Émotions et collectifs sociaux – Dossier
Introduction au dossier spécial: Émotions et Collectifs Sociaux
Frédéric Minner, postdoctorant, Institut de recherches sociologiques (IRS) de l’Université de Genève et Laboratoire Théorie sociale, Enquête critique, Médiations, Action publique (THEMA) de l’Université de Lausanne.
Consacrés aux émotions et aux collectifs sociaux, les six articles de ce dossier spécial examinent certains des rôles cruciaux que les émotions collectives jouent dans l’ontologie sociale et apportent des éléments de réponse aux questions : comment les émotions collectives contribuent-elles à la fabrique des collectifs sociaux ? Comment ces collectifs contribuent-ils à façonner la sensibilité affective de leurs membres ? La première question reconnaît le rôle motivationnel des émotions collectives qui peuvent mobiliser les membres d’un collectif social à accomplir des actions conjointes dont les conséquences peuvent être la création, le maintien ou la destruction des structures sociales et des faits institutionnels. La seconde question reconnaît le rôle des valeurs, des normes et de l’idéologie valant dans un collectif social dans la constitution des dispositions émotionnelles de ses membres.
Si l’ontologie sociale est une enquête typiquement philosophique portant sur les structures et les constituants du monde social, elle n’en intéresse pas moins les autres disciplines des sciences humaines et sociales, comme la science politique, la sociologie, l’économie ou le droit. C’est pourquoi on trouvera dans de ce dossier des contributions provenant de ces diverses disciplines. Qui plus est, la recherche sur les émotions et les phénomènes affectifs en général ne se borne pas à la psychologie, mais concerne aussi les diverses sciences humaines et sociales : ne parle-t-on pas aujourd’hui de sciences affectives ? Les articles de ce dossier adoptent ainsi à divers degrés une démarche interdisciplinaire consistant à faire dialoguer avec profit philosophie, psychologie, économie, sociologie, science politique et droit pour penser certains des liens existants entre les émotions collectives et les collectifs sociaux. Émotions collectives, ontologie sociale et interdisciplinarité sont ainsi les maître-mots de ce dossier spécial. Mais venons-en à la présentation des articles qu’il réunit.
L’article de Sabine Collardey et Samuel Lepine « Coopération, émotions sociales et émotions collectives » pose que des agents sociaux s’engageant dans des actions coopératives risquées sont motivés par des émotions sociales associées à la quête de reconnaissance. Une fois la coopération sociale entre agents sociaux instituée, des groupes agents peuvent émerger. Or, nous tendons à attribuer des émotions collectives à ces groupes agents. Mais comment doit-on comprendre ces émotions collectives ? Les auteurs fournissent une analyse de la notion d’émotion collective et avancent qu’une émotion est collective lorsque les membres du groupe qui l’éprouvent partagent des préoccupations similaires en vertu de leur appartenance à ce groupe.
La contribution de Constant Bonard et Benjamin Neeser « Les incantatifs : actes de langage, évaluations collectives et groupes sociaux » s’attache à montrer que les philosophes contemporains s’intéressant aux rôles des actes de langage dans la création de la réalité sociale se sont restreints aux rôles des déclarations dans la fabrique des faits institutionnels. Les auteurs soutiennent qu’une catégorie d’actes de langage négligée jusqu’ici, les incantatifs, dont les buts sont l’expression et la génération d’émotions collectives, participent également à la construction de la réalité sociale et en particulier à la création et au maintien des communautés.
L’article « Ressentiment et solidarité : les ressorts d’une articulation au fondement de l’ethos des communautés politiques » de Joséphine Staron s’intéresse au ressentiment collectif dans la mise à mal de la solidarité entre États européens. Le ressentiment est vecteur de solidarité entre ceux qui le partagent, mais est également vecteur d’antagonisme entre ceux qui l’éprouvent collectivement et ceux contre qui le ressentiment est dirigé. Le ressentiment contribue donc à la fabrique de collectifs sociaux clivant et menace la cohésion d’ensemble de la communauté politique européenne. Mais alors quelles peuvent être les conditions d’un dépassement des ressentiments nationaux qui menacent aujourd’hui le projet européen ?
Audrey Linder, dans son article, « Quand les émotions révèlent les contours de la ‘‘communauté des êtres raisonnables’’ : Enquête dans une unité psychiatrique de réhabilitation », propose de décrire les liens existants entre la perception sociale des émotions dans une communauté et la redéfinition des contours de cette dernière. Pour le faire, elle s’intéresse à une communauté de patients dans une unité psychiatrique qui a été confrontée au suicide de l’un des patients. Linder analyse la façon dont le fait de ressentir ou non une émotion, suite à l’annonce du suicide, de l’exprimer, mais aussi de justifier ce ressenti ou son absence, modifie à la fois les contours de la communauté des patients, mais aussi ceux de la « communauté des êtres raisonnables. »
La contribution « Le rôle de l’émotion esthétique dans la construction de l’économie mathématique » d’Emmanuel Petit s’intéresse au rôle épistémique des émotions esthétiques en économie mathématique. Il montre que la formalisation mathématique en économie a contribué à façonner la sensibilité des économistes par les émotions esthétiques que les modèles mathématiques produisent. A travers la figure de Gérard Debreu (prix Nobel d’économie en 1983), l’article montre que l’histoire de l’économie mathématique consiste, non pas comme de nombreux économistes le pensent en une transmission non-sensible axée sur la rationalité et la rigueur, mais consiste bien au contraire en une transmission intégrée et partagée sur une base esthétique affective.
Finalement, dans l’article « Crime et réconciliation. La justice restaurative face aux émotions du conflit », Olivier Chassaing, traite la question des émotions dans la justice restaurative. Celle-ci vise à la réconciliation des individus et à la reconstruction des liens sociaux que le crime a endommagés. La justice restaurative soutient qu’en réponse aux infractions, l’expression des émotions des parties renforce la cohésion sociale, alors que le droit pénal les tient à distance. L’article analyse la nature et la justification de cet usage des émotions visant à renouer les liens sociaux et développe une analyse critique pour souligner les difficultés normatives qu’il y a à faire de l’expression du conflit, dans sa part émotionnelle, une condition pour sortir de ce conflit.