Figures d’un réalisateur : Chris Marker (1)
Figures d’un réalisateur : Chris Marker
Une « figure » de réalisateur ?
Il peut paraître contradictoire de brosser le portrait de Chris Marker, de l’évoquer en tant que « figure » de réalisateur lorsque celui-ci se fait si discret, si secret. Marker est en effet très peu présent dans les médias : les rares interviews qu’il accorde ne dissipent pas le mystère qui l’entoure. Par exemple, Marker n’a, littéralement, jamais dévoilé son visage : la seule photographie que l’on connaît de lui le montre caché derrière sa caméra, comme un appel à deviner son visage, sa véritable « figure » en suivant les contours de ce qu’elle a filmé.
Soigneusement masqué, Christian Bouche-Villeneuve l’est aussi par ses nombreux pseudonymes dont Chris Marker est le plus célèbre ou lorsqu’il se cache, dans ses films, derrière la voix d’un narrateur, ou bien qu’il se déguise sous les traits d’un personnage. Face à ces obstacles que dresse Marker sur le chemin de son identification, faire son portrait, c’est examiner les thèmes récurrents, les motifs, le ton de ses films afin d’y découvrir, en filigrane, la figure de leur réalisateur.
Pourtant, même à travers ses films, il paraît a priori difficile d’esquisser les traits d’une « figure » de réalisateur lorsque celui-ci réalise avant tout des documentaires. En effet, le documentaire, pense-t-on, suppose que son réalisateur s’efface pour laisser place au réel. Mais, dans les documentaires atypiques de Marker, véritables essais cinématographiques, le monde est autant capté par l’image que traduit par des commentaires subjectifs qui trahissent certains traits de la figure markérienne.
Pour autant, Marker est-il une « figure » de cinéaste, est-il un réalisateur marquant de l’histoire du cinéma ? Il est permis d’en douter tant Marker reste inconnu du grand public. Mais, en même temps, Marker est très reconnu parmi les cinéphiles. En fait, « Marker, c’est un peu le plus célèbre des cinéastes inconnus[1] ». A la fois culte et méconnu, Marker est à coup sûr une « figure de réalisateur » singulière.
Un réalisateur ?
Si, malgré sa discrétion, ses masques, son œuvre méconnue, Marker est bien une « figure », est-ce pour autant celle d’un « réalisateur » ? Certes, Marker a réalisé de nombreux films, mais il a aussi expérimenté et aimé d’autres médias, d’autres formats. Cinéaste mais aussi photographe, vidéaste, écrivain, essayiste, romancier, programmateur-graphiste, poète, Marker est un artiste multi-média[2]. Pour lui, par exemple, le texte (sous forme de commentaires ou de lettres le plus souvent) compte tout autant que les images. Et, loin de la posture attendue d’un réalisateur chérissant jalousement son art, il estime que les technologies informatiques rendent le cinéma obsolète. Aussi Marker se tourne-t-il, tout au long de sa carrière, vers d’autres médias que le cinéma comme la photographie, le livre, l’informatique, Internet ou d’autres formats comme l’installation. Toutefois, même dans ces œuvres, la place du cinéma y est essentielle : les photographies de Marker deviennent des films (La Jetée, Si j’avais quatre dromadaires, Le Souvenir d’un avenir) ; ses livres sont des suppléments à ses films (Le Dépays, Staring Back) ou élaborent une écriture cinématographique (notamment Le cœur net qui met en scène des juxtapositions hardies d’espace et de temps) ; les multiples écrans de ses installations diffusent des extraits de films et le CD-Rom Immemory consacre toute une section à ses films cultes ainsi qu’à ses souvenirs d’enfance qui sont bien souvent des souvenirs de cinéma. Mais surtout, l’essentiel de l’œuvre (et les œuvres essentielles) de Marker sont des films, des films qui dévoilent, dessinent les contours d’une figure, celle d’un réalisateur-globe trotter, engagé politiquement, amoureux des mots et des chats, épris de l’histoire sociale et culturelle des peuples et fasciné par la mémoire du monde et des hommes.
Un réalisateur de documentaires ?
Marker est souvent perçu comme un réalisateur de films documentaires, pourtant une lecture plus attentive de son œuvre oblige à réviser cette étiquette. Certes, ses films témoignent d’un désir documentariste, archiviste même, d’enregistrer des faits, de capter du réel, de conserver la mémoire des peuples. Mais si les images de ses films s’apparentent au genre documentaire, elles ne sont pas traitées sur un mode documentaire : la pratique markérienne du commentaire, avec son énonciation subjective, ses interrogations lancinantes, ses associations singulières et récurrentes, interdit de lire ses films comme des documentaires classiques. Loin d’être seulement réalisateur de documentaires, Marker se montre tour à tour épistolier, poète, penseur, psychologue, ethnologue, anthropologue, militant, philosophe.
Face à cette complexité, la notion de « point de vue documenté » de Jean Vigo[3] est précieuse pour penser une œuvre qui tisse des liens inédits entre documentaire et subjectivité, reportage politique et militantisme, interrogations personnelles et enquête de terrain. Par contraste avec Jean Rouch, Marker reconnaît la subjectivité irréductible de tout documentaire et affirme réaliser un « ciné-ma vérité ».
Dans cette perspective, un article d’André Bazin sur Lettres de Sibérie (1957) incite à lire les films de Marker comme des « essais » où le langage, « l’intelligence verbale » prend le pas sur l’image. Commentant Lettres de Sibérie, Bazin parle d’un « essai à la fois historique et politique encore qu’écrit par un poète[4] ». L’essai, c’est sans doute la forme qui définit le mieux l’œuvre markérienne. Comme Montaigne, Marker a entrepris tout au long de son œuvre de tester ses idées, de faire l’expérience du monde et de s’éprouver soi-même dans une recherche ouverte et spéculative[5]. En tant que forme cinématographique, l’essai a été théorisé par Hans Richter[6] comme une poétique de la pensée, une forme de représentation artistique de concepts mentaux complexes par les techniques du cinéma (cadrage, montage notamment). Entre le documentaire et le film expérimental ou avant-gardiste, entre introspection et examen des sociétés, cette forme définit bien l’œuvre de Marker. La notion de « caméra-stylo » d’Alexandre Astruc[7] caractérisant un cinéma philosophique se révèle également utile pour approcher les films de Marker. Jalonnés de réflexions et d’aphorisme philosophiques, ses films se prêtent bien à la définition de cette forme cinématographique « par laquelle un artiste peut exprimer sa pensée, aussi abstraite soit-elle, ou traduire ses obsessions exactement comme il en est (…) de l’essai ou du roman[8] ». En effet, à travers le choix des images et leur cadrage par la caméra, à travers les associations d’images qu’il élabore au montage et le sens qui s’en dégage, Marker propose une véritable philosophie de la société, de l’histoire, de l’art et de la mémoire.
Toutefois, si ces différentes approches aident à lire le travail de Marker, aucune ne peut suffire à définir son œuvre car, en définitive, ses films forcent à adopter des perspectives transversales. Il nous faut puiser dans la psychologie, les arts de la mémoire, le cinéma ethnographique, la philosophie, la littérature et ses genres (l’épistolaire, l’essai, le tombeau…) pour déchiffrer cette œuvre particulièrement complexe et profondément rétive à la classification.
Pourtant, malgré la difficulté à identifier l’œuvre markérienne, il est des thèmes récurrents, des interrogations obsédantes qui structurent ses films et trahissent la figure de leur réalisateur : sa passion des voyages, son engagement politique et son inlassable enquête sur la mémoire.
Un réalisateur-voyageur
Marker est une grande figure de voyageur (à l’opposé de la figure du touriste) et nombre de ses films sont des carnets de voyages. Après une licence de philosophie, le jeune Christian préfère aller étudier dans « le grand livre du monde » (Descartes, Discours de la méthode, I) et nous écrire de pays lointains[9]. Marker parcourt alors l’Afrique (Les Statues meurent aussi, Sans Soleil), le Japon, son pays d’élection (Sans Soleil, A.K, Level five), l’Amérique du Sud (Cuba si, On vous parle du Chili), la Chine (Dimanche à Pékin), etc.
Ces voyages sont comme le prolongement, la réalisation de rêves d’enfants. Des rêves façonnés par la lecture des grands récits de voyages comme ceux de Jules Verne ou du comte de Beauvoir ainsi que leurs illustrations, cartes et estampes grandioses et oniriques[10]. Déjà dans l’imaginaire markérien, le texte se mêlait intimement à l’image. Voyager pour Marker c’était alors « se promener dans une image d’enfance » comme dans Dimanche à Pékin (1956) où Marker se promène dans l’allée des tombeaux Ming une vingtaine d’années après avoir été marqué par une image d’enfance (comme le protagoniste de La Jetée) représentant ce lieu. Voyager pour Marker c’est surtout se « dépayser » au sens le moins touristique et le plus ethnologique du terme. Cet amour du « dépays[11] », cette aspiration à l’exil prolongé, est bien celle d’un ethnologue arpentant des terres contrastées pour mieux apercevoir les thèmes et variations de la mélodie humaine.
Mais, le dépays ce n’est pas que le voyage dans l’espace, c’est aussi une exploration du temps. Avec Marker on voyage beaucoup dans le temps : dans un passé lointain comme dans L’héritage de la chouette (1989) qui interroge l’influence de la Grèce antique sur le monde moderne ; dans un passé encore proche en explorant l’histoire du siècle comme dans Le Tombeau d’Alexandre (1992) qui retrace, à travers la vie du cinéaste Alexandre Medvedkine, un siècle d’histoire soviétique ou dans Level five (1997) qui revient sur la tragédie d’Okinawa, un épisode méconnu de la seconde guerre mondiale. Mais les voyages dans le temps s’effectuent aussi en rêve (ou en cauchemar) dans un futur plus ou moins lointain comme dans La Jetée (1962) qui se déroule dans un monde post-apocalyptique après la troisième guerre mondiale, dans Sans Soleil (1983) qui décrit l’homme de 4001 dont le cerveau fonctionnerait à la perfection, ou dans 2084 (1984) qui imagine un siècle de lutte syndicale. Ces voyages dans l’espace-temps font parfois de Marker un visionnaire et, toujours, un ethnologue et un historien indispensable pour l’histoire et les peuples du XXème siècle.
Un réalisateur engagé
Les voyages de Marker, ses terres d’élections, révèlent souvent son engagement politique. De la Russie au Chili, d’Israël à Cuba en passant par Pékin, la géographie markérienne esquisse la cartographie des pays qui ont espéré, lutté. Le réalisateur a souvent fait le récit des grands espoirs de progrès et d’émancipation, des grands élans révolutionnaires. Malgré une démarche proche du genre documentaire, ses films, à travers leurs enjeux et leurs partis-pris dévoilent une passion pour l’insoumission et les grandes révoltes qui font et défont l’histoire. Ce militantisme est omniprésent dans ce qu’on pourrait appeler la première période de Marker qui s’étale des années 50 au années 80, notamment de Les Statues meurent aussi (1952) au crépusculaire Le Fond de l’air est rouge (1977). A travers ses films, Marker dresse une critique féroce du colonialisme (Les Statues meurent aussi,1953), célèbre les peuples qui ont lutté hier (Cuba si, 1961 ; On vous parle du Chili : ce que disait Allende, 1973) et ceux qui luttent aujourd’hui (Cinétracts, 1968), se fait le chantre des luttes syndicales et des grèves ouvrières (A bientôt j’espère, 1968 ; Classe de lutte, 1969 ; Puisqu’on vous dit que c’est possible, 1974), donne la parole et l’image aux ouvriers (A bientôt j’espère, 1968), dénonce l’absence de conscience politique (Le Joli mai, 1963), etc.
Le fond de l’air est rouge (1977) est un peu, politiquement, l’œuvre-somme, l’œuvre culte aussi : en trois heures, le film retrace dix années de l’histoire de la gauche à travers le monde, de la mort du Che en 1967 à la rupture du Programme commun en 1977. Aussi est-ce « la mort et la mélancolie qui dominent ce paysage révolutionnaire de crépuscule, telle une chronique lyrique de la défaite d’une idée et des disparitions successives des grands héros de la révolte[12] ». Si après ce film, l’engagement de Marker ne cesse pas, son militantisme prend un autre ton, peut-être plus pessimiste. Surtout, Marker semble s’attacher de plus bel à une interrogation, à une quête déjà commencée : résoudre l’énigme de la mémoire.
Sophie Walon (ENS LYON)
[1] Philippe Dubois, Recherches sur Chris Marker (Théorème 6), Paris, Presses Sorbonne Nouvelle, 2002, p. 5.
[2] Voir Guy Gauthier, Chris Marker, écrivain multimédia ou voyage à travers les médias, Paris, L’Harmattan, 2003
[3] Voir Jean Vigo, A propos de Nice, point de vue documenté, 1930
[4] André Bazin, « Chris Marker, Lettre de Sibérie », France-Observateur, Paris, le 30 octobre 1958, p. 258.
[5] Dans Immemory one (1998), les propos de Marker font écho au projet et à la méthode qu’inventa Montaigne dans ses Essais : « quitte à étudier le fonctionnement de la mémoire, autant se servir de celle qu’on a toujours sur soi. »
[6] Hans Richter, « The Film essay : a new form of documentary film », traduction de Richard Langston, Vienne, Eds. Christa Blümlinger and Constatin Wuldd, 1992
[7] Alexandre Astruc, « Naissance d’une nouvelle avant-garde : la caméra-stylo », L’Écran français, le 30 mars 1948
[8] Ibidem.
[9] Voir le début de Lettres de Sibérie et la référence à Henri Michaux : « Je vous écris d’un pays lointain (…) »
[10] Voir Guy Gautier, « Images d’enfance », Recherches sur Chris Marker, op. cit.
[11] Voir Chris Marker, Le Dépays, Paris, Herscher, 1986
[12] Antoine de Baecque, « Le Fond de l’air est rouge de Chris Marker, les années rebelles », in Rue 89, [en ligne]. URL : <http://www.rue89.com/prise-de-baecque/le-fond-de-l%E2%80%99air-est-rouge-de-chris-marker-les-annees-rebelles> [Site consulté le 08/06/2011]