Dé-transcendantaliser l’universel (2)
La première partie de l’article est consultable ici
2/ Le retour à Wittgenstein.
Si la lecture de Carl Schmitt relevait d’une entreprise de subversion du libéralisme démocratique, qui, par là, tente de retourner ce courant de pensée contre lui-même, celle de Wittgenstein offre une alternative nécessaire à la démocratie libérale. Mais faire référence à Wittgenstein ne va pas de soi, pas plus que la référence à Schmitt, du fait de son opposition à la démocratie libérale, ne s’imposait d’elle-même. Pour le second, on peut même aller jusqu’à dire qu’il faut lui faire subir une réelle inflexion pour qu’il puisse à la fois servir à la critique de la démocratie libérale, et, tout autant, montrer, si ce n’est la voie, en tout cas certaines ouvertures, par la reprise de certains de ses concepts-clés. Il me semble toutefois important de noter combien les entreprises habermassienne et rawlsienne se définissent comme des constructions non-schmittiennes. Le tour de force que réalise Chantal Mouffe, c’est justement de signifier que l’intention critique de ces deux tendances de la démocratie libérale ne parvient pas à viser sa cible. À cet égard, sauf à la refouler, elles ne peuvent pas ne pas reconnaître la dette qu’elles doivent à l’adversaire de la démocratie libérale, et, si une lecture non-schmittienne est possible, c’est aussi dans le cadre de la description schmittienne des fondements de la démocratie et de la souveraineté.
Pour ce qui concerne la référence à Wittgenstein, alors même que la thématique politique est, pour ne pas dire plus, rare dans ses écrits, il s’agit tout autant de poursuivre la critique, portant notamment sur le résultat prétendument impartial de la délibération démocratique, que de dépasser la critique pour assurer le projet d’une démocratie radicale et plurielle et pour en repenser les fondements « modernes ».
» I believe that Wittgenstein’s importance consists in pointing to a new way of theorizing about the political, one that breaks with the universalizing and homogenizing mode that has informed most of liberal theory since Hobbes. This is what is urgently needed, not a new system, but a profound shift in the way we approach political questions.”
Et comme angle d’attaque, les questions de la règle juste et de notre obéissance à la règle serviront de terreau à la réflexion. En définitive, pour Chantal Mouffe, la théorie rawlsienne de la justice ne peut répondre de la pluralité des revendications particulières de justice, parce que ces dernières, en manifestant leur divorce avec la norme qu’une décision de justice permet d’obtenir de manière raisonnable et rationnelle, n’ont plus que soit se rallier à la décision de justice, soit se taire et disparaître. Le « voile d’ignorance » rawlsien est bel et bien un « mur de silence », s’il ne peut être la marque d’un ralliement indéfectible et insatisfaisant à la règle. Wittgenstein le pressentait qui, dans De La Certitude, écrit : « Là où deux principes se rencontrent effectivement qui ne se peuvent concilier l’un l’autre, chacun traite l’autre de fou et d’hérétique. » . La position est telle que la réconciliation entre les principes suppose que l’un s’abstienne quand l’autre s’impose. Or, répondre à une demande de justice par une règle de justice qui ne convient pas et laisse la revendication en suspens (quand il n’y a pas de réponse), c’est très justement œuvrer à un monde où la règle s’impose unilatéralement, où elle s’entend universellement et ne laisse guère de place à une pluralité de revendications qui méritent l’attention. En ce sens, la réponse est alors particulièrement oublieuse de ce qui constitue le conflit, tout autant que du contenu de la réalité des pratiques politiques. Recourir à Wittgenstein, c’est en somme réparer cet oubli. Ou, pour reprendre les termes mêmes de Chantal Mouffe :
I suggest that we find in the late Wittgenstein many insights which can be used to envisage how allegiance to democratic values is created not through rational argumentation but through an ensemble of language-games which construct democratic forms of individuality. Against the current search – in my view profoundly mistaken – for a legitimacy that would be grounded on rationality. Wittgenstein’s view is reached through participation in common forms of life, as a form of “Einstimmung” and not of “Einverstand”, represents a path-breaking perspective. Equally important for a truly pluralistic approach is his conception of “following a rule” which, I argue, can help us with visualizing the diversity of ways in which the democratic game can be played.
Ce qui me semble particulièrement remarquable ici, et tout au long des lignes que Mouffe consacre à Wittgenstein, c’est de noter combien le commun s’oppose au consensus rationnel obtenu par délibération, ou encore à ce déni de l’empirique auquel procède la rationalité consensuelle (Rawls) ou communicationnelle (Habermas).
Une opposition qui, pour le coup, n’est pas une éradication mais une relativisation. La rationalité normative à laquelle recourt la démocratie libérale n’est qu’un jeu de langage parmi d’autres et ne peut aspirer à être plus. Cela a deux conséquences fortes.
La première : notre modernité politique n’est qu’une forme parmi d’autres formes possibles. Ce qui veut dire, non pas édifier une modernité pour la substituer à une autre (et qui, alors, correspondrait à un projet politique de refondation), mais marquer l’historicité de cette modernité et en renouveler l’actualité. Non pour en confirmer la tendance première et systématiquement développée par la théorie de la rationalité politique, mais pour mieux garantir à chacune de ces formes de vie, qui constituent ou se manifestent dans l’espace public, l’expression et la reconnaissance que leurs acteurs peuvent attendre. Ainsi, historiciser la rationalité politique, ou bien encore la norme politique, ce n’est pas la nier, mais tenter de la remettre en circulation à partir de ce qui la constitue (cet extérieur constitutif que nous évoquions précédemment).
A political form of human coexistence, which, under certain conditions, can be deemed “just”, but that must also be seen as the product of a particular history, with specific historical, cultural and geographical conditions of existence.
Cette historicisation rend compte d’une opposition de perspectives à la fois théoriques et épistémiques, celle du « contextualisme vs le contarctualisme ». Ce que le contractualisme présuppose, dans la procédure délibérative pour définir ce qui est juste, c’est une sorte de neutralité axiologique, d’autant plus essentielle que sa visée universalisante exige des sujets si ce n’est la rationalité en tout cas la raisonnabilité de leurs positions. “On one side we find the ‘rationalist-universalists’ who – like Ronald Dworkin, the early Rawls and Habermas – assert that the aim of political theory is to establish universal truths, valid for all independently of the history-cultural context. Of course, for them, there can only be one answer to the enquiry about the ‘good regime’, and many of their efforts consist in proving that constitutional democracy is the regime that fulfils those requirements.” Mais c’est bien là que le bât blesse ! Car en établissant ces vérités universelles, à partir d’un accord rationnel qu’il faudrait obtenir en postulant un ordre de raisons, la position contractualiste en oublie tout autant les pré-requis de cet accord et de cet ordre de raisons, réputées satisfaisantes au contexte. Or, à suivre Wittgenstein, ça n’est pas la rationalité qui est ici pré-requise, bien plutôt une pratique, qui déstabilise la normativité rationaliste, non parce qu’il ne faudrait plus envisager de rationalité, mais parce qu’il convient de la déterminer autrement.
Indeed, we are led to acknowledge that democracy does not requires a theory of truth and notions like unconditionality and universal validity but a manifold of practices and pragmatic moves aiming at persuading people to broaden the range of their commitments to others, to build a more inclusive community. Such a shift in perspective reveals that, by putting an exclusive emphasis on the arguments needed to secure legitimacy of liberal institutions, recent moral and political theorists have been asking the wrong question. The real issue is not to find arguments to justify the rationality or universality of liberal democracy that would be acceptable by every rational or reasonable person. Liberal democratic principles can only be defended as being constitutive of our form of life, and we should not try to ground our commitment to them on something supposedly safer. As Richard Flathman – another political theorist influenced by Wittgenstein – indicates, the agreements that exist on many features of liberal democracy do not need to be supported by certainty in any of the philosophical senses. In his view, ‘Our agreements in these judgments constitute the language of our politics. It is a language arrived at and continuously modified through no less than a history of discourse, a history in which we have thought about, as we became able to think in, that language.
Réinvestir, en ce sens, la rationalité c’est repenser les conditions qui nous amènent à consentir (ou à ne pas consentir) à la règle, alors même que le processus d’identification aux valeurs démocratiques est occulté par le contractualisme puisque cette identification est ce qu’il faut obtenir, voire ce que nous ne pouvons pas, en tant qu’êtres raisonnables, ne pas obtenir. La seconde conséquence exige donc que nous « re-parcourions » tout ce cheminement qui produit ce consentement. Recourir à Wittgenstein, c’est prendre acte que tout jeu de langage est, avant un sens, une pratique (au même sens que Wittgenstien déclarera que « l’origine et la forme primitive du jeu de langage est une réaction, les formes plus complexes ne peuvent croître que sur celle-ci. La langue, veux-je dire, est un raffinement, ‘au commencement était l’action’. » , ou bien encore, « les mots sont des actes » ). Suivre et obéir à une règle rend compte de cette pratique fondamentale. Et le logicien de préciser, « Pour établir une pratique, les règles ne suffisent pas, il faut aussi des exemples. Nos règles laissent des échappatoires ouvertes et la pratique doit parler pour elle-même. » Ce qui signifie, en fin de compte, préciser que la rationalité ne se suffit pas, parce qu’elle est toujours confrontée à un contexte empirique de pratiques face auquel elle fait, dans sa prétention universalisante, défaut, et vis-à-vis duquel la norme, qui pourrait alors manifester son impuissance parce qu’elle marquerait sa faillite, ne produit pas la réponse attendue.
Face à ces jeux de langage, qui peu à peu, sous la plume de Chantal Mouffe, deviendront les jeux de la démocratie, la délibération escompte établir des pratiques raisonnables (ou qui doivent l’être), quand, en fait, elle oublie que leur fondement n’est pas théorique. Le Wittgenstein de De la Certitude (« Une signification d’un mot est un mode de son utilisation. En effet cette signification est ce que nous apprenons au moment où le mot est incorporé dans notre langage. » ), ou celui des Investigations philosophiques (« ‘Ainsi vous dites que la conformité des vues humaines décide de ce qui est vrai et de ce qui est faux ? est vrai et faux ce que les hommes disent l’être ; et ils s’accordent dans le langage qu’ils emploient. Ce n’est pas une conformité d’opinion, mais de forme de vie. » ), la référence à l’empirique est une détermination de sens, pas parce qu’elle établit la conformité entre le mot et la chose que le mot dit, mais parce qu’elle manifeste une « incorporation » d’usages et de pratiques qui se disent dans et à travers l’usage du mot. Ce qui est quasiment parler d’une « vie psychique du pouvoir ». À ceci près, pourtant, que l’écart entre le sens et l’usage n’est pas un écart coupable d’une entorse avec la souveraineté (qui exigerait d’être reconnue pour ce qu’elle est et dans l’exercice même de son autorité) . L’écart est le signe d’une intercompréhension entre des usages, toujours susceptible de créer un antagonisme, qui, plutôt que de les disqualifier les uns ou les autres, parce que la logique n’y pourrait rien (sous-entendu n’a pas à se mêler de ce type d’écart), les assume pleinement. D’une certaine manière, si l’on suit le propos de Wittgenstein, dans les Investigations philosophiques, la logique ne serait rien sans cette tension et cette possibilité constante de ce genre d’écart . Par là, ce qui est dit des jeux de langage peut l’être aussi du jeu démocratique : il ne pourrait y avoir de projet démocratique sans cette tension entre des formes de vie qu’aucun consensus rationnel ne pourrait résorber (ce qui serait les nier), même si la coexistence suppose le dépassement de cet antagonisme premier. Pour le dire autrement, ne pas se comprendre n’est pas ni dénaturer le langage, ni même s’interdire des jeux de langage, mais bien réinvestir le langage et ses jeux, en re-parcourir toutes les potentialités par référence non à une règle mais à des pratiques ou formes de vie.
Indeed in [Wittgenstein’s] later work he has highlighted the fact that, in order to have agreement in opinions, there must first be agreement in forms of life. In his view, to agree on definition of a term is not enough and we need agreement in the way we use it. This means that procedures should be envisaged as a complex ensemble of practices. It is because they are inscribed in shared forms of life and agreements in judgments that procedures can be accepted and followed. They cannot be seen as rules that are created on the basis of principles and then applied to specific cases. Rules for Wittgenstein are always abridgments of practices, they are inseparable from specific forms of life. This indicates that a strict separation between ‘procedural’ and ‘substantial’ or between ‘moral’ and ‘ethical’, separations which are central to the Habermasian approach, cannot be maintained. Procedures always involve substantial ethical commitments, and there can never be such a thing as purely neutral procedures.
Au moment de conclure sur cette lecture, qu’il soit clair que le propos de Chantal Mouffe n’est pas de déduire d’une pensée qui ne prend pas le politique comme objet premier, une théorie politique qu’elle n’entendrait pas développer. Toutefois, c’est plus à titre d’outil d’analyse, de méthode d’investigation que la lecture wittgensteinienne s’avère opérante. Elle fournit les éléments-clés de la conception de l’antagonisme propre à la politique, sans lequel le projet démocratique ne saurait exister et se réactualiser au gré de ses conflits internes, et ouvre la voie à ce dépassement agonistique, seul capable de rendre la coexistence possible. Mais, par là, on peut saisir aussi combien et comment la prétention universalisante du rationalisme ne peut plus autant se traduire de manière universelle et uniforme, en tout cas unilatérale. En cherchant, notamment par la délibération, les procédures qui satisfassent à la fois la légitimité du Droit et la rationalité, le projet de la démocratie libérale se trouve, lorsqu’il est confronté à une nouvelle demande et revendication de reconnaissance, ou démuni – et il ne traite pas de la situation, question… elle n’existe pas et n’est le fait que de fanatiques –, ou désarmé – aucune des procédures qu’il se donne ne le prépare à prendre en compte ce qui lui est ainsi manifesté. Entre le déni et l’instrumentalisation de la vie politique, le projet démocratique abandonne ainsi quelque chose de son projet d’égalité et de liberté, alors même qu’il prétend ne diriger son action que dans cette perspective.
3/ La vulnérabilité de la démocratie au cœur de son projet même – réhabilitation du conflit et de l’antagonisme
Face à la prétention de la maîtrise de nos espaces publics comme de nos formes de vie, le projet de démocratie radicale, s’il ne renonce absolument pas à l’ambition de la liberté et de l’égalité, l’une déterminant l’autre (ou l’une se déterminant de l’autre), entend lui donner toutes ses chances en ré-installant la vulnérabilité au cœur même de ses concepts et de ses pratiques. Il ne s’agit pas seulement de la vulnérabilité et de la précarité de nos vies, pour lesquelles, la théorie n’aurait plus qu’à tenter une description qui, par là, en alimenterait le diagnostic. Bien plus : la vulnérabilité dont il est ici question renvoie à l’historicité même de la norme, à sa contingence.
Or ce que la lecture de Wittgenstein permet d’envisager c’est la possibilité de ré-introduire de la responsabilité et de l’indécidable dans les procédures, instrumentales, de décision. C’est-à-dire encore, ré-introduire du pouvoir et des relations de pouvoir. Ce qui ne peut se faire qu’en renonçant au postulat d’une légitimité hors du politique (mais qui gouverne la politique) et des pratiques, comme d’une normativité a priori et transcendantale, vis-à-vis de laquelle la tâche de la société démocratique serait de subsumer, pour leur conférer la légitimité voulue/souhaitée, chacune des pratiques qui interrogent la norme, et, d’une manière ou d’une autre, en réitèrent l’autorité. Renoncer non seulement au postulat, mais aussi à l’incarnation même de ce postulat dans le sujet/acteur politique.
Coming to terms with the constitutive nature of power implies relinquishing the ideal of a democratic society as the realization of a perfect harmony or transparency. The democratic character of a society can only be given by the fact that no limited social actor can attribute to herself or himself the representation of the totality and claim to have ‘mastery’ of the foundation. Democracy requires, therefore, that the purely constructed nature of social relations finds its complement in the purely pragmatic grounds of the claims to power legitimacy. This implies that there is no unbridgeable gap between power and legitimacy – not obviously in the sense that all power is automatically legitimate, but in the sense that: (a) if any power has been able to impose itself, it is because it has been recognized as legitimate in some quarters; and (b) if legitimacy is not based in an aprioristic ground, it is because it is based in some form of successful power. This link between legitimacy and power and the hegemonic ordering that this entails is precisely what the deliberative approach forecloses by positing the possibility of a type of rational argumentation where power has been eliminated and where legitimacy is grounded on pure rationality.
Le procès que le projet de démocratie radicale adresse aux tenants de l’approche délibérative est bel et bien un procès en référentialité. Si pour les seconds, la référence en légitimité est donnée et garantie par la rationalité des principes qui la constituent et la définissent, pour Chantal Mouffe, il est possible de référer cette légitimité à des formes de vie et de pouvoir qui, parce qu’elles consacrent l’adversité entre Eux et Nous, ont toutefois rendu possible et ont pratiqué une forme de coexistence politique. D’autre part, si, pour les seconds, la légitimité est à produire, comme l’aboutissement de la délibération et comme sa garantie raisonnable, pour le projet d’une démocratie radicale, la légitimité est à redéfinir au gré de ce qui l’interroge, la conteste et la trouble, la déconstruit. À une conception linéaire (et instrumentale) de la politique moderne, ou bien à une conception programmatique de l’unité politique à œuvrer, Chantal Mouffe oppose donc une conception de la modernité discontinue, qui se ré-élabore et se ré-actualise et se re-« met en scène » au fur été à mesure des demandes, circonstances.
C’est par là que s’entendent l’idée et la tentative qui ouvrent à cette dé-transcendantalisation de l’universel. Entreprise qui est, dans la même perspective que celle de Derrida, une déconstruction de la politique elle-même. Il est, à cet égard, intéressant de remarquer combien, outre les références explicites à l’œuvre de Derrida, Chantal Mouffe reprend à son compte le questionnement qui inaugure la conférence de 1989 quand celui-ci souligne que le lieu propre de la déconstruction est celui de l’opposition nomos/phusis. Mais, cette fois, sans le faire de manière oblique et mystique. Rappeler et adresser à la démocratie son paradoxe propre, s’y confronter, c’est jouer le jeu démocratique. C’est, au cœur même du projet démocratique , repenser à nouveau frais la question de l’égalité et de la liberté, sans pour autant les postuler et les subsumer à une universalité qui, énoncée dans l’évidence de sa performativité, rend impossible la possibilité de leur émergence hors d’une normativité pré-établie. À l’évidence du projet démocratique qui, par une gouvernementalité de nos espaces publics, y compris par la voie délibérative, prétend à la fois assurer son expansion à travers le monde et garantir une légitimation des mesures visant, parfois, à court-circuiter le trop plein de demandes en reconnaissance, s’oppose cette dé-transcendantalisation de l’universel.
Pour le dire autrement, à la rationalisation, par élimination de tout défi métaphysique, religieux ou moral (comme chez Rawls), ou par l’instauration d’une rationalité communicationnelle (comme chez Habermas), dé-transcendantaliser l’universel c’est rendre compte d’une pluralité irréductible des identités et assumer une adversité entre elles qui les constitue tout autant qu’elle leur offre l’opportunité d’une coexistence pacifiée, mais non unifiée, par convergence des intérêts, notamment de classes, différenciées par l’institutionnalisation normative de leur particularisme. Quand le néo-libéralisme entend étouffer les conflits, la démocratie radicale entend repolitiser la subjectivation, en assumant la conflictualité de son affirmation et de sa construction. Les leçons que Chantal Mouffe tire de ces deux lectures pourraient alors se ramener à ceci : l’adversité entre Eux et Nous est d’autant plus nécessaire à penser et vitale à préserver que l’espace public et politique en commun n’est pas celui d’une harmonie pré-établie par la performativité de son énoncé, mais une construction incessante dans des espaces aux contours flous, vides de tout contenu postulé, mais susceptibles de redéfinition constante, parce que pas plus que le jeu de langage, le jeu de la normativité ne saurait se réduire à une signification univoque. C’est à ce compte-là, et à tous ces jeux (de langage comme de normativité), que la démocratisation de la société peut assumer la pluralité sans particularisme qui la constitue.
Albéric Perrier Doctorant, EA 1270, « Philosophie des Normes » Université Rennes1
Bibliographie
Chantal Mouffe, (a) The Democratic Paradox, éd. Verso, coll. “Radical thinkers”, London – New York, 2005; (b) On The Political, éd. Routledge, coll. “Thinking in action”, London and New York, 2005
Ludwig Witggenstein, (a)De la Certitude, édition Gallimard, coll. Tel, 1976 ; (b) Investigations philosophiques, édition Gallimard, 1961
1- Mouffe (a), pp.60-61 – « Je crois que l’importance de Wittgenstein consiste à montrer une nouvelle voie pour théoriser le politique, qui rompt avec le mode d’universalisation et d’homogénéisation qui alimente la plupart des théories libérales depuis Hobbes. Nous avons d’urgence besoin non pas d’un nouveau système, mais d’un changement profond dans la manière dont nous abordons les questions politiques. »
2- § 611.
3- Mouffe (a), pp.11-12 – « Je suggère que nous pouvons trouver dans le dernier Wittgenstien beaucoup d’éclaircissements qui peuvent nous aider à envisager comment l’allégeance aux valeurs démocratiques n’est pas engendrée à partir d’une argumentation rationnelle mais à partir d’un ensemble de jeux de langage qui construisent des formes démocratiques de l’individualité. Contrairement à la démarche actuelle – à mon avis profondément erronée – en quête d’une légitimité qui serait fondée sur la rationalité, on rejoint la position de Witggenstein, grâce à la participation dans des formes communes de vie, en tant que forme de « Einstimmung » [comme forme de pluralité de vies/voix] et non de « Einverstand » [comme produits de raisons], ce qui représente une perspective tout à fait novatrice. Tout aussi importante pour une approche véritablement pluraliste est sa conception de ce que c’est que « suivre une règle », qui, je l’affirme, peut nous aider à visualiser la diversité des manières dont le jeu démocratique peut être joué. »
4- Mouffe (a), p.62 – « Une forme politique de coexistence humaine qui, sous certaines conditions, peut être estimée comme « juste », mais qui doit aussi être considérée comme le produit d’une histoire particulière, avec une historicité, des conditions culturelles et géographiques d’existence spécifiques. »
5- Mouffe (a), p. 63 – « D’un côté, nous trouvons les « rationalistes-universalistes » – tels que Ronald Dworkin, Rawls dans ses premiers écrits et Habermas – qui affirment que l’objectif de la théorie politique est d’établir des vérités universelles, valides pour tous, indépendamment du contexte historico-culturel. Evidemment, pour eux, il ne peut y avoir qu’une seule réponse à la question de savoir quel est le « bon régime », et beaucoup de leurs efforts consistent à prouver que la démocratie constitutionnelle satisfait à ces exigences. »
6 Mouffe (a), pp.65-66 – « Bien sûr nous sommes amenés à reconnaître que la démocratie n’a pas besoin d’une théorie de la vérité et des notions comme l’inconditionnalité et la validité universelle, mais plutôt d’une multiplicité de pratiques et d’initiatives pragmatiques tendant à persuader les individus d’élargir l’étendue de leurs engagements vis-à-vis des autres, à construire une société plus inclusive. Un tel changement de perspective révèle que, en insistant sur les arguments nécessaires à assurer la légitimité des institutions libérales, un bon nombre de théoriciens, spécialisés en morale et en politique, n’ont pas posé la bonne question. Le vrai problème n’est pas de trouver des arguments afin de justifier la rationalité et l’universalité de la démocratie libérale et qui seraient acceptables par toute personne rationnelle ou raisonnable. Les principes libéraux démocratiques ne peuvent seulement être défendus qu’en tant que constitutifs de notre forme de vie, et nous ne devrions pas tenter d’ancrer notre engagement à leur égard sur quelque chose de prétendument moins risqué. Comme l’indique Richard Flathman – un autre théoricien politique influencé par Wittgenstein –les concordances qui existent sur de nombreuses caractéristiques de la démocratie libérale n’ont pas besoin de s’appuyer sur la certitude, dans tous les sens philosophiques du terme. « Nos convergences sur ces jugements constituent le langage de notre conception politique. C’est un langage auquel on parvient et qui est l’objet de modifications continuelles à travers rien moins qu’une histoire du discours, histoire dans laquelle nous avons exercé notre réflexion à propos de ce langage, alors même que nous avons pu le faire grâce à lui » Ce qui est toit à fait la marque de la déconstruction, telle que l’envisage Derrida, non seulement au sujet de la démocratie, mais aussi de la justice.
7 Wittgenstein, Remarques mêlées, 1937
8 Wittgenstein, Remarques mêlées, 1945
9 Wittgenstein, De la Certitude, § 139.
10 § 61
11 § -241
12 Ce qui est somme toute la perspective que Judith Butler tente de décrire, et qu’évoque Wendy Brown quand elle parle de la mélancolie.
§ 242 : « Pour qu’il y ait compréhension (entente) au moyen du langage, il doit y avoir une conformité non seulement de définitions, mais aussi (si étrange que cela puisse paraître) de jugements. Ceci semble abolir la logique, mais il n’en est rien. C’est une chose de décrire des méthodes de mensuration, c’en est une autre d’obtenir et d’établir des résultats de mensuration. Mais ce que nous nommons « mensuration » est en partie déterminé par une certaine constante dans les résultats de mensurations. ». Je souligne.
13 Mouffe (a), p.97 – « En effet, dans ses derniers travaux, Wittgenstein a mis en lumière le fait que, dans le but d’obtenir une concordance d’opinions, il doit, premièrement, y avoir un accord sur les formes de vie. Selon lui, s’accorder sur la définition d’un terme n’est pas suffisant et nous avons besoin de nous accorder sur la manière dont nous l’utilisons. Ceci signifie que les procédures devraient être considérées comme un ensemble complexe de pratiques. C’est uniquement parce qu’elles s’inscrivent dans des formes de vie et des accords sur des jugements que des procédures peuvent être acceptées et suivies. Elles ne peuvent pas être considérées comme des règles qui ont été créées sur la base de principes et appliquées à des cas spécifiques. Les règles, pour Wittgenstein, sont toujours des résumés de pratiques ; elles sont inséparables des formes spécifiques de vie. Cela indique que les distinctions entre « procédural » et « substantiel », ou entre « éthique » et « morale », distinctions qui sont au cœur de l’approche habermassienne, ne peuvent être maintenues. Les procédures impliquent toujours des engagements éthiques substantiels, et il ne peut jamais rien existé qui serait une procédure purement neutre. »
14 Mouffe (a), pp.100-101 – « Accepter la nature constitutive du pouvoir implique l’abandon de l’idéal d’une société démocratique conçue comme la réalisation d’une parfaite harmonie ou de transparence. Le caractère démocratique d’une société ne peut être donné que par le fait qu’aucun acteur social spécifique ne peut s’attribuer à soi-même la représentation de la totalité et prétendre avoir la maîtrise de ses fondements.
15 -La démocratie suppose donc que la nature purement construite des relations sociales trouve son complément dans des bases purement pragmatiques des revendications à la légitimité du pouvoir. Cela implique qu’il n’y a pas de fossé infranchissable entre pouvoir et légitimité – non pas évidemment dans le sens que tout pouvoir est automatiquement légitime, mais dans le sens où: a) si un pouvoir est capable de s’imposer lui-même, c’est parce qu’il a été, reconnu comme légitime dans certains milieux; et b) si la légitimité n’est pas fondée sur une base a priori, c’est parce qu’elle l’est basée sur une forme de pouvoir couronné de succès. Ce lien entre légitimité et pouvoir et l’organisation hégémonique qu’il entraîne est précisément ce que l’approche délibérative exclut en avançant la possibilité d’une argumentation rationnelle d’où tout pouvoir a été éliminé et où la légitimité est garantie par la pure rationalité. »
16- Chantal Mouffe, dans une conférence de 1986, « L’offensive du néo-conservatisme contre la démocratie », comme Wendy Brown, Les habits neufs de la politique mondiale, soulignent, toutes deux, combien la rationalité néo-libérale n’a pu être audible et pensable que dans le cadre de la démocratisation et en conséquence même des luttes, du XIXe siècle, pour la démocratie. Aussi, le néolibéralisme n’est-il pas simplement une alternative politique, qui viendrait prendre le relai des critiques (libérale ou marxiste) de la bureaucratie (bourgeoise ou socialiste), mais bien un reliquat et une production de la rationalité libérale qui prend naissance dans la pensée politique des Lumières.