Figures d’un réalisateur : Chris Marker (2)
Figures d’un réalisateur : Chris Marker (2)
Marker, cinéaste de la mémoire et de l’immémoire
« Plus grand cinéaste de la mémoire[1] », Marker est un réalisateur fasciné par les traces que laisse ou ne laisse pas le passé, par le souvenir et son revers, l’oubli. Aussi examine-t-il la mémoire sous tous ses angles : la mémoire collective et la mémoire subjective ainsi que leurs entrelacs ; l’amnésie et l’anamnèse ; la mémoire que fabrique le cinéma et sa propre mémoire de réalisateur. Façonnant à travers ses films une vision complexe de la mémoire, Marker se fait ainsi théoricien. Sans système, ni didactisme, il propose à travers l’étude approfondie de thèmes qui lui sont chers (l’histoire politique, le statut de l’image, la question du médium, les choses « qui font battre le cœur »…) comme au détour d’aphorismes, une conception de la mémoire profondément originale. C’est sous ce dernier profil, sans doute le plus philosophique du réalisateur, que nous dépeindrons plus longuement la figure markérienne. On ne choisit pas le pseudonyme de « Marker » sans raison. La « marque », l’empreinte, la trace, sont l’enregistrement d’un passé, les symptômes d’une mémoire vive, peut-être traumatisée. A travers cette obsession pour les marques que laisse le passé, Marker se fait tour à tour conservateur de passé(s), philosophe de la mémoire, médecin du souvenir, cinéaste de la réminiscence, de la reprise, du palimpseste. La suite de cet essai proposera ainsi un panorama des variations de la figure markérienne autour du thème de la mémoire.
Marker, conservateur de mémoire
Avant tout photographe et cinéaste, utilisant donc des médias artistiques qui impliquent la captation, l’enregistrement, le parcours artistique de Marker a souvent été guidé par le désir d’enregistrer, de conserver les mémoires collectives et personnelles. En tant qu’outils de production d’images, photographie et cinéma construisent des traces visuelles qui constituent une mémoire externe permettant de conjurer la menace de l’oubli.
En effet, photographie et cinéma sont étroitement liés à la conservation de la mémoire. Comme en témoignent les albums photos, les photographies d’archives, les reportages, les captations permettent de conserver la mémoire d’événements privés ou collectifs. Pour Marker, cette possibilité d’enregistrement est cruciale car la mémoire est terriblement imparfaite : aussi la photographie, la vidéo, le film se sont-ils vus confier la tâche infinie de pallier cette faculté lacunaire et sont ainsi devenus la mémoire du XXème siècle.
De plus, Marker est avant tout un réalisateur de films documentaires et même si les siens sont singuliers, ils entretiennent d’étroits liens avec l’idée de constitution de documents, d’archives. Par le genre même de ses films, Marker est donc naturellement amené à traiter des événements dans une perspective objectivante, si elle n’est pas tout à fait objective. Qu’il s’attache à l’histoire du Japon (Sans Soleil) ou qu’il s’intéresse aux utopies révolutionnaires des années 60 et 70 (Le Fond de l’air est rouge), il est confronté à la mémoire collective qu’il enregistre et conserve, et que parfois, quand la mémoire est en ruines, il reconstruit (Level five).
Pour Marker, l’enregistrement d’images est une chasse : « c’est l’instinct de chasse sans l’envie de tuer. C’est la chasse aux anges… On traque, on vise et – clac ! au lieu d’un mort, on fait un éternel[2] ». Pour Marker comme pour André Bazin photographie et cinéma actualisent le « complexe de la momie », « ce besoin millénaire de conjurer la mort par la création d’images ». Photographier ou filmer quelqu’un, selon Bazin, c’est le préserver d’une seconde mort, de sa mort spirituelle. La photographie « embaume » un instant, le cinéma, lui, capture une durée et fonctionne comme la « momification du changement ». Filmer, photographier, c’est donc créer un réservoir d’images-mémoire qui permettent de résister contre l’oubli, la perte et la mort. C’est cette résistance que Marker organise tout au long de son œuvre.
Cette résistance commence avec plusieurs collaborations avec Alain Resnais dont la première, Les Statue meurent aussi (1953), souligne que le colonialisme occulte l’histoire des peuples colonisés, détruit leur patrimoine artistique et leurs traditions culturelles. Les deux cinéastes dénoncent donc le colonialisme comme un assassinat de la mémoire culturelle des autochtones. Deux ans plus tard, en 1955, Marker est l’assistant de Resnais pour Nuit et Brouillard. Contre l’oubli et le progrès éventuel des thèses négationnistes, le film montre, dix ans après la fin de la seconde guerre mondiale, l’organisation rationnelle, technique de l’extermination programmée du peuple juif par le régime nazi. Chris Marker est encore le collaborateur d’Alain Resnais pour Toute la mémoire du monde (1956), un autre film sur la mémoire qui s’intéresse au patrimoine immense du souvenir, collectif et personnel, que renferment les milliers de livres de la Bibliothèque Nationale.
Quelques années plus tard, Marker réalise La Jetée (1962) : même dans cette œuvre de fiction, de science fiction même, la seule dans l’œuvre de Marker, l’intérêt du réalisateur pour l’enregistrement d’une mémoire collective transparaît à travers les murmures allemands et la figure des prisonniers qui nous rappellent l’Occupation ; l’univers post-apocalyptique et les images d’archives d’un Paris en ruine, réminiscences des paysages d’après-guerre, et les expériences douloureuses réalisées sur le protagoniste qui évoquent les tortures et les expérimentations perpétrés sur les prisonniers de guerre. A cet égard, cette fiction se rapproche d’une représentation de la mémoire collective et traumatique de la seconde guerre mondiale. De plus, en utilisant des images fixes et granuleuses en noirs et blancs, similaires à des photographies d’archives, le film se rapproche des documentaires historiques qui ont pour but de fixer la mémoire des grands récits de l’histoire[3].
Quinze ans plus tard, dans Le Fond de l’air est rouge (1977), Marker célèbre la mémoire (tout en en enregistrant l’échec) des soulèvements révolutionnaires des années 60 et 70. A la fin du film, on peut lire à l’écran : « les véritables auteurs de ce film sont les innombrables cameramen, preneurs de son, témoins et militants dont le travail s’oppose sans cesse à celui des pouvoirs, qui nous voudraient sans mémoire ». Ainsi, pour Marker, filmer et militer c’est tout un car les deux activités travaillent avec la mémoire, le cinéma la conserve et la lutte la suppose : l’insoumission ne peut être que pleine de mémoire et le réalisateur aide le militant à fourbir ses armes.
Dans Sans Soleil (1983), Marker enregistre un Japon encore très exotique pour en laisser une trace à l’aube des grands changements qui agitent le pays et qui menacent d’oubli ce présent qui va bientôt rejoindre le passé. Avec Mémoires pour Simone (1986), Marker explore la mémoire personnelle de Simone Signoret ainsi que le souvenir collectif qu’a laissé l’actrice à travers ses films. Marker change d’échelle de mémoire dans L’héritage de la chouette (1989) et interroge l’héritage de la Grèce antique, la mémoire, souvent inconsciente, qu’en ont les sociétés modernes. Face à cette passion pour l’archive, le document qui embaume le temps, il est probable aussi que le cameraman Yakov Tolchan (Le Tombeau d’Alexandre, 1992), avec sa collection de photographies et sa conviction que la préservation des traces de l’histoire est un devoir moral, est encore un double, un masque de Marker, dont les déguisements récurrents commencent ainsi à nous en dévoiler la figure.
C’est sans doute Level five (1997) qui expose le plus nettement ce refus markérien de l’oubli : le film livre une réflexion sur la mémoire d’Okinawa ou plutôt son oubli et essaie de conjurer l’amnésie générale qui touche cet épisode tragique de la seconde guerre mondiale où presque tout un peuple s’est suicidé pour échapper aux mains de l’ennemi américain. Ce film confirme que Marker est « un témoin indispensable de la mémoire des guerre de la seconde moitié du XXème siècle[4] ».
Marker semble ainsi se servir du cinéma pour conjurer le spectre de l’amnésie générale. Ce travail peut être lié à l’engagement politique de Marker car cette insistance sur la conservation de la mémoire semble résonner avec une vision marxiste de l’histoire. Pour Marx, en effet, c’est l’accumulation des événements sur le temps long qui, sous la pression d’intérêts contradictoires, révèlent une fracture sociale. Le mouvement dialectique de l’histoire s’appuie donc sur une connaissance de l’histoire qui permet de reconnaître cette rupture et de faire surgir de nouveaux rapports sociaux. De même chez Marker, la révolte suppose la mémoire qu’il s’efforce donc de conserver : le cinéma de la mémoire, du passé des peuples, apparaît ainsi comme un art (une arme) révolutionnaire.
Cette fièvre markérienne de l’archive n’est donc pas tournée vers le passé mais vers des projets, notamment politiques et sociaux. Dans cette perspective, cette obsession pour la mémoire peut être rapprochée des analyses de Derrida sur l’archive comme accumulation de documents sur le passé qui ne témoigneraient pas d’un goût pour le révolu et l’obsolète mais d’une soif de futur, d’une projection vers et pour l’avenir[5]. D’ailleurs, Catherine Lupton, à la fin de son ouvrage sur Marker, imagine que dans son appartement, tous écrans allumés, animés par ses images et de celles des autres, Marker passe son temps à écrire les archives audiovisuelles du futur[6]. Il ne faut donc pas voir dans cet amour markérien du passé, de l’archive, une nostalgie du passé, mais plutôt « une nostalgie de l’avenir[7] », une façon de s’adresser au futur, de l’envisager ou mieux : de le préparer.
Marker, philosophe de la mémoire
Ce travail sur la constitution d’archives se double d’une enquête philosophique sur le statut, les processus et les illusions de la mémoire ainsi que d’une interrogation sur les modalités de sa représentation. Une théorie originale de la mémoire se dégage ainsi nettement des grandes œuvres de Marker comme La Jetée, Sans Soleil, Level five et Immemory one qui donnent à voir la figure markérienne sous son jour le plus philosophique.
Premier grand film de Marker sur la mémoire, La Jetée (1962) lui permet d’aborder cette enquête par d’autres voies que le documentaire, à travers les possibilités qu’ouvre la narration au sein d’une fiction spéculative. En effet, le film déploie un scénario impossible sur le plan rationnel : il s’agit d’un muthos ou d’une fable qui permet à Marker de mieux appréhender la réalité complexe de la mémoire, l’énigme du souvenir, sans développer un discours trop théorique. En racontant l’histoire d’un homme marqué par une image d’enfance (un visage de femme), projeté ou plutôt rejeté dans son passé, La Jetée dépeint les oppressions et les obsessions de la mémoire mais aussi le refuge et les plaisirs qu’elle peut procurer grâce aux réorganisations fantasmatiques et créatives qu’elle autorise – une consolation particulièrement utile en période d’après-guerre. Cette vision de la mémoire souligne ses ambiguïtés et sa complexité. Loin de n’être qu’un enregistrement du passé, la mémoire du protagoniste de La Jetée semble être flexible et hésiter entre la réalité et le fantasme, le cauchemar et le rêve, la dystopie (un monde post-apocalyptique, l’anticipation de sa propre mort) et l’uchronie (le temps idéal semble celui du souvenir d’un passé pacifique et d’une romance), le souvenir et la recréation… Le souvenir semble ainsi situé entre la mémoire et l’ « immémoire » qui, plutôt que l’oubli, est le texte à trou du passé qu’il s’agit de combler par l’imagination et le rêve. La nature de la mémoire y est donc présentée comme un arrangement créatif de souvenirs. Alors, comme Vertigo d’Hitckcock, La Jetée peut se lire comme l’histoire d’un homme qui ne supporte plus « la dictature de la mémoire » car les deux films dévoilent que « le mécanisme de la mémoire, si on le dérègle peut servir à tout autre chose qu’à se souvenir. A réinventer la vie, et finalement à vaincre la mort[8] ».
Pourtant dans La Jetée, si la mémoire du protagoniste lui permet sans doute de réinventer son passé, elle ne lui permet pas de se soustraire à la mort, au contraire elle la précipite. L’hubris du personnage consiste à croire à l’illusion de vie que crée la mémoire vive. Le protagoniste est séduit par l’intensité de sa mémoire qui donne à son passé des allures de présent. Cette illusion est à son comble lorsque les images de sa mémoire s’animent lors de la scène du réveil de la femme. Victime de cette illusion de la mémoire qui est aussi celle du cinéma (qui fait passer pour présent ce qui est passé), le protagoniste fait l’erreur tragique de croire que le passé peut se répéter, se revivre, alors qu’« on n’échappe pas au temps ».
Après cette fiction sur une mémoire pathologique, Marker réalise un essai sur la mémoire plus directement théorique : aussi est-ce sans doute Sans Soleil (1983) qui propose de la manière la plus éclatante la philosophie markérienne de la mémoire à travers les aphorismes et les commentaires qui jalonnent ces entrelacs de parties documentaires et de bribes de fiction. Se penchant sur des images du passé, Krasna, sous les traits duquel on devine ceux de Marker, écrit : « j’aurai passé ma vie à m’interroger sur la fonction du souvenir ». Et le résultat de cette enquête, c’est que la mémoire « n’est pas le contraire de l’oubli, plutôt son envers. On ne se souvient pas, on réécrit la mémoire comme on réécrit l’histoire ».
La mémoire est donc encore ici pensée comme réécriture, comme recréation ou réinterprétation du passé. La mémoire chez Marker n’est donc pas la simple trace, honnête et fidèle, d’une expérience passée. Selon Marker, les hommes s’appuient souvent sur l’oubli pour tracer une ligne accommodante sur les pointillés que laisse le passé dans la mémoire. Paradoxalement, l’oubli permet de mieux se souvenir, c’est-à-dire de se constituer de meilleurs souvenirs, des souvenirs qui arrangent notre présent. Ce n’est pas là, en soi, le plus grand danger de la mémoire : au contraire, c’est l’un des grands réconforts qu’elle peut procurer.
En fait, si la mémoire est trompeuse, c’est surtout qu’elle se présente souvent avec les atours du présent, les séductions de l’ici et maintenant. Sans soleil propose une solution pour enrayer cette illusion : la matière électronique, la seule « qui puisse traiter le sentiment, la mémoire et l’imagination » car elle peut représenter fidèlement la manière dont la mémoire transforme sans cesse les expériences passées à travers la distorsion d’images traitées par le synthétiseur d’Hayao, appelé « La Zone ». Hayao pense que les mutations graphiques de la Zone sont plus véridiques que la présence illusoire que convoquent les images de la mémoire car elles peuvent représenter assez littéralement le déplacement et les transformations que fait subir la mémoire aux images et aux expériences du passé. La Zone est donc un dispositif qui rend explicite les opérations du temps et de la mémoire sur nos images du passé en transformant leur représentation mimétique du monde (qui leur donne un cachet spécieux de réel et de présent) en ce qu’elles sont véritablement : des images manipulées et infiniment manipulables. Traitées par le synthétiseur d’Hayao, les images-mémoire se donnent donc enfin pour ce qu’elles sont : des images que l’on peut transformer, « pas la forme transportable et compacte d’une réalité déjà inaccessible ». Avec leurs flous, leurs zones d’ombres, leurs contours incertains et mouvants, leurs couleurs irréelles, les images-mémoire qui sont entrées dans la Zone ont désormais bien la marque des images du passé et ne créent plus un mirage de présent.
Il est une autre illusion de la mémoire que dénonce Sans Soleil : c’est une certaine vision de la mémoire comme sagesse, comme « leçon » du passé et de l’histoire. Or, pour Krasna-Marker, les maux politiques, sociaux, éthiques reviennent toujours se conjuguer au présent « d’une façon si prévisible qu’il faut bien croire à une espèce d’amnésie du futur que l’histoire dispense (…) c’est ainsi qu’avance l’histoire, en se bouchant la mémoire comme on se bouche les oreilles ». Comble d’ironie, l’histoire est amnésique. Il faut alors toutes les ressources de la photographie, du cinéma, de l’enregistrement de témoignages pour tenter d’effectuer une anamnèse collective qui puisse enrayer les répétions morbides de l’Histoire « avec sa grande hache[9] ».
Sans Soleil expose également le fonctionnement de la mémoire markérienne, à peine fictionnée sous celle de Krasna. Le processus mnésique est décrit comme une association de souvenirs, comme « une mécanique ouverte et mystérieuse des rebonds analogiques et des liaisons improbables entre les images[10] ». La mémoire fonctionne ainsi par associations mentales, par sauts arbitraires. Cela est sensible dans la construction même de Sans Soleil qui est « un film fait comme on se souvient, selon des mécanismes associatifs et des ordres d’enchaînements inusités dans le montage traditionnel[11] ». Ainsi, le cinéma, grâce au montage et aux possibilités de sauts spatio-temporels, permet de dévoiler à l’écran l‘expérience hasardeuse de la mémoire.
Près de quinze ans plus tard, dans Level five (1997), Chris Marker renouvelle ses réflexions sur la mémoire à travers la tragédie oubliée d’Okinawa et grâce à un nouveau médium pour l’exposition et la conservation de la mémoire. La mémoire collective de l’épisode tragique d’Okinawa est menacée. Il y a urgence à se souvenir. Mais on dispose désormais d’un nouveau moyen pour pallier l’amnésie rampante : l’ordinateur. Le film livre un travail de résistance contre l’oubli en explorant les capacités et les limites de cette nouvelle machine de stockage de la mémoire humaine. Plus de quarante ans après Toute la mémoire du monde qui disait combien le livre palliait la fragilité de la mémoire, Level five instaure un dialogue inédit avec la nouvelle machine-mémoire. Entre ces deux films, une mutation : le livre n’est plus le seul ni même le plus important moyen d’accès à la mémoire. Le cinéma, la vidéo et maintenant l’ordinateur et internet sont les nouveaux organes de celle-ci. Mémoire externe contemporaine, l’ordinateur permet à la fois de stocker des informations (on parle de la « mémoire » d’un ordinateur), de les organiser (en zones, sections, rubriques comme dans Level five) mais aussi de récolter des témoignages sur des événements du passé (via internet, notamment à travers le réseau OWL dans Level five). S’adressant à un ethnologue du futur, la protagoniste offre une analyse du rapport de l’homme contemporain à l’ordinateur : « on lui confiait notre mémoire (…) en fait, on n’avait plus de mémoire, il était notre mémoire ». Ordinateur, logiciels informatiques et internet suppléent donc la mémoire humaine, la conservent, l’organisent et l’alimentent aussi en connectant des milliers de mémoires humaines qui s’aident mutuellement à se souvenir.
En approfondissant les possibilités des logiciels informatiques, le projet du CD-Rom Immemory propose, l’année suivante, une nouvelle représentation de la mémoire. En effet, le support CD-Rom permet de rassembler une myriade d’images et de textes provenant de films, de photographies, d’extraits de programmes télévisés, de peintures, de gravures, d’illustrations, de poèmes, etc.. Toutes ces bribes hétéroclites qui peuplent une mémoire sont absorbées et retravaillés en une montage/collage multimédia. Découpé en différentes zones (Mémoire, Voyages, Photographies, Films cultes, etc.), le programme permet de réaliser une représentation de la mémoire synthétique, réalisant une unification de représentations éparses, provenant de medias divers, de réalités diverses. « Terres de contrastes », Immemory expose un art de la mémoire qui emblématise la possibilité de « fondre la technique la plus raffinée avec la métaphysique de l’imagination, le souvenir du vécu avec le souvenir de ce qu’on a seulement rêvé, lu ou imaginé[12] »
Outre la possibilité de représenter le contenu large et hétéroclite d’une mémoire, le CD-Rom permet une simulation des processus mnésiques : en proposant à l’interactant d’adopter une navigation qui ressemble aux trajectoires erratiques du souvenir, ce support permet de rendre sensible le discontinu de la mémoire :
« Le programme permet une entière liberté de navigation, de récit non linéaire, (…) c’est la seule technique qui permette de simuler le caractère aléatoire et capricieux de la mémoire – ce que, par définition, le film ne peut pas[13] »
En effet, ce format multimédia et interactif permet à la mémoire markérienne d’échapper à la linéarité et au rythme temporel fixe de la projection de cinéma. Plus que comme une bande d’images et de son à dérouler mentalement, sur un écran intérieur, la mémoire peut enfin être représentée au plus près de son fonctionnement réel et vécu : comme un réseau d’images, de mots, de sensations, comme une arborescence de souvenirs tout à fait logicielle. Cette organisation réticulaire de la mémoire pouvant articuler des associations, établir des branchements est représentée par la circulation ouverte entre les différentes « zones » d’Immemory et par le passage d’une image à d’autres qui :
« Permet de sentir que, sans secret ni centre, c’est par le transport d’une chose qui fait battre le cœur à une autre, d’un souvenir à l’autre, que sans cesse et sans fin de la mémoire se construit comme un réseau[14] »
Le CD-Rom apparaît donc comme un médium idéal pour la représentation de la mémoire car il permet de réunir les éléments disparates qui façonnent une mémoire sous la forme d’une constellation articulée, mobile et ouverte qui transcende les représentations de la mémoire qu’autorisaient la littérature ou le cinéma. Ce support permet ainsi à Marker – inspiré par Robert Hooke[15] – de représenter une vision de la mémoire en termes géographiques (en termes de carte, de territoires fétiches, de trajectoires) plutôt qu’en termes de défilement chronologique :
« Nous avons tendance à voir notre mémoire comme une espèce de livre d’Histoire (…) A tout le moins nous sommes les personnages d’un roman classique (« Quel roman que ma vie ! »). Une approche plus modeste et peut-être plus fructueuse serait de considérer les fragments d’une mémoire en termes de géographie. Dans toute vie nous trouverions des continents, des îles, des déserts, des marais, des territoires surpeuplés et des terrae incognitae. De cette mémoire nous pourrions dessiner la carte, extraire des images. »
Immemory est cette carte, ce plan de la mémoire markérienne qui permet de nous y diriger. Un tel guide est précieux car le support CD-Rom, permettant de matérialiser à l’écran le fonctionnement associatif de la mémoire, nous engage dans les circuits imprévisibles, les labyrinthes sinueux qui nous font cheminer entre les images, les mots, les impressions qui ont marqué Marker. Entre ces archipels épars du souvenir, l’interactivité du CD-Rom permet de jeter des ponts grâce aux détours et bifurcations que le chat Guillaume (encore un masque de Marker) suggère tout au long de la visite de ce musée virtuel de la mémoire markérienne. Ces éléments perturbateurs invitent l’interactant à dévier d’une déambulation trop linéaire, peu fidèle aux processus mnésiques réels.
Mais si ce musée est celui de la mémoire de Marker, avec ses souvenirs de voyages, ses films cultes, ses textes fétiches, Immemory n’est pas pour autant l’exposition d’une mémoire intime : comme dans Level five qui proposait « une dialectisation de la tragédie sentimentale personnelle que vit la narratrice par le récit d’une tragédie historique[16] », Immemory expose une conception dialectique de la mémoire en examinant la porosité des interfaces entre souvenirs personnels et mémoire collective, en soulignant combien la mémoire est toujours un entrelacs complexe, un aller-retour incessant entre mémoire publique et mémoire privée. Même les souvenirs les plus personnels n’y sont pas le reflet d’une mémoire strictement privée mais plutôt le projet (proche de celui de Montaigne) de se prendre soi même comme sujet d’étude pour mieux comprendre l’humain en général et la mémoire en particulier. Ce projet se garde d’ailleurs de toute dérive privatiste en proposant une importante marge d’interactivité : les interactants sont invités à réécrire les circuits mentaux qu’aurait pu ou que pourrait emprunter la mémoire de Marker en choisissant leur trajectoire aux carrefours de liens qui leur sont proposés. Dans Immemory, la mémoire markérienne est donc autant dessinée par l’organisation en zones d’images et de textes que par les choix des interactants qui surimposent par un click, par un lien suivi, de nouveaux cheminements où se juxtaposent comme dans l’expérience de la mémoire, les souvenirs réels, les associations imaginaires et les réécritures du passé. Loin d’être l’album photo de la mémoire markérienne, amélioré par la technologie, Immemory est donc une exposition philosophique des phénomènes mnésiques.
Ainsi, Marker s’interroge en philosophe sur la nature de la mémoire, ses processus, ses illusions et ses plus exactes représentations. Les technologies informatiques, celle de la « Zone », celle du programme informatique de Level five, le support CD-Rom d’Immemory lui permettent d’élaborer un art philosophique de la mémoire en exposant ses processus réels et en facilitant ainsi la compréhension et la conscientisation de ses opérations.
Sophie Walon (ENS LYON)
[1] Laurent Roth, A propos du CD-Rom Immemory, Paris, éditions du Centre Pompidou, 1997, p.9.
[2] Chris Marker, Si j’avais quatre dromadaires, 1966
[3] Voir les analyses de Patrick ffrench, « The Memory of the Image in Chris Marker’s La Jetée », French Studies, vol. 59, no.1 (2005), p. 30-32.
[4] Laurence Allard, « Le spectacle de la mémoire vive : à propos des créations numériques de Chris Marker (Level Five et Immemory) », Recherches sur Chris Marker, op. cit.
[5] Jacques Derrida, Mal d’archive, une impression freudienne, Paris, Galilée, 1995
[6] Catherine Lupton, Memories of the future, Londres, Reaktion Books, 2005, p. 217.
[7] « Qu’en d’autres temps on appelait révolution » affirme le narrateur de 2084
[8] Chris Marker, Immemory One, 1998
[9] George Perec, W ou le souvenir d’enfance, Paris, Denoël, 1975
[10] Arnaud Lambert, Also known as Chris Marker, Paris, Le point du jour, 2008, p. 75.
[11] Ibidem.
[12] Ivelise Perniola, « Atlas loci. Pérégrinations à travers la géographie markérienne », in André Habib et Viva Paci, Chris Marker et l’imprimerie du regard, Paris, L’harmattan, 2008
[13] Chris Marker, « Je ne demande jamais si, pourquoi, comment… », Entretien avec Jean-Michel Frodon, in Le Monde, 20 fevrier 1997
[14] Arnaud Lambert, Also Known as Chris Marker, op. cit., p. 79.
[15] Voir Chris Marker, « Qu’est-ce qu’une madeleine ? », Immemory one, 1998
[16] Laurence Allard, « Le spectacle de la mémoire vive. A propos des créations numériques de Chris Marker (Level five et Immemory), Recherches sur Chris Marker, op. cit., p. 138.