.

Giorgio Agamben cherche analyser, à partir de Carl Schmitt, Walter Benjamin et, curieusement, de Foucault lui-même, ce qu’est l’« état d’exception ». La notion d’exception apparaît dans l’introduction de son Homo sacer (1995), où il indique en quel sens, selon lui, « la thèse de Foucault devra […] être corrigée, ou tout au moins complétée »[1]. À partir de la constatation de que l’inclusion de la zoè dans la polis est déjà présente chez les Anciens — comme si tel était le propos de Foucault —, Agamben pointe ce qui est selon lui décisif pour la politique moderne : « le fait décisif est […] que, parallèlement au processus en vertu duquel l’exception devient partout la règle, l’espace de la vie nue, situé à l’origine en marge de l’organisation politique, finit progressivement par coïncider avec l’espace politique, où exclusion et inclusion, extérieur et intérieur, bios et zoè, droit et fait, entrent dans une zone d’indifférenciation irréductible »[2]. Au-delà de l’intérêt que peut avoir la métaphysique essentiellement dualiste proposée par Agamben, la biopolitique dont parle Foucault ne fait référence à aucun processus de reconduction d’un espace, celui de la vie nue, « situé à l’origine en marge de l’organisation politique ». Il n’y a pas, chez Foucault, quelque chose comme un état d’exception qui pourrait devenir règle. C’est en raison d’une telle métaphysique que Carl Schmitt — qui inspire le point de départ d’Agamben, lequel établit théoriquement l’opposition entre règle et exception dont dériveraient les autres — pense cette dichotomie dans le cadre d’une théologie politique. Ce lien entre État — ainsi juridiquement entendu — et théologie est capital. Pour C. Schmitt « tous les concepts prégnants de la théorie moderne de l’État sont des concepts théologiques sécularisés »[3], de telle sorte que l’état d’exception se présente comme analogue séculier du miracle théologique.

Agamben part de cette dichotomie juridique (paradoxe de la souveraineté) pour transposer une dichotomie anthropologique classique à la totalité de la vie politique. Il emprunte à la dualité métaphysique aristotélicienne de la qualification de la vie pour discuter le concept de souveraineté et ainsi structurer sa notion de biopolitique par l’idée d’exception. C’est parce qu’il part d’une supposée exclusion de la « vie nue » comme principe structurel de la politique occidentale qu’Agamben peut affirmer que « l’implication de la vie nue dans la sphère politique constitue le noyau originaire — quoique occulté — du pouvoir souverain »[4]. En identifiant ainsi biopolitique et exception souveraine, Agamben bâtit une métaphysique politique qui l’éloigne de l’esprit foucaldien. Foucault n’admettrait certainement pas cette idée d’un nœud « caché » qui serait originaire et pourrait expliquer, par cette relation essentielle, quelque chose comme un pouvoir souverain.

La souveraineté ne laisse bien entendu pas d’être, pour Foucault, une question importante de l’art de gouverner moderne, mais elle n’est décisive que dans la problématique de la Raison d’État des XVIe XVIIe siècles et « il faut bien comprendre les choses non pas du tout comme le remplacement d’une société de souveraineté par une société de discipline, puis d’une société de discipline par une société, disons, de gouvernement »[5]. Le centre des relations de pouvoir est déplacé, ce qui requiert la mise au jour d’une notion de pouvoir dégagée de la notion de puissance impliquée dans le modèle juridico-théologique de la souveraineté.

Or, « exception » est le terme juridique pour le non-droit, le non-droit au sens juridique[6]. L’exception, c’est la négation du droit, ce qui lui échappe, mais dans la mesure seulement où le critère de circonscription est le champ juridique lui-même. C’est parce que la souveraineté est comprise comme concept juridique ou, du moins, qu’elle s’énonce en termes de fondation et légitimité, que Carl Schmitt peut définir l’exception à travers une sorte de paradoxe, le paradoxe même de la souveraineté dont parle Agamben. Ce paradoxe n’est pas autre chose que le jeu conceptuel qui définit le positif par le négatif, la règle par l’exception. L’exception est l’envers de la règle, précisément parce qu’elle la confirme en ouvrant la possibilité de la décision qui fait du système juridique une dynamique historique — conception schmittienne opposée à la formule abstraite du « droit pur » des néokantiens comme Kelsen :

Avec l’exception, la force de la vie réelle brise la carapace d’une mécanique figée dans la répétition[7].

Il est vrai que l’opposition entre règle et exception, par-delà le fait que l’une est le négatif de l’autre, ne fait pas de la dynamique juridique concrète un mouvement dialectique. Pour une « philosophie de la vie concrète » dit Schmitt, « il se peut que le paradoxe soit plus important […] que la règle, non par une ironie romantique cultivant le paradoxe, mais en vertu d’une analyse extrêmement sérieuse, qui va plus loin que les généralisations limpides à partir de moyennes qui se répètent »[8]. La décision est le fait d’un sujet dans le monde, dans l’histoire, et non pas d’une raison de l’histoire. Dans les deux cas toutefois, il s’agit d’avancer une raison ultime pour la définition du champ du légitime, que celle-ci soit onto-théologique ou séculière.

L’« État de droit » et l’« exception » sont chez Schmitt des opposés qui se résolvent dans une anti-polémique comme dans la dialectique hégélienne puisque, en dernière instance, la décision souveraine supprime la contradiction entre des catégories antithétiques (et imprégnées de valeurs morales). Légitimité et illégitimité renvoient à une raison étatique personnifiée : il y a un sujet de la souveraineté. En ce sens, la critique schmittienne du néokantisme de Kelsen est du même ordre que la critique hégélienne du formalisme moral de Kant. L’exigence de « mettre fin au polèmos » est dans les deux cas présente mais, pour Hegel, « la “solution critique” était encore une fausse disparition de la polémique, car elle décidait seulement le conflit de la raison avec elle-même par un coup de force, c’est-à-dire par une retraite, totalement arbitraire vers le point de vue de l’Entendement fini, considéré comme absolu »[9]. Dans la théologie politique, la ratio ultima est dans le monde. Cependant, la référence à une raison ultime (la décision) capable d’opérer en dernière instance le partage moral de la vie sociale est quelque chose que Foucault ne pourrait jamais accorder, précisément parce qu’elle met « fin au polèmos ». Autrement dit, ce serait un recours théologique (transcendantal) pour dissoudre tout partage instauré par un monde moral concrètement établi.

En ce sens, la critique libérale de l’idée d’égalité procède de la même réduction juridiste que la critique prétendument de gauche formulée, par exemple, par Agamben. Hayek a raison d’affirmer que « la justice distributive à laquelle vise le socialisme est […] incompatible avec la souveraineté du droit et avec cette liberté selon la loi qu’entend assurer la rule of law »[10]. Selon l’appréhension foucaldienne cependant, le problème est dans la souveraineté du droit, non dans la prétendue imposition d’une égalité qui serait destructrice de la liberté individuelle. Aussi ne peut-on pas, pour Foucault, comprendre la souveraineté comme réalisation même du Droit, au point de faire dépendre la liberté de la réalisation absolue de l’égalité, comme chez Hegel, à travers « l’idée d’une autorité qui ferait que la norme soit acceptée sans coercition par tous les ordres sociaux et tous les citoyens. Or, “la liberté”, telle qu’elle se réalise dans l’État hégélien, n’est pas autre chose »[11]. Ce qui importe ici est que la convergence du libéralisme et du socialisme relevée par Lebrun renvoie à une référence totalisante (unité) qui fait de l’État la figure de cette unité.



[1] G. Agamben, Homo sacer, Paris, Le Seuil, 1997, p. 17.

[2] G. Agamben, Homo sacer, op. cit., p. 17.

[3] C. Schmitt, Théologie politique, trad. Jean-Louis Schlegel, Paris, Gallimard, 1988, p. 46.

[4] Agamben, Homo sacer, op. cit., p. 14.

 [5] Foucault, Sécurité, Territoire, Population Cours au Collège de France (1977-1978), Paris, Hautes Études, Gallimard, Seuil, 2004, p. 111.

 [6] C’est pourquoi État et Droit ne sont pas réductibles l’un à l’autre. « La situation exceptionnelle est toujours autre chose encore qu’une anarchie et un chaos, et c’est pourquoi, au sens juridique, il subsiste malgré tout toujours un ordre, fût-ce un ordre qui n’est pas de droit », C. Schmitt, Théologie politique, op. cit., p. 22 (je souligne).

 [7] Schmitt, Théologie politique, op. cit., p. 25.

 [8] Schmitt, Théologie politique, op. cit., p. 25.

 [9] Lebrun, A dialética pacificadora, op. cit., p. 111-112.

 [10] Hayek, Droit, législation et liberté, trad. Raoul Audouin, Paris, PUF, 1980, p. 491.

 [11] Lebrun, A dialética pacificadora, op. cit., p. 93.

 

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