Face à face avec la symétrie 2/2
Sabine Rabourdin, Laboratoire S2HEP, EA4148, Université Claude Bernard Lyon 1
Sommaire des articles de ce dossier
Résumé
Nous nous intéressons à la place de la symétrie dans la science à travers la question de son universalité. Pour cela, nous avons mené une série d’entretiens (70 en tout) semi-directifs avec des physiciens indiens et des physiciens français afin de déceler des éventuelles différences dans leur représentation du réel et de la science. Parmi les questions des entretiens, la symétrie avait une place de choix. Nous montrons les différences mais aussi les ressemblances entre les arguments des physiciens indiens et des physiciens français, concernant le rôle de la symétrie dans leur représentation du monde, et dans leur recherche. Nous proposons des pistes d’analyse pour expliquer le contexte culturel et historique, qui permet aux Indiens de mettre la symétrie au centre de leurs préoccupations. Nous émettrons aussi des hypothèses concernant le contexte culturel français. Au-delà de la question de la symétrie dans le cadre des sciences physiques, cet article est donc aussi une exploration de la non-symétrie culturelle, puisque nous mettons face à face des physiciens d’origines différentes, avec des particularités mais aussi des ressemblances. Si par « dissymétrie » nous nous permettons de signifier, non pas une absence totale de symétrie – qui serait alors une « asymétrie »- mais un manque de certains éléments de la symétrie, alors nous pouvons dire que nous avons mis à jour une dissymétrie culturelle dans le monde des physiciens.
III.B. Analyse du discours des physiciens Français
III.B.1. La nature n’est pas ordonnée, ni symétrique
Un seul physicien Français a dit qu’il trouvait la nature symétrique. Quand ces physiciens admettent l’importance de la symétrie en physique, c’est plutôt la brisure de symétrie qui les intéresse : « Il ne s’agit pas d’une symétrie absolue, on ne peut pas parler de symétrie sans brisure de symétrie. Pour unifier les interactions faibles et fortes, il a fallu faire appel à une brisure de symétrie qui a donné le Higgs ». Il ne s’agit pas de l’absence de toute symétrie, qui serait vide de sens, mais une variation par rapport à une symétrie attendue – ce qui se nomme « dissymétrie ». C’est donc un caractère qui devient fertile pour la recherche. « Pas sûr qu’il existe une particule fondamentale, ni même une symétrie fondamentale. Toutes les symétries qu’on connait ont fini par être reconnues comme approchées, des symétries approchées : la parité, le renversement du temps, la conjugaison particule/anti-particule … On s’aperçoit qu’il y a toujours une dissymétrie quelque part. Il y a peut être « CPT » qui serait conservée (CPT implique de manière simultanée la conservation de la charge, de la parité et du temps). La symétrie est faite pour être brisée. Sinon ca devient ennuyeux. Imaginez les bâtiments, les visages symétriques, ça ne servirait à rien de construire l’autre partie. Et l’art non plus n’aime pas la symétrie ». Comme certains chercheurs interrogés l’ont aussi souligné, en physique, on ne peut pas parler de symétrie sans parler de brisure de symétrie.
On a vu que les Indiens sont plus nombreux que les Français à trouver la nature ordonnée. Une grande partie rejette donc l’idée d’ordre dans la nature, tel que ce doctorant en physique statistique : « Je n’aime pas la notion d’ordre. Elle a un sens en physique, que l’on appelle « paramètre d’ordre ». Ses autres significations me paraissent vaseuses. La notion de chaos aussi. Il s’agit de notions morales. Nous essayons de calquer quelque chose sur la réalité qui est telle qu’elle est. Si elle était ordonnée, on pourrait tout prévoir, ce qui n’est pas possible. Je me bats farouchement contre l’interprétation erronée du second principe de la thermodynamique qui estime que l’entropie est une mesure du chaos, du désordre. L’entropie sert à mesure le degré de connaissance. Un volume de l’espace des phases plus grand signifie une entropie plus grande. Ce n’est pas une question d’ordre. » Une grande partie des physiciens français trouve la nature à la fois ordonnée et chaotique (35%) : « Ce n’est pas parce que les lois sont ordonnées, que la nature n’est pas chaotique ». La compatibilité avec les faits est indiscutablement le critère le plus important, avec la simplicité, pour une théorie et la symétrie n’est quasiment jamais citée par la Français comme critère important, alors que nous avons vus qu’elle l’était par les Indiens. « La symétrie c’est un aspect important mais ce n’est pas le principal » explique un physicien français en optique. Pour un physicien des particules : « Il y a bien quelques propriétés physiques qui sont symétriques mais je ne sais pas s’il existe ou s’il faut une symétrie fondamentale ».
« La symétrie n’est pas un critère de choix, explique un physicien théoricien et philosophe français, c’est un méta critère. L’intérêt de la symétrie c’est que c’est un témoin indirect d’objectivité. L’objectivité c’est quoi ? C’est la production d’un formalisme qui vaut pour tous les points de vue, temporels, spatiaux, où que vous soyez, quand vous soyez. Ca signifie que si vous changez votre orientation spatiale ou au sens large, par rapport à l’objet que vous étudiez, vous ne variez pas votre dispositif. Quand vous tournez un cristal cubique, vous avez toujours la même face carrée devant vous. On ne varie pas dans les prédictions, donc il s’agit d’un témoin de l’objectivité. Si on recherche l’objectivité, on recherche la symétrie. La symétrie est un témoin de la réussite de la quête d’objectivité. Quant à la brisure de symétrie, c’est un témoin du passage d’un modèle objectif à un point de vue particulier, de quelqu’un dans un laboratoire ou bien le point de vue particulier de l’humanité en général. […] La symétrie ne vaut que par sa brisure potentielle. La généralité ne vaut que parce qu’elle se raccorde à la particularité. Une théorie physique qui aurait une magnifique équation mais qui ne vous dirait pas comment cette équation se traduit dans cette expérience particulière avec ce dispositif particulier, n’aurait aucun sens. Donc il y a toujours une sorte de dialectique entre généralité et aspect particulier. » Ce qui est troublant dans cette réflexion, c’est que l’objectivité renvoie par définition à l’observateur. Ce qui veut dire, pour ce physicien et philosophe, qu’il n’y aurait pas véritablement de symétrie absolue sans rapport à un observateur. On comprend l’importance accordée dans ce cas à la brisure de symétrie : ce n’est qu’elle qui peut rendre compte des phénomènes observés. En effet, la symétrie s’accorde au modèle idéal, qui lorsqu’il est devenu un phénomène observable introduit une brisure de symétrie.
Ce que l’on peut globalement observer dans ces arguments, c’est l’attitude des physiciens français plus radicalement critique envers le concept de symétrie et son caractère absolu.
III. B. 2. Utiliser des concepts manipulables, qui correspondent à notre vision quotidienne du monde
Une des principales critiques portée par les physiciens français à l’idée de symétrie, est son aspect trop abstrait, trop mathématique. « Comment résoudre un problème si l’on ne parle pas de particules, si on ne parle que de symétrie, je ne comprends pas la notion de symétrie, c’est assez récent. » Même ceux qui sont méfiants à l’égard du concept de particule, ne le sont pas moins face au concept de symétrie : « La symétrie, elle, est trop abstraite, compliquée à manipuler ». « La symétrie est quelque chose de très complexe en physique. Peu de gens sont capables d’en parler sans dire de conneries ». « La symétrie ?, répond un étudiant de master, un des sujets les plus subtils, que j’ai le moins compris, notamment la symétrie CPT ». Un physicien avoue qu’il a besoin du concept de particule fondamentale. « Il y a des gens qui réfléchissent mieux avec des concepts algébriques, d’autres qui ont besoin d’images. Moi j’ai besoin d’images, la symétrie est un niveau d’abstraction trop important ».
« Deux physiciens ne vont pas avoir la même compréhension d’une notion, elle ne va pas leur faire sens de la même manière. Ca dépend des représentations, de la culture personnelle. Pour moi, l’idée de symétrie n’est pas essentielle ».
On retrouve aussi l’un des arguments principaux des Indiens, le concept de particule est plaisant, plus facile à représenter, il est familier. « La particule ne s’évanouit pas sous la symétrie. Ne parler que de symétrie, c’est aller un peu vite en besogne. Les symétries sont fondamentales, mais il faut spécifier beaucoup de choses. Les groupes correspondent à des concepts physiques. Il faut garder un concept physique ».
Enfin, on retrouve l’autre argument des physiciens indiens, à savoir que le concept de symétrie est limité, tout comme celui de particule, et qu’il faut opter pour un autre concept. « Heisenberg a dit cela à une époque de débats intenses. Ce n’est plus le cas ». « Maintenant, certains pensent davantage « en terme de structures et de relations entre les entités. »
Il est clair que la difficulté vient de l’inaccessibilité du monde subatomique : « dans la mesure où l’on ne pourra jamais avoir une représentation du monde sub-atomique, le sens de la vue n’est pas mobilisé de la même manière. On peut juste avoir des représentations. La symétrie est une approximation du réel. C’est un outil mathématique qui permet de dégager certaines propriétés, mais elle n’est pas respectée partout. » Les physiciens comprennent le dilemme d’Heisenberg, mais ils ne valident pas son extension à l’ensemble du réel. « Il a représenté tous les objets par des matrices. Il n’arrivait plus à représenter la position, la vitesse. Je comprends ce qu’il veut dire. C’est vrai dans le cadre de la mécanique quantique, mais pas en physique classique. » Il s’agit donc de trouver un concept qui soit valable à tous les niveaux. Ou bien, selon un argument proposé aussi par des physiciens indiens, de garder ce qui marche : « Raisonner en termes de particules nous a conduit à des trucs qui globalement marchent. Pourquoi jeter cette notion à la poubelle ? Même si il existe des choses concernées par les symétries, il faut garder les deux concepts pour avoir plus de chance de faire des découvertes ». « Je pense que derrière chaque particule fondamentale, il existe une symétrie fondamentale, et réciproquement, c’est juste une façon différente de décrire les choses. ». Certains imaginent que le domaine d’étude détermine la préférence, mais ils ne sont pas du même avis apparemment : « Il est possible qu’un physicien du CERN préfère parler en termes de particules, alors qu’un théoricien parlera en termes de symétrie ». « Un physicien du CERN préférera sans doute parler en termes de symétries. Ca a permis de découvrir de nombreux groupes de particules fondamentales ».
Donc, une ressemblance avec les arguments des Indiens est la souplesse dans le choix des concepts, la mise en contexte. Mais à la différence des Indiens, pour les Français, la symétrie est un concept trop abstrait, trop mathématique.
III. B. 3. Ceux qui sont d’accord
Parmi les réponses en accord avec la proposition d’Heisenberg, on retrouve certains des arguments avancés par les physiciens indiens. Ainsi, le constat que la symétrie tient une place importante dans les théories modernes : « On s’est rendu compte que l’on pouvait décrire la physique uniquement par des symétries, par exemple le théorème de Noether[1]. Loin d’être invalidée par les bouleversements conceptuels des quanta et de la relativité, cette articulation qui a été généralisée, réinterprétée et étendue, joue un rôle déterminant dans la physique contemporaine.. On a l’impression que la symétrie est plus fondamentale que la particule, donc oui, je la mettrai avant, mais le problème, c’est que c’est quelque chose d’abstrait ». Pour un autre : « Toute interaction est due à une question de symétrie ». « La clé de voûte du monde microscopique c’est la symétrie. On parle de champs, d’objets mathématiques, on associe des densités (Lagrangien) qui doivent obéir à des symétries. » Un des arguments proposés par les physiciens Français et qui n’apparaît pas chez les Indiens, est la dimension historique, qui s’appuie sur une perspective plus large en histoire des sciences. « Ce qui me paraît important quand on regarde l’histoire de la physique, ce qui reste ce n’est pas tant les entités que les structures, les symétries. La notion de structure est fondamentale, plus que les particules ».
Pourtant, on ne peut pas vraiment dire que l’ensemble des physiciens français partagent l’idée que la symétrie soit importante dans la physique moderne. Certains la contestent, alors même qu’ils sont issus des mêmes disciplines que ceux qui soutiennent cette idée. Il semble donc étonnant que, au sein d’une même discipline, certains perçoivent l’importance de la symétrie (les Indiens surtout) et d’autres pas (les Français surtout).
IV. L’origine culturelle des physiciens influence-t-elle leur rapport à la symétrie ?
Nous venons de voir qu’il existe des différences dans les réponses, mais aussi des ressemblances. La principale ressemblance entre les points de vue des physiciens indiens et français est :
– Il est plus confortable d’utiliser un concept qui soit facile à représenter, à manipuler, ce qui n’est pas toujours le cas de la symétrie.
La principale différence est :
– La nature est bien plus symétrique pour les Indiens que pour les Français, donc la symétrie doit tenir une place fondamentale dans nos théories et représentations du monde physique.
Le fait d’être Indien ou Français a indubitablement une influence sur les réponses. Mais peut-être y a-t-il d’autres paramètres qui influencent les réponses, cachés sous la dimension culturelle ? Nous avons donc cherché s’il existait un lien statistique entre par exemple le fait d’être théoricien et de voir le monde de manière symétrique ou ordonné. Il pourrait en effet y avoir un lien vu que les théoriciens sont très mathématiciens. Mais nous n’avons pas trouvé de lien. Les théoriciens ne répondent pas spécialement plus positivement que les expérimentateurs à nos questions sur la symétrie. Il pourrait alors exister une influence selon les spécialités, par exemple un cosmologiste pourrait être moins sensible à la symétrie qu’un physicien des particules. Mais là encore ce n’est pas le cas. Ni l’âge, ni le sexe ne semblent non plus jouer.
IV. A. La symétrie dans les traditions savantes indiennes
Donc, bien qu’entre les physiciens indiens, il existe de grandes différences de parcours intellectuel, de motivation philosophique, et d’axe ou pratique de recherche, ils se réunissent majoritairement sous une représentation commune, qui semble lié à ce qu’ils ont en commun : un parcours culturel et éducatif similaire. Tous ceux qui ont été interrogés ont vécu leur enfance et fait leurs études jusqu’au master inclus, en Inde. Or, si l’on s’intéresse à la culture indienne, qui est certes plurielle, on retrouve une base commune. Bien que les relations soient universelles dans la pensée humaine, leurs logiques n’ont pas été uniformément perçues et développées. « Les anciens penseurs indiens ont régulièrement théorisé sur les relations de grammaire, de musique, du droit et des affaires, en décrivant ces phénomènes avec la permutations des symboles verbaux ou algébrique qui ont longtemps été les termes analytiques de choix. Une logique de relations n’est pas si facile à énoncer à travers les formes propositionnelles de l’argumentation géométrique qui ont été favorisés pendant des siècles en Occident. » écrit Marriott (Marriott 1990)
François Chenet estime que, contrairement à la philosophie qui naît en Grèce et qui privilégie l’intelligibilité de la cause, selon l’expérience, la philosophie indienne privilégie les analogies entre microcosme et macrocosme (Chenet 2013). On pourra, à juste titre, estimer que les logiciens grecs ont aussi développé un recours à l’analogie. Mais ce ne fût pas comme un mode prioritaire de connaissance. Docteur en philosophie indienne, Colette Poggi soutient, comme François Chenet, « l’importance de l’analogie dans les philosophies de la conscience en Inde ancienne. Le tout (sarvam), l’univers et chacune de ses parties, est conçu comme un tissage (tantra) de flux (nāḍī) de conscience (cit) et de souffle (prāṇa). » (Poggi 2012)
Pourquoi insister sur la place de l’analogie dans la culture indienne dans le cadre d’une réflexion sur la symétrie ? Car, l’analogie est une forme de symétrie très importante. En effet, l’analogie est l’immunité de la validité d’une relation à des changements. C’est une classe de situations qui semblent analogues l’une à l’autre c’est à dire obéissant à une loi commune. Donc, l’accordance importée à l’analogie dans les traditions savantes indiennes n’est peut-être pas indépendante de la tendance des physiciens indiens à accorder tant d’importance à la symétrie. Dans son livre sur la symétrie en science, Rosen explique : « Si vous dites « un animal à une queue relativement longue », cette relation implique deux éléments : un animal et une queue relativement longue. Il existe plus d’un animal pour lequel cet élément est valide. La relation définit une analogie entre les animaux. Cette relation est symétrique car : 1. Il existe la possibilité d’un changement. On peut changer d’animal pour qui cette relation serait formulée. 2. La validité de la relation est immune de certains changements. Par exemple si vous changez la couleur des yeux de l’animal, sa queue restera quand même longue. » (Rosen, 2008,11). Pour confirmer l’importance de l’analogie dans la pensée traditionnelle indienne, nous pouvons nous arrêter un instant sur le travail de l’anthropologue Philippe Descola. D’après lui, les schèmes intégrateurs des pratiques humaines peuvent être ramenés à deux modalités fondamentales de structuration de l’expérience individuelle et collective : identification et relation (Descola, 2005, 163). Descola explique qu’il existe des schèmes universels, d’autres qui procèdent d’une compétence culturelle acquise ou des aléas de l’histoire individuelle (2005, 151). Les schèmes individuels varient d’individu à individu, ils sont dus à l’accomplissement routinier d’une action (par exemple, un itinéraire régulièrement emprunté), à l’ordonnancement de tâches quotidiennes, etc. Mais ce sont les schèmes collectifs qui intéressent les anthropologues car ils constituent l’un des principaux moyens de construire des significations culturelles partagées. Parmi les schèmes réputés universels, on trouve les attentes concernant l’action humaine (intentionnalité, affects), ceux concernant les objets physiques (gravité, continuité des trajectoires, permanence des objets, etc), les schèmes biologiques (reproductibilité, croissance, etc).
Une forme de rapport aux autres êtres – une ontologie- qui s’applique à la société moderne occidentale après l’émergence des sciences modernes est appelée par Descola le « naturalisme ».
– Cette ontologie pose une opposition radicale d’intériorité entre les humains et la nature, malgré une similarité d’apparence.
– Elle postule que rien n’advient sans une cause.
– Elle envahit le sens commun et la pensée scientifique si bien qu’elle est devenu pour ses membres un présupposé.
Les physiciens français interrogés relèvent de cette ontologie.
Très différent du naturalisme, l’ontologie analogique tient de l’idée que le monde est un ensemble infini de singularités et, puisqu’on a du mal à penser ce monde, il faut trouver des correspondances par analogie. “L’analogisme est un rêve herméneutique de complétude qui procède d’un constat d’insatisfaction : prenant acte de la segmentation générale des composantes du monde sur une échelle de petits écarts, il nourrit l’espoir de tisser ces éléments faiblement hétérogènes en une trame d’affinités et d’attraction signifiantes ayant toutes les apparences de la continuité. Mais c’est bien la différence infiniment démultipliée qui est l’état ordinaire du monde, et la ressemblance le moyen espéré de le rendre intelligible et supportable” (Descola, 2005, 283). D’après l’analyse de Descola, qui s’appuie sur des échanges avec des spécialistes de l’Inde, l’Inde brahmanique était et est encore « analogique ». Notre étude des traditions savantes anciennes indiennes donne des arguments en ce sens. Il y a dans les traditions savantes indiennes, de nombreux recours à l’analogisme, et à des formes très sophistiquées de classification du réel. Les écoles de philosophie en particulier celle du Nyaya (Vème siècle et suivants) précisent les moyens de connaissance qui sont au nombre de quatre : perception, inférence, analogie et témoignage d’autorité (littérature review !). L’analogie est donc un moyen de connaissance au même titre que l’inférence (Belzille, 2011). Chaque forme de sciences ou savoirs a recours à l’analogie. L’Arthava Veda qui contient l’un des plus vieux systèmes détaillés de l’Ayurveda (Science de la longévité) propose que les conceptions physiologiques s’établissent en fonction de la théorie d’une correspondance entre le corps, microcosme et la nature, macrocosme. D’après la philosophie ayurvédique, l’homme est fait de la même façon que l’univers autour de lui (5 éléments : akasha, eau, feu, terre, vent). Autrement dit le microcosme (le corps humain) est ou une réplique, ou en correspondance avec le macrocosme (nature, univers). C’est pourquoi notre santé à tous les niveaux est reliée inextricablement au rythme de la nature et de l’univers, des saisons, des planètes. L’Ayurveda est encore très présente en Inde, il ne s’agit pas d’un mode de pensée oublié. A. Nandy suppose que cet analogisme était facilité par la culture sanskrite avec son étude indifférente des frontières entre art, humanité et science, et entre les sciences dures de la nature et les sciences molles de la société. (Nandy, 1995, 102). Est-ce que l’analogisme entre microcosme et macrocosme imprègne encore la science indienne ? En tous cas, il semble qu’il ait eu une influence sur certains scientifiques indiens du XXème siècle. Abha Sur (Sur 2011) nous évoque le cas de Raman, dont les recherches dépassaient les limites des disciplines : il trouvait des analogies entre les vibrations de musique et celles de l’optique. La préoccupation des Indiens pour la jāti est encore indéniable : il s’agit du classement par analogie, la logique des classes, de genres et d’espèces. Diverses taxonomies de saison, de paysage, de temps, de qualités (guňas), de goûts, de personnalités, d’émotions, d’essences (rasa), sont à la base de la médecine, de la poésie, de la cuisine, etc. Chaque jāti ou classe définit un cadre, une structure de pertinence, une règle de combinaisons autorisées, un cadre de référence, une méta-communication de ce qui est et qui peut être fait (Ramanujan 1989).
Nous avons remarqué que la question posée sur la symétrie, dans nos entretiens, pouvait être mise en relation avec les questions posées sur l’ordre dans la nature/réalité. Or, dans les ontologies analogiques, explique encore Philippe Descola, l’intériorité et la physicalité sont fragmentées en des composantes multiples dont l’assemblage instable engendre un flux permanent de singularités. Les humains offrent un modèle réduit, donc maîtrisable des rapports et processus régissant la mécanique du monde. D’où une préoccupation constante pour la conservation d’un équilibre, sans cesse menacé entre les pièces constitutives. Dans la pensée védique, les actions humaines se réfléchissant dans l’ordre de la nature, ṛta en sanskrit (prononcer « rita »). Il s’agit un agencement cosmique qui se présente sous la forme d’une roue et d’un tissage (Siburn 1989). Sa racine verbale est ṛ qui veut dire « arranger », et qui donna en français rite, rouage, etc. La notion de rutsatmya ou la pertinence s’applique à la poésie, la musique, le rituel sacrificiel, la médecine, etc. Comme le souligne Renou (Filliozat, Renou, 1985) ṛta, signifie aussi « articulation du temps ». Dans la pensée indienne, plus généralement, écrit Liliane Silburn, « tout acte vise à ordonner les instants et les éléments hétérogènes qui composent le réel. » (Silburn, 1989).
Nous pouvons donc conclure de cette partie que la culture indienne possède indéniablement des traits qui confèrent une place singulière à la notion de symétrie. Est-ce que cette part culturelle est présente au point d’influencer encore aujourd’hui le mode de pensée de physiciens indiens, imprégné d’un modèle scientifique universel ? Les interviews que nous avons menées semblent en tous cas indiquer une spécificité culturelle. Mais cette spécificité a-t-elle une quelconque influence sur la manière dont ces physiciens font de la recherche ? Ou s’agit-il purement d’un mode de pensée en arrière fond de leur représentation scientifique du monde ?
Il serait légitime, avant d’aborder cette question, de décrire plus profondément l’ontologie des physiciens français qui semblent accorder moins de place à la symétrie que leur collègues indiens. Outre le fait qu’elle s’est développée au sein d’une ontologie naturaliste, la pensée française (en physique) ne recèle-t-elle pas des spécificités propres ?
IV. B. Du côté de la pensée savante française
Il est plus difficile, en tant que française, de prendre du recul sur sa propre culture. Ici, nous appellerons à la rescousse les auteurs qui ont tenté de décrire les spécificités des physiciens français. Le premier semble avoir été le physicien Duhem. Dans La théorie physique, (Duhem 1906), celui-ci différentie l’esprit français de l’esprit anglais. L’idée française de la physique lui apparaît déductive. Une théorie physique est pour les Français essentiellement un « système logique » et des relations mathématiques au contraire des physiciens anglais qui construisent, d’après lui, leur théorie à partir de modèles mécaniques. L’ordre et à la clarté sont essentiels à la démarche qui relie les hypothèses initiales aux conséquences. Il cite Laplace, Fourier, Cauchy et Ampère qu’il place dans la descendance de Descartes. Duhem accentue les spécificités nationales et va jusqu’à attribuer à Newton un esprit français ! Toujours est-il écrit Lecourt (Lecourt 2002), qu’il a bien existé une idée française de la science, d’ascendance cartésienne, qui se remarque non seulement dans l’exposition des théories mais dans le mode de production même des connaissances nouvelles. L’historienne Nye identifie aussi des facteurs qui entretiennent le style français en faveur des mathématiques : jusqu’en 1958, en France il n’existait pas de concours séparés d’agrégation en physique et mathématique (Nye 1986). En Grande-Bretagne, compare l’historien Gayon (Gayon 1996), « ce biais institutionnel précoce en faveur des mathématiques pures n’a pas de correspondant. Les physiciens anglais ont en conséquence toujours exigé de leurs collègues les plus mathématiciens qu’ils sachent présenter leurs théories au moyen de modèles mécaniques de la nature. » Nous pouvons donc constater qu’il existe bien un esprit français en physique. Mais il y a à première vue quelque chose de paradoxal par rapport à notre recherche, c’est que la notion de rationalité et d’ordre y semblent prépondérantes. Or, comme nous l’avons vu, ordre et symétrie semblent aller ensemble. Comment alors expliquer que les physiciens français n’accordent pas plus d’importance à la symétrie ? Dans le tableau 2, nous voyons que les Français voient le plus souvent le monde comme un mélange d’ordre et de chaos. C’est donc surtout l’ordre dans la démarche plutôt que l’ordre dans la réalité physique qui doit leur être cher. D’autre part, il est probable que l’esprit français de l’époque de Duhem ou de celle étudiée par Nye a perdu de sa spécificité. Peut-être s’est-il anglicisé, ou bien s’il perdure il faudrait pouvoir le montrer en le comparant à diverses nations.
Il est également possible de s’appuyer sur l’analyse de Pestre (1984), plus récente, puisqu’elle concerne les physiciens de l’entre deux guerres. « La prééminence dans les manuels de l’époque de physique d’une démarche classique et cohérente, la présentation de la physique sous son aspect le plus ordonné, même si cela se fait au détriment des travaux perturbateurs les plus récents […] nous semblent trouver leurs racines dans la volonté toujours réaffirmée en France de suivre des principes de clarté dans l’exposition et de logique dans l’énoncé des postulats et des théorèmes, dans le désir de ramener la science à une synthèse close et définitive : les maîtres mots toujours répétés sont logique rigoureuse, ordonnance solide, fermeté gracieuse, pureté élégante. Le désordre de la science en construction, voire en révolution – ne saurait être toléré. » (Pestre 1984, 198) Pestre montre donc que l’importance de l’ordre perdure, mais davantage dans la présentation de la science que dans l’idée que l’on se fait du réel. Par ailleurs, il montre que les physiciens français préfèrent « souvent garder une science « rationnelle », c’est-à-dire cohérente, sans hypothèse, n’entrainant pas trop loin du cartésianisme géométrique, c’est-à-dire encore, ne s’éloignant pas trop de la Raison humaine triomphante qui a reconstruit le monde à partir de règles d’évidence. Bien sûr encore on sera capable d’accepter les théories efficaces nées ailleurs, mais ne pouvant les recevoir pleinement dans leurs implications para-scientifiques, on sera à peine en mesure d’innover, de faire œuvre créative originale en ce domaine. Les Français ont pu jouer un rôle essentiel dans la physique mathématique du XIXème siècle, ils seront moins à l’aise dans les facultés d’imagination non classiquement rationnelles que demandera la physique quantique et le monde de l’atome, ils seront ceux qui auront le plus de difficulté à évoluer librement dans un monde de pseudo-objets ne se déplaçant plus dans le cadre du temps et de l’espace communs. Et cela semble vrai même pour ceux qui acceptèrent le plus vite ces théories étrangères : nous l’avons vu pour Paul Langevin et Louis de Broglie. » (Pestre, 1984, 201)
Il y a donc, dans la tradition physique en France, une crainte des nouveautés théoriques, plus précisément des théories heurtant le bon sens ou bien celles dont les fondements expérimentaux ne sont pas jugés suffisants. Alors, ceci peut expliquer qu’entre un concept ayant une représentation concrète comme la particule et un objet ayant une représentation abstraite, comme la symétrie, le choix des physiciens français se porte davantage sur la particule, qui a, par ailleurs, fait ses preuves.
Notre analyse gagnerait cependant à une comparaison avec d’autres pays, pour mieux déceler ce qui alimente actuellement le positionnement des physiciens français.
Conclusion : Importance accordée à la symétrie : que peut-on en conclure, et quel impact sur la recherche ?
Que peut nous apporter le fait que, selon la culture des chercheurs, ils n’accordent pas la même importance à la notion de symétrie ? D’une part, cela permet de comprendre comment se fait – ou ne se fait pas – la reconnaissance par les physiciens d’un nouveau modèle explicatif ou théorique. Cette étude incite à penser que les physiciens indiens sont plus enclins à adopter une théorie fondée sur la symétrie. « J’ai eu à choisir et prouver la valeur d’une théorie parmi plusieurs dans ma thèse : il y a eu des aspects de simplicité, beauté, symétrie », raconte un jeune doctorant. Chaque savant n’a pas les mêmes critères de preuve. Il serait intéressant, pour compléter cette analyse d’étudier quels modèles théoriques ou explicatifs sont mieux acceptés en Inde et en France, comme par exemple la théorie des cordes ou bien la gravitation quantique à boucles. Une théorie peut avoir sa cohérence et être validée par de nombreuses expériences, cela ne peut suffire à son acceptation par tout le milieu physicien. Les physiciens s’appuient sur des critères de cohérence conscients ou non, qui relèvent de convictions philosophiques ou religieuses, dépendent de l’éducation reçue (sociale et scolaire), des spécialités pratiquées (physique mathématique ou physique expérimentale), etc. Nous confirmons donc ce qu’écrivait Dominique Pestre pour les physiciens français de l’entre guerre : l’ensemble des « valeurs relatives à la pratique scientifique auxquels croient les physiciens relève d’une longue tradition transmise depuis l’enfance, acquise à dose homéopathique journalière depuis les bancs de l’école » (Pestre, 1984, 173) même si cela semble moins vrai dans la science actuelle largement internationalisée.
Ainsi, la symétrie est, chez les physiciens indiens, synonyme d’ordre et d’équilibre ; elle est, pour les physiciens français, davantage une notion complexe qui cherche à se redéfinir et qui n’a de véritable intérêt que lorsqu’elle est brisée. Nous ne voulons pas dire que cette adhésion plus prononcée en faveur de modèles symétriques en physique est propre aux seuls physiciens indiens. Nous ne voulons pas dire non plus qu’ils sont communs à tous les physiciens indiens. Comme nous l’avons vu dans les discours qu’ils tiennent, il y a nombre d’exceptions. Nous avons voulu plutôt définir un comportement dominant, et qui se différencie d’un autre pays, en l’occurrence la France. Il serait intéressant de pouvoir comparer avec d’autres pays pour élargir notre analyse.
Bibliographie
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[1] Le théorème de Noether concerne l’équivalence entre les lois de conservation et l’invariance sous certaines transformations (appelées symétries) : « à toute transformation infinitésimale qui laisse invariante l’intégrale d’action correspond une grandeur qui se conserve. »