Faut-il étendre le champ d’application du délit de harcèlement sexuel ?
La demande de protection de l’identité féminine dans le cadre d’un impératif d’égalité et de justice se retrouve dans la tentative d’étendre la pénalisation des discours et des comportements sexistes. Ce mouvement de juridicisation s’effectue notamment par l’extension de la notion de harcèlement sexuel érigée en schème général de représentation du tort symbolique fait à l’identité féminine. Ce qui se joue dans cette tentative féministe[1] de reconstruction du concept de harcèlement, c’est à nouveau la possibilité de faire de l’identité et du tort symbolique une question de justice: la relation entre les sexes prend toujours la forme d’une lutte pour l’appropriation du corps féminin et de la négation de l’identité féminine comme support d’une subjectivité et d’une autonomie.
Harcèlement sexuel et sexisme
Avant les années 70, la notion de harcèlement sexuel admettait une définition restrictive. Elle renvoyait à des situations individualisées en milieu professionnel posant un problème de choix personnel, celui de refuser ou d’accepter de coucher avec un employeur qui mettait en jeu un licenciement ou un avancement. L’idée dominante était que l’expression de la sexualité masculine étant naturelle et irrépressible, il revient aux femmes ne pas la provoquer[2] si elles ne sont pas en mesure d’en maîtriser les conséquences par leur refus ou leur libre acceptation. Le harcèlement sexuel était donc considéré comme un problème éthique lié à l’estime de soi, à savoir le fait de transgresser ou non sa propre dignité et celle d’autrui en proposant ou acceptant l’assimilation du corps et de la sexualité à une monnaie d’échange. L’Etat devait seulement s’assurer que la proposition d’une promotion professionnelle en échange d’une relation sexuelle ne s’accompagnait pas d’une contrainte physique. On avançait aussi qu’une pénalisation extensive du harcèlement sexuel risquait d’appauvrir -voire de desubstantialiser- les relations sociales entre les hommes et les femmes, ou encorte de déshumanisser l’activité professionnelle en y prohibant le développement de liens affectifs, romantiques ou érotiques. En un mot, on craignait que “le doux commerce des sexes” -pour reprendre une vieille expression française- que pouvait représenter un lieu de travail mixte se transforme en champ de bataille juridique de la guerre des sexes. Toute législation sur le harcèlement sexuel au-delà de la seule sanction du tort objectif, à savoir l’exercice de la menace physique, était donc exclue.
Mais si la pénalisation du harcèlement menace l’exercice de l’humour, de la séduction et de moyens de pression – au moins symboliques – présentés comme des composantes de la vie sociale entre les sexes, c’est bien l’indice, d’après des féministes comme C. Mac Kinnon, de la signification profonde du harcèlement. C’est même la preuve que la rencontre d’un homme et d’une femme est toujours une mise sous pression et une lutte pour la domination masculine sur le corps féminin. Le harcèlement sexuel peut alors être analysé comme le symptôme d’une discrimination plus vaste qui caractérise l’ensemble des relations entres les hommes et les femmes. C’est pourquoi C. Mac Kinnon propose de le redéfinir comme une attitude verbale et physique d’entretien d’une atmosphère sexuelle sous la forme de menaces mais aussi d’intimidation, ou plus simplement de séduction, venant interférer avec des relations professionnelles ou sociales. Cela conduit à inclure dans la demande de pénalisation pour harcèlement les sifflements, les regards appuyés, les allusions et les plaisanteries désobligeantes. De surcroit, en affichant des photos à caractère pornographique dans un milieu social ou professionnel ouvert, ou encore en faisant des plaisanteries sexuelles, un homme exerce déjà une forme de harcèlement sexuel sur ses collègues de sexe féminin même s’il ne les vise pas intentionnellement et directement.
Cette redéfinition du harcèlement sexuel présuppose d’une part la sexualisation de fait de toute relation sociale entre un homme et une femme, et d’autre part la définition de cette sexualisation comme une tentative de domination masculine sur tout corps féminin. Elle stigmatise le comportement masculin par son refus adressé à une femme de la considérer comme autre chose qu’un objet de désirs sexuels. Le harcèlement sexuel est la preuve du refus systématique des hommes de considérer une femme comme un être pour soi. Il rejoint l’univers pornographique et le viol par son attribution erronée d’un assentiment à être sexualisée et plus généralement par la suspension de la différence entre le oui et le non. Le harcèlement n’est pas une proposition ou une demande puisqu’il n’envisage pas d’autre réponse que positive. Il n’est donc pas nécessaire qu’une proposition explicite soit formulée pour qu’il y ait harcèlement. C’est l’ensemble des relations entre les sexes qui se trouve désigné comme le lieu d’un combat pour l’appropriation masculine du corps féminin[3] et le déni que l’identité féminine puisse être porteuse d’une subjectivité. Cette compréhension extensive du concept de harcèlement sexuel porte en elle l’hypothèse finale d’une ségrégation complète des sexes, la mise en contact d’un homme et d’une femme étant toujours l’occasion d’une tentative de domination et d’appropriation[4]. Plutôt que de harcèlement sexuel on devrait parler de harcèlement sexiste, c’est-à-dire non pas l’empiêtement d’un individu sur l’intégrité physique d’un autre individu, mais la manifestation d’un système d’ensemble de domination aussi bien réelle que symbolique d’un sexe sur l’autre.
Eloge du mélange des genres
L’extension du champ d’application du harcèlement combine deux logiques : 1) les principes de non-discrimination et de défense de la liberté individuelle sont mobilisés pour justifier la protection par la loi d’une population opprimée qui 2) ne peut être tenue comme telle que par l’interprétation du désir masculin sous une forme systématiquement domintarice[5]. Comme dans le débat sur l’interdiction de la pornographie, il n’est pas certain que les deux logiques soient compatibles. On ne peut pas invoquer la préservation de l’autonomie individuelle et présupposer en même temps que toutes les femmes sont des victimes et tous les hommes des agresseurs. Le principe de coexistence entre des individus égaux par leur aspiration à l’autonomie et au respect de soi peut difficilement être lu comme une stratégie masculine de domination et comme un outil de lutte contre cette stratégie. On ne peut lutter contre le harcèlement sexuel du point de vue de l’égalité entre les hommes et les femmes qu’en prenant garde à utiliser le principe de non-discrimination d’une manière consistante.
Le harcèlement sexuel est un atteinte discriminatoire dans le sens où en soumettant une promotion ou un non licenciement à l’acceptation de faveurs sexuelles, l’abuseur utilise un critère arbitraire qui élimine a priori les autres individus. Mais on pourrait en conclure que le harcèlement n’est plus illégal lorsque l’abuseur propose à tous ses employés, quelque soit leur sexe, une promotion en échange de relations sexuelles. Ou encore, on pourrait en déduire qu’il n’y a pas de harcèlement sexuel en cas d’égalité de grade mais seulement lorsque sont concernées des personnes de niveaux hiérarchiques différents, auquel cas il y a abus d’autorité. En tout cas, pour que le principe de non-discrimination soit légitimement exploité, il ne faut pas que le harcèlement sexuel se limite à la relation d’un homme à une femme subordonnée. La loi doit défendre des victimes des deux sexes et permettre de condamner des coupables des deux sexes[6] ce qui est le cas dans le droit français par exemple, mais pas dans la législation que Mac Kinnon prévoit.
Il est évident que les femmes sont les premières victimes du harcèlement sexuel[7] ce qui invite à lire celui-ci comme un symptome de la domination masculine sur le corps et l’identité des femmes en général. Mais le harcèlement sexuel est facilité par la situation professionnelle de certaines femmes seules dans un contexte masculin, ainsi que par l’extrême disproportion entre le nombre de femmes placées sous l’autorité professionnelle d’hommes d’une part et celui d’hommes placés sous l’autorité de femmes d’autre part. De même que les violences conjugales s’expliquent d’abord par la dépendance socio-économique des épouses, le harcèlement sexuel dont les femmes sont victimes s’explique par un déséquilibre des pouvoirs qui ne résulte pas tant de la sphère de l’identité que de celle du travail et de la reconnaissance sociale. Plutôt que de confirmer l’hypothèse d’une identité masculine nécessairement violente et dominatrice, la disproportion actuelle entre les femmes et les hommes victimes du harcèlement révèle surtout la persistance des inégalités professionnelles entre les hommes et les femmes. On peut supposer qu’une féminisation des postes managériaux et une reconnaissance plus systématique de leurs compétences professionnelles entraîneraient une diminution des agressions sexuelles sur le lieu de travail ou un rééquilibrage progressif du nombre de plaintes pour harcèlement sexuel déposées par les femmes et de celui de plaintes déposées par les hommes.
En adoptant un mode de discussion un peu différent, J. Butler[8] arrive aux mêmes conclusions lorsqu’elle examine le projet de C. Mac Kinnon d’accroître la pénalisation des comportements linguistiques sexistes. Il existe un présupposé dans l’argumentation de C. Mac Kinnon qui est que le sujet parlant maîtrise l’intention portée par son discours et qu’il y a toujours adéquation performative du langage prononcé avec les intentions qui lui préexistent et les actes qu’il conditionne[9]. D’après C. Mac Kinnon, cette condition d’énonciation caractérisée par un sujet parlant maître de la puissance d’agir de son discours et de l’intention qu’il porte, est impliquée par l’idée d’un individu sujet de droits et jouissant du pouvoir social d’exercer ses libertés. Il s’agirait de la condition linguistique de la citoyenneté: le consentement et la maîtrise de l’intention dans le discours. Dès lors, en privant l’individu de son pouvoir illocutoire (d’énoncer d’une intention souveraine), le discours sexiste viole la souveraineté du sujet même lorsqu’il ne produit aucun tort objectif. La parole sexiste exerce un pouvoir performatif qui rend effective la subordination et prive celle auquelle il est adressé de ce même pouvoir.
J. Butler fait remarquer que l’hypothèse selon laquelle le discours possède toujours une signification non maîtrisée par le sujet et qu’il devient un acte sexualisé fonde justement la déconstruction de la souveraineté libérale opérée par C. Mac Kinnon. Pour celle-ci, les intentions exprimées par un homme dissimulent toujours un désir de domination, et réciproquement, une femme peut entériner malgré elle l’ordre masculin ainsi que l’assujettissement de son corps et de son identité. Or, d’après J. Butler, il est non seulement absurde de supposer que les intentions se matérialisent toujours adéquatement dans les énoncés, et les énoncés dans les actes, mais il est même nécessaire à la contestation de la domination masculine de faire l’hypothèse inverse. La déconstruction de la domination masculine repose précisément sur l’hypothèse que le discours dominant n’a pas de foyer émetteur singulier et identifiable. Le discours sexiste ne s’enracine pas dans le sujet parlant mais dans la communauté de significations des porteurs de ce discours. Le discours sexiste, comme tout discours haineux, est auto-référencé, il se cite lui-même. L’itérabilité du discours de haine est efficacement dissimulée par le sujet qui prononce le discours de haine. En outre, ajoute J. Butler, il n’est pas souhaitable, y compris du point de vue de l’égalité entre les hommes et les femmes, que l’Etat prenne en charge la délimitation de ce qui est publiquement acceptable dans l’ordre du discours. L’appel à l’intervention soutenue de l’Etat dans la régulation du discours et des comportements risque de se retourner contre la prétention des femmes à s’ériger en sujets d’énonciation et plus largement en êtres autonomes.
Pour conclure, l’étude de la discussion féministe du harcèlement montre que si l’identité féminine pose de manière légitime un problème de justice, il convient d’être réservé sur le projet d’une protection juridique directe de l’identité féminine sous la forme d’une extension du concept de harcèlement sexuel. En supposant que les femmes ne sont capables de défendre leur identité ni par elles-mêmes, ni à l’aide de lois identiques pour tous, la protection juridique développe la victimisation ou l’infantilisation des femmes. Cela est contradictoire avec l’objectif d’autonomie individuelle et risque de renforcer le rapport de force à la source du harcèlement au lieu de le neutraliser. Selon Lipovetsky, « réclamer toujours plus de protections légales et institutionnelles, se proclamer humiliée par la plus petite allusion sexuelle se retourne à la longue contre les femmes tant ce type d’attitude les dépossède de toute une panoplie graduée d’autodéfense »[10]. Il ne faudrait pas que la multiplication des possibilités de procédures judiciaires entraîne « une moindre capacité à dépasser ou à résoudre par elles-mêmes les situations problématiques quotidiennes avec les hommes ». Il existe d’autres armes plus en accord avec l’autonomie individuelle que les seules lois pour qu’un individu fasse reconnaître la valeur de son identité. Si l’invocation de celles-ci est légitime dans les limites du tort objectif, l’affirmation féminine de soi au contact des comportements masculins potentiellement hostiles à l’identité féminine passe par d’autres voies : le pouvoir de réplique, la puissance de répartie et d’ironie, la formation de solidarités féminines ou même intersexuelles. Autant d’attitudes qui sont favorisées par un contexte d’accès croissant des femmes aux postes à responsabilité et plus généralement de féminisation des territoires professionnels masculins. En bref, c’est bien par la conversion définitive de l’identité féminine à l’autonomie individuelle, et celle de tous les espaces sociaux à la mixité sexuelle, que les rapports de force entre les hommes et les femmes peuvent se rééquilibrer et que le conflit des identités ne tourne plus systématiquement à l’avantage des hommes.
Matthieu Lahure
[1] Voir MAC KINNON C. The sexual harassment of working women. Pour une présentation, voir SAUL J.M., Feminism, Issues and arguments, Chapter 2, pp 45-73.
[2] Le même argument implicite justifiait le refus d’une pénalisation trop lourde du viol.
[3] Mac Kinnon affirmant par exemple que 8% des femmes américaines seulement n’ont pas été victimes de harcèlement. Voir Ibid, p102.
[4]De même que pour C. Mac Kinnon toute pénétration d’une femme par un homme tend au viol, toute tentative d’approche verbale ou physique d’une femme par un homme constitue comme une forme potentielle de harcèlement.
[5]Cette interprétation se révèle par exemple dans l’hypothèse que le harcèlement est nécessairement l’oppression d’une femme par un homme
[6] C’est le cas en droit français (loi n°92-684 du 22 juillet 1992) mais pas dans la législation prévue par Mac Kinnon.
[7] Il existe néanmoins des plaintes d’hommes victimes du harcèlement sexuel de supérieures hiérarchiques femmes, ainsi que des plaintes d’hommes victimes de harcèlement sexuel par d’autres hommes, et de femmes par d’autres femmes.
[8] Voir BUTLER J., « Une politique du performatif » in COLLIN F., DEUTSHER P., Repenser le politique, l’apport du féminisme, pp 249-280.
[9] Ce qu’on pourrait résumer par la formule: “lorsqu’un individu dit non, c’est toujours non”. Mac Kinnon utilise ce présupposé lorsqu’elle reproche à l’univers pornographique de dénier aux femmes un statut d’énonciation en sexualisant systématiquement leurs comportements et en supposant la dimension antiphrastique de leurs discours.
[10] Voir LIPOVETSKY G., La troisième femme, Première Partie, pp 105-106.