Eco-feminisme : le lien positif
Par Pierre-Emmanuel Brugeron
L’écoféminisme est fréquemment taxé d’essentialisme par ses critiques, en majorité académiques1. Cette caractéristique vaut réfutation pour elle-même dans la plupart des cas, ainsi que dans la plupart des esprit. Nombre de philosophes écoféministes entament systématiquement leurs articles et ouvrages par une précision sur leur position vis-à-vis de l’essentialisme, qui ne serait qu’une vue de l’esprit des détracteurs de ce mouvement. Au final, la lecture d’un article académique pourrait faire croire que l’essentialisme ne serait qu’une sorte de lieu commun à combattre ou encore un croque-mitaine théorique qu’il convient de conjurer pour commencer à exposer sa pensée.
Le problème est, nous avons tenté de le montrer dans notre article sur le lien négatif constructiviste, que la position essentialiste de type Starhawk ne semble pas avoir d’adversaire sérieux quant à la puissance du lien justifiant le nom d’écoféminisme. Ce courant accepte non seulement un lien entre la domination de la Femme et la domination de la Nature, mais explique ce lien par un rapport essentiel entre Femme et Nature, rapport dont l’Homme est exclu et qu’il tente d’apprivoiser, voir de dominer, via la technique et les violences physiques et symboliques.
Ce lien Femme/Nature, il est nécessaire de s’attarder sur ce paradoxe, est précisément ce que dénonçaient les constructivistes : féminisation de la nature (théories de la Terre/Gaïa, la Mère-Nature), naturalisation de la femme (mère qui nourrit ses enfants comme les champs et les rivières nourrissent les Humains) mise en avant de l’importance des rythmes (rythmes menstruels et rythmes lunaires, saisons, etc.) La vision du rapport de la Femme et de la Nature est donc glorifiée et c’est la domination masculine qui est rejetée, tandis que les constructivistes critiquaient cette essentialisme comme faisant partie de la domination elle-même.
Ce paradoxe de l’essentialisme n’en est peut-être pas un. Si du point de vue des constructivistes le lien réel Femme/Nature serait en contradiction radicale avec l’ensemble de la démarche, du point de vue essentialiste il présente une certaine cohérence et appelle à une émancipation, non plus de la nature, mais des schémas masculins, rejoignant ainsi le modèle de la seconde vague féministe2. La source du malaise face à l’essentialisme est peut-être que, une fois poussées dans leurs retranchements, les positions constructivistes semblent moins cohérentes que l’essentialisme mystique qui, une fois le lien historique Femme/Nature3 communément accepté, offre un ensemble de solutions passant par l’acceptation des rythmes naturels ou la lutte pour la prééminence féminine qui, étant d’un ordre plus naturel, ne sera pas du même type que sa forme masculine et brutale.
Pour reprendre les termes de notre introduction, l’essentialisme propose la réhabilitation de la sorcière4, Femme initiée aux rythmes de la nature et à ses secret car essentiellement proche d’elle.
Si l’on est disposé à ôter toute prétention à la raison (car aliénante, patriarcale, etc.) alors cette acceptation du lien apporte son lot de réponses claires et cohérentes. Le problème étant, il n’est presque pas nécessaire de le préciser, que ce choix n’est pas sans conséquence, à la fois politiquement et dans le domaine de la pensée. Il implique un déchargement de la raison face à la nature, ce qui, sous des apparences simples et naïvement rousseauistes, pose en réalité un nombre de problème positifs que l’essentialisme ne résout pas. Affirmer que l’avenir du monde doit passer par une désindustrialisation massive est une critique répandue, justifier une domination matriarcale traditionnelle sur le modèle du village, en revanche, pose un si grand nombre de problèmes techniques que nous ne pouvons ici que nous en remettre à l’imagination du lecteur. Le problème sera donc que, si jamais l’on était disposé à accepter cette religion de sorcières5, nous retomberions dans un grand nombre de problèmes à régler par la raison, la Nature n’étant pas un ensemble de préceptes évidents.
Conclusion
Le problème de l’académisme face à l’essentialisme est donc d’éviter de présenter ce dernier comme une solution plus cohérente se battant sur les mêmes bases que le constructivisme, uniquement pour en tirer des conclusions plus radicales. Ayant nous-mêmes fait le choix de la raison sur la mystique pure, nous pensons que c’est effectivement une des tâches de la sphère académique (ou au moins rationnelle) que de déconstruire cette utilisation du lien essentiel, qui provient pourtant de son propre camp (si nous considérons l’écoféminisme comme un camp, bien entendu).
Néanmoins, les efforts actuels visent bien plus à révéler, sans succès, les liens de la double domination plutôt que de justifier l’unicité de cette domination, sans pour autant retomber dans l’essentialisme combattu.
L’absence actuelle de théorie rationnelle réellement unifiée sans recours à l’essentialisme n’est bien entendu par une preuve de son impossibilité, un fait n’étant pas une démonstration.
Néanmoins, il pourrait peut-être être bénéfique d’accorder le terme d’écoféminisme aux théories fortement essentialistes, en vertu du lien évident qu’elles attribuent à la Femme et à la Nature. Ceci n’invalide absolument pas le champ de l’écologie féministe comme critique double. C’est au contraire une remise en perspective des succès de ce champ qui, en recherchant une théorie unifiée par un lien conséquent, prend le risque de donner dans l’essentialisme.
L’enjeu actuel du débat est, selon nous, d’ordre sémantique : qui peut prétendre défendre le véritable écoféminisme, sachant qu’aucun consensus sur la définition même de cette notion ne semble apparaître ? En toute cohérence, le terme d’écoféminisme serait à réserver aux courants essentialistes, ne fut-ce que pour se consacrer à des aspects plus importants de la domination aujourd’hui.
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1Précisons que l’immense majorité de ce débat général évite la sphère académique française, sans pour autant être absente du débat public, notamment via des ressources francophones en ligne.
2Si la première vague de féminisme visait l’égalité des conditions Homme/Femme (travail, droit, famille par exemple), la seconde vague prétendait émanciper les Femmes du cadre général de vie au masculin pour réaffirmer des valeurs proprement féminines.
3Nous entendons par ce lien ce que chacun constate en étudiant les paganismes et religions de la nature à travers le monde, c’est-à-dire l’analogie permanente entre Femme/Vie/Terre. Voir par exemple la figure de Prakrti dans le Bhagavad Gita hindou. Ce que l’on fait de ce lien historique, réalité essentiel ou forme d’oppression construite, ne l’invalide pas.
4Cette importance de la sorcière, psychopompe entre Nature et Humanité, est également très présente chez Mies et Shiva dans MIES et SHIVA, op. cit. , « Introduction », qui pourtant se défendent, sans trop de succès, d’un essentialisme discret. La réponse de M. MIES à la critique essentialiste est consultable sur Internet : Entretien entre M. MIES et P. ROUSSET, L’écoféminisme, unité et diversité : comprendre le lien URL : « http://www.europe-solidaire.org/spip.php?article2745 », consulté le 30 avril 2008.
5Bien qu’elle sonne de façon sarcastique, l’expression « religion de sorcière » nous paraît adaptée à la position de la plupart des essentialistes dur(e)s.