Éléments pour une approche épistémique du populisme (1/2)
« Éléments pour une approche épistémique du populisme » : Note critique de Jan Werner Müller, Qu’est-ce que le populisme ? Définir enfin la menace, Paris, Premier Parallèle, 2016
Olivier Ouzilou, Maître de conférences à l’Université de Lorraine et chercheur au laboratoire d’Histoire des Sciences et de Philosophie des archives Henri Poincaré.
Il s’agit de la première partie d’un article publié en deux temps, les 29/01/18 et 02/02/18. Cliquez ici pour la deuxième partie.
I. Introduction
Se poser la question du « populisme », obsédante aujourd’hui dans le débat public, c’est déjà tomber dans le piège de la mise à distance des classes populaires. Cet a priori récurrent permet de délégitimer leur discours. En effet, l’approche de la crise par le « populisme » vise à décrédibiliser les réactions des classes populaires et, in fine, à occulter les causes du rejet des classes dirigeantes (…) Après chaque élection on a droit à la sempiternelle analyse sur le faible niveau scolaire des électeurs du FN, qui seraient peu éduqués, presque débiles et donc aptes à la manipulation. On suggère également que le « populisme » séduit des vieux (donc gâteux et limite débiles) qui ne comprennent rien au monde et se replient sur eux-mêmes (Christophe Guilluy, Marianne, n° 841, 1-7/06/2013).
À l’instar d’un certain nombre de concepts mobilisés en sciences sociales, celui de « populisme » subit souvent, dans le débat public, un traitement spécifique. Au lieu de l’appréhender d’un point de vue conceptuel ou épistémique (en s’interrogeant sur sa définition ou sa portée descriptive et/ou explicative), un certain nombre de chercheurs[1], essayistes ou acteurs politiques préfèrent le concevoir comme un terme ou une classification dont il conviendrait seulement de décrire, de retracer historiquement ou d’évaluer d’un point de vue pragmatique ou moral les usages sociaux. Une telle perspective, susceptible d’être aussi bien descriptive que normative, peut se focaliser sur :
(1) l’analyse des intentions (d’euphémisation des clivages politiques, de disqualification ou d’auto-consécration de certains acteurs politiques) qui président à la caractérisation de tel discours, parti, mouvement, leader, etc. comme populiste
(2) l’examen des effets sociaux (sur le débat public, l’attractivité d’une organisation politique, la manière dont certains agents sociaux se perçoivent, etc.) que peut susciter la diffusion d’une telle catégorisation
(3) l’appréciation psychologico-morale de cette classification[2] (qui peut consister à pointer le paternalisme, la condescendance, la haine, la peur, le mépris – réels ou supposés – des partis en question, du peuple, voire de la démocratie qui la sous-tendent)
(4) l’évaluation stratégique de la pertinence de la mobilisation de cette catégorisation pour tel acteur ou camp politique
La trajectoire sociale qu’a subi ce terme ces dernières années, à tout le moins dans le contexte français, est en effet particulière et confirme la pertinence de ces approches. Initialement conçue comme une arme de disqualification dans le champ politique, la classification « populiste » est devenue, par un retournement et une réappropriation du stigmate, un facteur de légitimation pour un certain nombre d’acteurs politiques. D’un côté, le fait d’être populiste constituerait un « certificat de démocratie »[3] en tant qu’il impliquerait une proximité avec le peuple (et serait équivalent à « populaire ») et/ou, ce qui est néanmoins très différent, un souci ou une attention (termes dont nous reviendrons sur l’ambiguïté) accordés à ce dernier. De l’autre, le fait d’être identifié comme populiste est presque devenu une source de gratification, voire un enjeu de lutte symbolique, en ce que cette caractérisation conférerait aux individus ainsi qualifiés le statut d’adversaires des (voire de menace pour les) élites – parfois requalifiées en « Système » – nécessairement sourdes aux aspirations du peuple. L’anathème revient dès lors comme un boomerang : par un complet renversement du stigmate, la tentative de discrédit ainsi que son auteur se voient discrédités. Catégoriser un acteur politique comme « populiste », n’est-ce pas déjà en soi mépriser le peuple dont ce dernier se réclame ? L’auto-caractérisation comme populiste semble, ainsi, elle-même progressivement perdre son parfum iconoclaste et sulfureux.
De telles approches (génétique, conséquentialiste, psychologico-morale et stratégique) sont bien évidemment légitimes. Elles ne peuvent, toutefois, prétendre a priori à l’exclusivité, autrement dit neutraliser d’autres modes d’analyse des phénomènes sociaux, en l’occurrence ici conceptuels et épistémiques. Plus précisément, elles ne doivent pas, sans autre forme d’examen, réduire l’analyse du populisme à une enquête sur la classification sociale « populiste ». Il existe au moins deux manières, implicites ou explicites, d’étouffer ces autres approches : d’une part, la focalisation, non réductionniste en principe, sur ces modes d’appréhension (« face à la complexité du phénomène, contentons-nous d’étudier dans quel contexte l’étiquette « populiste » est apposée ») ; d’autre part, la réfutation pure et simple de la pertinence de ces deux approches. Cette tentative de réfutation peut, certes, en principe être basée sur d’authentiques arguments et, plus précisément, sur une conception constructiviste de la notion de « populisme », voire de tout « genre social »[4]. La forme que prend cette dernière dans le débat public est toutefois bien moins rigoureuse et se révèle la plupart du temps lié aux modes d’appréhension précédemment énoncés. Quoi que leur absurdité saute aux yeux dès que sont dépliés les raisonnements sur lesquels ils reposent, énumérons ces procédés. Une telle « réfutation », qui affecte bien d’autres concepts ou éléments théoriques que mobilisent les sciences sociales, peut consister en :
– une variété de sophisme génétique, consistant à penser que telle caractérisation est épistémiquement défectueuse[5] « parce que » son élaboration a été conçue dans tel but, tel contexte ou est mobilisée afin de servir tels intérêts sociaux.
– une forme de sophisme conséquentialiste consistant à considérer qu’une caractérisation est épistémiquement défectueuse parce qu’elle produit tels effets supposés nocifs sur le corps social (par exemple, renforce ou crée les comportements qu’elle décrit, est intériorisée par les agents, les déresponsabilise, etc.).
– une confusion des sphères morale et épistémique qui affirme ou laisse entendre qu’une description ou la théorisation qui la sous-tend sont épistémiquement défectueuses parce qu’elles reposent sur une (ou des) attitude(s) moralement blâmable(s) à l’égard de certains agents sociaux[6].
Remarquons que la prétention, particulièrement répandue et dont le concept de « populisme » est lui aussi victime, à invalider une notion ou une théorie du fait de son instrumentalisation sociale est souvent le fruit de la combinaison de deux sophismes, à la fois génétique et conséquentialiste. La question de la vulnérabilité sociale (et non, bien sûr, épistémique) spécifique des sciences sociales à ces caricatures d’objections exigerait un article à part entière. Contentons-nous de rappeler la distinction logique entre les modes d’évaluation épistémique et non épistémique : une classification peut être instrumentalisée socialement, reposer sur des attitudes profondément immorales, produire des effets dévastateurs sur le monde social et se révéler, malgré tout, vraie et/ou féconde d’un point de vue explicatif.
Du point de sa trajectoire sociale, le populisme semble bien constituer ce que Hacking nomme un « genre interactif »[7]: la classification « populiste » peut en effet inciter les agents catégorisés à altérer leur comportement, c’est-à-dire à ajuster ou à se distancier du contenu de la catégorisation selon la valeur qu’ils lui accordent. Le populisme est-il toutefois, de ce fait, une « cible mouvante », apte à susciter un « effet en boucle » ? Hacking désignait par cette dernière expression les situations au cours desquelles la réaction des catégorisés à la catégorisation et les altérations comportementales qu’elle catalyse transforment certaines de leurs propriétés et incitent, en retour, les producteurs de discours à réviser leur catégorisation initiale, c’est-à-dire à l’ajuster épistémiquement aux modifications que cette dernière a indirectement suscitées. Avons-nous cependant, dans de tels cas, une transformation effective du populisme ? On ne peut a priori exclure que, par delà la question de son efficacité, la classification initiale puisse se révéler fausse ou bien que les transformations induites dans les pratiques effectives des agents les fassent cesser d’être populistes.
De deux choses l’une, dès lors : soit on considère que le concept de « populisme » ne désigne rien de précis (contrairement, par exemple, au concept de « communisme »), que n’importe quel contenu socialement identifié comme populiste « devient » ipso facto tel et que le seul mode d’investigation pertinent sur le phénomène consiste à analyser les usages sociaux de cette classification ; soit on considère que le populisme existe et qu’il peut être défini de manière minimale. C’est en partie parce qu’il tente de relever le défi qui découle de l’acceptation de la seconde branche de l’alternative que l’ouvrage de J.W Müller nous paraît précieux. Après avoir présenté les grandes lignes de l’analyse de Müller, nous proposerons quelques approfondissements principalement liés ce que nous nommons « l’approche épistémique » du populisme. Cette dernière revêt un double aspect : elle se focalise, d’une part, sur l’épistémologie, et plus précisément sur la conception de la connaissance du monde social, que véhicule le populisme ; elle thématise, d’autre part, les effets cognitifs du populisme et donc de la diffusion de cette épistémologie spécifique sur le corps social.
II. Le populisme « en théorie et en pratique »
2.1. Une tentative de définition du populisme
Müller tente d’énoncer les propriétés essentielles du populisme. Le fait que l’attribution de populisme soit parfois injustifiée ne constitue en rien une raison de penser que le populisme n’existe pas ou s’avère impossible à caractériser de manière précise. Sa tentative de définition implique, tout d’abord, le refus de certaines approches jugées réductrices. L’auteur écarte, en premier lieu, une approche que l’on pourrait qualifier, en un sens quasi nietzschéen, de « symptomatologique » (sorte d’envers des interprétations psychologisantes de l’imputation de populisme) qui réduit l’analyse du populisme à la description des angoisses ou inquiétudes nécessairement irrationnelles de ceux qui adhèrent aux thèses populistes. Selon cette idée, la croyance en la validité des systèmes de raisons qu’exposent les populistes ne serait que le symptôme d’états affectifs sous-jacents que seule une bonne thérapie sociale pourrait apaiser. Il refuse, en second lieu, la réduction du populisme à la sociologie réelle ou supposée de son électorat. La critique de cette thèse est double : d’une part, un électorat typique des partis populistes lui semble difficile à identifier ; d’autre part, et ce point vaut également pour la première approche, on ne peut, par principe, prétendre définir un système d’idées par la description des propriétés sociales ou psychologiques des individus qui y adhèrent.
C’est bien l’« idéaltype » du populisme que tente d’identifier l’auteur. Il s’agit alors, dans un esprit wébérien[8] de construire un concept limite de populisme qui vise à saisir de manière sélective une configuration sociale globale, de manière à en exhumer les éléments essentiels et causalement pertinents. L’idéaltype ainsi élaboré ne prétend pas refléter directement une quelconque réalité historique : c’est plutôt à l’aune de cet idéaltype que l’on pourra mesurer et comparer cette même réalité afin de clarifier la nature de ses composantes essentielles. Comme nous le verrons, le populisme se décline pour Müller en un mode de raisonnement et en une pratique typiques.
Deux critères retiennent son attention. Le premier est connu[9] : il s’agit de l’antiélitisme, combiné à la représentation d’un peuple moralement pur et homogène tant dans son identité que dans ses aspirations et doté d’un intérêt objectif, singulier et identifiable. Dans l’imaginaire populiste, le peuple est trahi mais il n’est jamais corrompu. Ce dernier semble, de plus, appréhendé comme un agent collectif, conscient de manière plus ou moins confuse de son intérêt véritable. Ne serait-ce d’ailleurs pas l’insulter ou faire preuve de condescendance à son égard que de soutenir le contraire ? Puisque, comme nous le verrons, la distinction conceptuelle entre les raisons morales et épistémiques s’avère souvent, dans le mode de raisonnement populiste, allègrement bafouée, une telle caractérisation suffit à invalider ipso facto la thèse qu’elle vise : souligner le fait qu’une idée manifeste une forme d’irrespect vis-à-vis du peuple dispense de montrer qu’elle est fausse.
La critique d’élites moralement corrompues et/ou inaptes à comprendre la souffrance et les inquiétudes du peuple est un critère toutefois nécessaire mais non suffisant. L’originalité du propos de Müller réside dans la caractérisation du populisme par sa forme spécifique d’anti-pluralisme. Un parti, mouvement, discours ou leader populiste se définit avant tout par sa revendication du monopole moral de la représentation du « peuple véritable » (« true people »)[10]. Le populisme consiste essentiellement à prétendre représenter de manière exclusive le peuple authentique. Il serait ainsi en affinité directe avec les « vrais gens », c’est-à-dire la partie saine de la masse empirique des citoyens, et ce contrairement aux élites qui représentent des intérêts particuliers extérieurs à ces derniers et agissent (plus ou moins sciemment) contre eux. Les élites ne sont, dans l’imaginaire populiste, pas nécessairement malveillantes : elles cherchent aussi, ce qui est bien compréhensible, à satisfaire leurs intérêts sociaux, intérêts qui vont directement à l’encontre de ceux du « vrai peuple ». On peut dès lors affirmer, même si cela ne figure pas explicitement dans le texte de Müller, que le populisme n’a pas de visée universaliste au sens où il ne considère pas que la satisfaction des intérêts du « peuple véritable » conduira à un bien-être global et fera ainsi, en quelque sorte, le bonheur des élites malgré elles. L’antagonisme des intérêts semble ici irrémédiable. Le problème de la définition du « peuple authentique » se pose, cependant, pour tout populiste. Les critères peuvent être ethniques, confessionnels mais également sociaux (les « vrais » travailleurs, par exemple). Ainsi, le populisme n’est pas nécessairement xénophobe parce qu’il existe différentes manières de concevoir les membres du « vrai peuple » et un populisme de gauche n’est, de ce fait, en rien une impossibilité conceptuelle.
Bien qu’elle puisse parfaitement être combinée avec l’acceptation et la valorisation verbale du pluralisme (surtout lorsque les populistes sont dans l’opposition), une telle prétention au monopole moral de la représentation est intrinsèquement anti-pluraliste en ce qu’elle frappe d’illégitimité tout système de raisons concurrent et donc tout adversaire politique. Quel poids, indissociablement moral et épistémique, peut-on en effet accorder à ce dernier dès lors que ses idées sont conçues comme exprimant nécessairement des intérêts extérieurs à la Nation ? L’attitude la plus pertinente face à un argumentaire n’est ainsi pas d’évaluer sa plausibilité mais de se demander qui il représente. De manière circulaire, l’adhésion aux thèses populistes constituera un critère d’appartenance au « peuple véritable », ce qui a pour effet d’immuniser le populisme face à aux critiques portant sur son statut de porte-parole exclusif de ce dernier : est-il réellement possible d’appartenir à la catégorie des « vrais gens » et de ne pas être réceptif aux idées populistes ? Comment l’insensibilité en question pourrait-elle ne pas trahir l’intrusion, consciente ou non, d’intérêts extérieurs et antinationaux ? Un populisme xénophobe pourra, dans cet esprit, pointer la collusion élite-immigrés et endosser la thèse selon laquelle « non nationaux et post nationaux conspirent contre la vraie nation »[11]. Le populisme ne se distingue dès lors par aucun contenu doctrinal précis : il peut ainsi, selon sa logique interne, faire appel à des valeurs de tolérance (ethnique, religieuse, sexuelle, etc.) pour justifier l’exclusion d’une partie des citoyens de la « Nation véritable »[12]. Il n’est, de même, pas nécessairement hostile à l’Europe en général ou aux institutions européennes actuelles : ne pourrions-nous pas imaginer un populisme « europhile », distinguant soigneusement le « vrai peuple » européen des éléments exogènes et sources de corruption morale ?
L’anti-pluralisme ne se manifeste donc pas nécessairement par un refus de la discussion ou de la pluralité des idées comme telles mais par la contestation principielle, qui découle de sa logique interne, de la pertinence des idées antagonistes. Du fait de cet anti-pluralisme structurel, le populisme ne saurait, contrairement à ce qu’affirme une conception populiste du populisme, revivifier la démocratie. Les appels aux référendums qu’il lance ne sont jamais à entendre comme la volonté de mettre en œuvre un processus de délibération collective : il s’agit toujours plutôt d’entériner ce qui a déjà été identifié par les populistes comme l’aspiration du peuple. Ce dernier n’est jamais conçu comme un authentique sujet politique et s’avère d’une passivité remarquable dans l’imaginaire populiste[13] : il se contente d’entretenir certains affects (souffrance, colère, sentiment de trahison, etc.) et de former des opinions (en partie sur les causes de ces affects) étonnamment fixes et déterminées. Le travail politique du populiste consiste alors à identifier ces contenus et, dans un premier temps, à les refléter fidèlement avant de les traduire en politiques concrètes. La politique populiste se pose officiellement comme une instance de pure extériorisation des opinions[14] que, d’une part, le populiste n’a bien sûr absolument pas contribué à façonner et que, d’autre part, il ne s’agit pas d’interpréter mais d’exprimer[15]. Cette conception des capacités politiques du peuple serait cohérente avec sa conception de l’exercice du pouvoir, et plus précisément avec l’idée de mandat impératif qu’il prône[16] : le peuple n’est jamais une entité dynamique qui peut réviser et réévaluer ses opinions et, par là même, influer de manière continue sur le contenu d’une politique populiste.
Le monopole auxquels prétendent les populistes peut toutefois les placer dans des situations inconfortables d’un point de vue cognitif et social : comment expliquer l’échec électoral d’un parti représentant pourtant, selon l’expression de Nixon, la « majorité silencieuse » ? Peu disposés à relativiser leur revendication d’une représentativité exclusive, les populistes distinguent, dans ce cas seulement bien sûr, le « résultat moral » du « résultat empirique » d’une élection[17] : s’ils peuvent reconnaître leur défaite (ce qui n’est pas toujours le cas), les populistes considèrent que dans des conditions démocratiques normales (sans, par exemple, un système politico-médiatique hostile à leurs idées), ils n’auraient tout simplement pas pu ne pas l’emporter. Placé dans des conditions adéquates, le « peuple authentique », homogène du point de vue de ses intérêts, de ses valeurs et nécessairement doué de bon sens, est voué à se reconnaître en eux.
Comment expliquer, toutefois, cet écart entre les résultats moral et empirique ? Deux types de réponses, qui mobilisent des modes d’explications systémique ou structurelle d’une part et intentionnaliste d’autre part, peuvent être apportés. Le premier consiste à critiquer le fonctionnement de certaines institutions supposées démocratiques en tant qu’elles étouffent la voix de la majorité silencieuse ; le second, susceptible d’être combiné au premier, est de nature conspirationniste et consiste à dire que certains individus occupant des positions sociales privilégiées (les élites ou le Système, parmi lesquels figurent les détenteurs des moyens de diffusion de la parole publique) auraient délibérément désavantagé leur parti. D’où l’idée, souvent affirmée par les populistes, selon laquelle même lorsque leurs interlocuteurs « savent » que les populistes ont raison, il ne « peuvent » tout simplement pas le dire tant, s’ils le faisaient, les foudres du Système s’abattraient sur eux. Si, d’ailleurs, les propos du populiste « dérangent », n’est-ce pas évidemment parce qu’il dit vrai ?
Remarquons que ces deux critiques peuvent être parfaitement justifiées : certains dysfonctionnements effectifs des institutions démocratiques doivent être pointés et il semble tout à fait absurde de nier l’existence d’actions concertées dans le monde social, c’est-à-dire de succomber à un biais émergentiste (sorte d’envers du biais intentionnaliste) qui consisterait à croire que les effets macro-sociaux sont nécessairement des effets d’agrégation[18]. Le conspirationnisme qui caractérise ici le populisme ne doit pas, à notre avis, être défini par le simple fait d’adhérer à une thèse particulière portant sur telle conspiration mais plutôt comme une attitude mentale épistémiquement irrationnelle consistant à considérer que l’hypothèse d’un complot (en l’occurrence contre le populisme ou les individus qui s’en réclament) est nécessairement, et donc quel que soit l’environnement épistémique, la plus satisfaisante d’un point de vue explicatif – biais qui favorise ensuite la collecte elle-même asymétriquement biaisée des données en faveur de ce type de thèse.
2.2 Le populisme « en pratique »
Le second chapitre de l’ouvrage est consacré à la manière dont les partis populistes sont susceptibles de se comporter une fois au pouvoir. Il est faux, selon l’auteur, de considérer que les populistes ne peuvent par principe gouverner puisque leurs positions antiélitistes se retourneraient contre eux ou parce que leurs discours simplistes s’évaporeraient face à la complexité du réel. Ils tendent en réalité à gouverner selon la logique interne du populisme. Leur anti-pluralisme principiel, qui concerne initialement le statut moral et épistémique accordé aux discours antagonistes, se traduit en politique concrète : les populistes accaparent ainsi l’appareil d’État, affaiblissent les contre-pouvoirs (leur hostilité aux médias indépendants en est l’exemple le plus frappant) et pratiquent un clientélisme de masse leur permettant, par une forme de prophétie auto-réalisatrice, de constituer le peuple qu’ils prétendent incarner[19]. Des justifications morales, conformes à leur mode de raisonnement, de ces pratiques sont bien sûr proposées et contribuent à leur acceptation : tout cela n’est-il pas fait au nom de l’intérêt réel de la « Nation authentique » ?
Comment, enfin, se comporter face au populisme (interrogation qui constitue l’objet du chapitre 3) ? Müller considère que les populistes ne doivent pas être exclus du débat public[20] mais surtout qu’ils ne doivent pas être discrédités moralement : la contre-argumentation est toujours préférable, même si, d’une part, leur mode de problématisation des phénomènes sociaux doit être contesté[21] et, d’autre part, une telle attitude est plus aisée à adopter sur les questions factuelles qu’axiologiques. Le contre-populisme (et, par exemple, l’édification d’un « populisme de gauche »[22]) ne constituerait ainsi pas une riposte pertinente car on ne détruit pas le populisme en l’imitant. Surtout, la revendication d’un monopole de la représentation du peuple ne cesse pas d’être problématique lorsqu’on substitue une définition (sociale) du peuple à une autre (ethnique ou confessionnelle).
Enfin, un parallèle intéressant est offert entre la technocratie et le populisme[23] en ce qu’ils semblent constituer deux formes différentes d’anti-pluralisme : tous deux récusent l’idée d’adversaires légitimes, au nom du monopole du réalisme, du pragmatisme et de la conscience de l’absence d’alternative économiquement viable d’un côté et de la représentation du « peuple véritable » de l’autre. Les raisons adverses étant a priori délégitimées, le débat ne peut par définition inciter à la réévaluation du contenu des positions respectives[24]. Tous deux ont, de plus, recours, alors même qu’ils la fustigent lorsqu’ils en subissent les effets, à la caractérisation psychologico-morale de l’adversaire. Certains technocrates ne définissent-ils pas l’électorat des populistes par sa « fermeture », son « repli sur soi » et sa « frilosité » (contrairement aux valeurs généreuses d’ouverture et de tolérance qu’ils prônent), même s’ils reprochent par ailleurs aux populistes de délaisser les argumentaires rationnels ou factuels et de verser dans le pur appel émotionnel et la condamnation morale[25] ? Inversement, il est saisissant de constater que les condamnations populistes, qui confinent souvent aux ricanements (désormais très convenus malgré leur prétention persistante à la subversion[26]) sur les « belles âmes » libérales, dont la bien-pensance contribuerait à expliquer le refus de voir le réel « tel qu’il est »[27], se combine parfois aisément à une posture unilatéralement moralisatrice dans le débat public, qui consiste à brandir comme seule arme « argumentative » l’indignation qu’inspire aux populistes le mépris du peuple ou la trahison des élites. La critique de la moralisation d’une discussion peut ainsi être au service d’une contre-moralisation de cette discussion et la dénonciation du manichéisme elle-même fort manichéenne[28]. Quoi qu’il en soit, le populisme n’a le monopole ni de l’anti-pluralisme ni de la moralisation du débat public.
[1] Voir entre autres : Annie Collovald, « Le populisme : de la valorisation à la stigmatisation du populaire », Hermès, 42 (2), 2005, p. 154-160 ; Gérard Mauger, « Populisme (2) », Savoir/Agir, 15(1), 2011, p. 85-88 ; Marie-Anne Paveau, « Populisme : itinéraires discursifs d’un mot voyageur », Critique, 776-777, 2012, p. 75-84. Ce type d’approche caractérise également, certes dans une moindre mesure, l’ouvrage d’Éric Fassin Populisme : le grand ressentiment, Paris, Textuel, 2017.
[2] L’appréciation morale n’est pas ici pragmatico-morale (quoi qu’elle puisse également l’être): il ne s’agit pas de dire que les conséquences d’une telle attitude sont néfastes mais que le seul fait d’entretenir cette attitude mentale est moralement blâmable.
[3] Jan Werner Müller, Qu’est-ce que le populisme ? Définir enfin la menace, Paris, Premier Parallèle, 2016, p. 13.
[4] Pour l’analyse d’un tel constructivisme, voir Sally Haslanger (2003), « Social Construction: The “Debunking” Project” », dans Frederick Schmitt (dir.) Socializing Metaphysics, New York, Rowman and Littlefield, 2003, p. 301–325.
[5] Nous entendons par cette expression le fait qu’une classification échoue dans sa prétention à constituer ou bien à faire advenir une forme de connaissance. Une catégorisation est ainsi épistémiquement défectueuse lorsqu’elle est fausse ou qu’elle ne constitue pas un outil cognitif fécond d’un point de vue descriptif ou explicatif.
[6] Ces trois types de critique, et la confusion conceptuelle qui les sous-tend, prétendent souvent atteindre dans le débat public des disciplines entières comme la sociologie ou les neurosciences, ces dernières étant ainsi tour à tour réduites à (et prétendument invalidées par) l’invocation ou l’analyse de leurs origines, leurs effets sociaux ou leur immoralité supposés.
[7] Ian Hacking, Entre science et réalité. La construction sociale de quoi ?, Paris, La découverte, 2001. Ed. or The Social Construction of What ?, Harvard, Harvard University Press, 1999.
[8] Max Weber, Essais sur la théorie de la science, Paris, Plon, 1992, p. 185. Pour une autre tentative de reconstruction idéal-typique de ce phénomène, voir Paul Taggart, Populism, Buckingham and Philadelphia, Open University Press, 2000.
[9] Cas Mudde, « The Populist Zeitgeist », Government and Opposition, 39 (4), 2004, p. 541-563.
[10] Jan Werner Müller, Qu’est-ce que le populisme ? Définir enfin la menace, op.cit., p. 52.
[11] Ibid., p. 53.
[12] Ibid., p. 32 ; Daphne Halikiopoulou, Steven Mock et Sofia Vasilopoulou, « The Civic Zeitgeist: Nationalism and Liberal Values in the European Radical Right », dans Nations and Nationalism, 19(1), 2013, p. 107–127.
[13] Jan Werner Müller, Qu’est-ce que le populisme ? Définir enfin la menace, op.cit., p. 57.
[14] Cas Mudde, « The Populist Zeitgeist », Government and Opposition, op.cit., p. 547.
[15] Toute « interprétation » ne court-elle pas, en effet, le risque de déformer son objet et par conséquent de témoigner d’une forme de cécité – et donc ultimement de condescendance – à l’égard des aspirations du peuple ?
[16] Jan Werner Müller, Qu’est-ce que le populisme ? Définir enfin la menace, op.cit., p. 56.
[17] Ibid., p. 81. Cette distinction conceptuelle est opératoire et non manifeste : elle structure les inférences populistes mais n’est jamais explicitée comme telle. Sur la distinction entre concepts « opératoires » et « manifestes », voir Sally Haslanger, « Philosophical Analysis and Social Kinds: What Good are Our Intuitions? », Proceedings of the Aristotelian Society, Sup. Vol. 80, 2006, p. 89–118.
[18] Conformément à la définition que donne Boudon de ce concept dans La logique du social, Paris, Hachette, 1979, p. 118.
[19] Jan Werner Müller, Qu’est-ce que le populisme ? Définir enfin la menace, op.cit., p. 97.
[20] Sauf, bien sûr, lorsqu’ils incitent au crime ou au délit.
[21] Ibid., p. 131.
[22] Chantal Mouffe, L’illusion du consensus, Paris, Albin Michel, 2016.
[23] Jan Werner Müller, Qu’est-ce que le populisme ? Définir enfin la menace, op.cit., p. 157.
[24] Dans cette optique, les positions de l’interlocuteur sont appréhendées comme des données de « second niveau » : elles portent non pas sur les états de chose dont il parle mais sur le fait qu’il interprète de telle manière ces états de chose. On comprend l’intérêt stratégique de la possession de telles informations.
[25] Ce type de caractérisation n’est évidemment pas contradictoire avec le fait de donner, par ailleurs, des raisons épistémiques contre les positions ainsi « moralisées ».
[26] La posture anti-bienpensante étant encore (mais pour combien de temps ?) une source non négligeable de profits symboliques, certains tabous, réels ou fictifs, semblent devoir inlassablement être brisés. L’une des parades rhétoriques fort prisées des briseurs autoproclamés de « tabous » réside précisément dans une forme de moralisation et/ou de « judiciarisation » de la discussion : cette dernière consiste (de manière intentionnelle ou non) à esquiver la question épistémique de la vérité du contenu de leur position en martelant, même lorsque nul ne le conteste, leur droit à la soutenir et, plus profondément, à assimiler a priori la critique d’une thèse à un désir plus ou moins avouable d’interdire son expression et/ou à une injonction morale visant à faire taire le courageux pourfendeur du politiquement correct qu’est censé être son auteur. Le tour de passe-passe rhétorique est achevé lorsque la boucle est bouclée : la critique est (à tout le moins temporairement) étouffée du fait de cette réduction psychologisante et/ou moralisante, qui permet de l’assimiler à une forme de police de la pensée, par ceux-là mêmes qui invoquent le droit absolu à la critique contre toute forme de police moralisante de la pensée.
[27] Contrairement, bien sûr, à la lucidité des émetteurs de ce discours en affinité directe avec le réel et les « vrais gens » – eux aussi nécessairement dans le vrai. Quant aux bonnes intentions ou aux bons sentiments, dont le porte-parole auto-désigné du réel et du bon sens vous invite à confesser honteusement la présence en vous (et à l’encontre desquels, là encore, les sarcasmes commencent tout de même à faire quelque peu bâiller), ils ne peuvent, bien entendu, que révéler, d’une part, l’angélisme naïf ou l’hypocrisie coupable de ceux qui les entretiennent ou prétendent les entretenir et produire, d’autre part, des effets sociaux pernicieux.
[28] À cet égard, la dénonciation ironique, et récurrente lors des joutes médiatiques, du « camp du Bien » éprouve parfois quelques difficultés à ne pas, elle-même, constituer ce dernier en « camp du Mal ».