Du pouvoir au pouvoir : la liberté politique.
De nombreuses voix s’élèvent un peu partout dans le monde pour réclamer plus de justice ou pour exprimer leur désapprobation des logiques inégalitaires qui sous-tendent les décisions politiques. Il apparaît de part et d’autre un désamour probant entre les politiques et les populations qui ne veulent plus d’un pouvoir coercitif qui les asservit : on parle très souvent d’aliénation.
Chez Hegel, l’aliénation est le propre d’une conscience en tant que celle-ci est habitée par la négativité, et que le travail du négatif qui se fait en elle la propulse dans un mouvement qui l’amène à vivre l’épreuve de la déchéance, comme passage obligé pour atteindre son développement objectif. Le texte intitulé Autostance et inaustostance de l’Autoconscience ; Maîtrise et Servitude et plus connu sous le nom de Dialectique du maître et de l’esclave présente la réflexion classique dans laquelle Hegel traite de l’aliénation anthropologique. La lutte à mort qu’il met en relief dans ce processus historique d’auto-engendrement et d’auto-anthropologisation de l’Esprit, et comme le moment fondamental de la réhabilitation humaine nous interroge aussi sur les enjeux d’un conflit inéluctable dont l’enjeu ultime est la reconnaissance et/ou la liberté.
Si nous concédons à l’interprétation hégélienne du monde de nous suggérer un consensus existentiel, sur la base d’une philosophie du devenir, où l’humanité est engagée à son autoproduction et à son autoréalisation, on pourra alors s’interroger sur la portée politique d’une reconnaissance a posteriori, sous-tendue toujours par le maintien à un niveau fondamental, des postures irréversibles et incessibles qui structurent le rapport de domination entre les protagonistes de la lutte.
La dynamique anthropologisante du jeu de la reconnaissance qui constitue le noyau dur de la dialectique hégélienne, n’est-elle pas aussi tributaire à un second niveau, d’un agir libre qui se déploie en deçà du consensus formel comme un auto-agir libéré et libérateur pour repousser les limites contingentes de la lutte? S’agirait-il alors d’un véritable mouvement de libération qui ne peut s’accommoder à la servitude et dont l’issue finale est sa suppression ? Dans quelles mesures peut-on envisager une liberté politique au sens où l’auto-agir de la conscience servile renverse totalement et radicalement les antagonismes de départ pour (ré) fonder une nouvelle communication des consciences qui s’accommode mal du formalisme politique qui cache la violence première de celui qui détient le pouvoir et est déterminé à le conserver par tous les moyens?
La confiscation du pouvoir politique, la délation et l’assujettissement des populations par des procédés de paupérisation qui finissent par en faire des êtres à mi chemin entre une indolence esclavagiste et un nihilisme stupide, semblent être des marqueurs de la vie politique contemporaine. L’exemple du Cameroun est très édifiant à ce propos. La déception est grande aujourd’hui, aux lendemains des élections présidentielles qui ont consacré de nouveau le président Biya et son régime. Certains s’accordent à dire que c’est une page noire de l’histoire camerounaise qui s’est écrite une fois de plus. Ce fut sans grande surprise pour la plupart des citoyens, accoutumés à ce jeu de dupes qu’est la politique pour eux. La goutte d’espoir qu’auraient suscités des partis politiques dits de l’opposition, au sens de leurs revendications du changement (pour utiliser une expression qu’ils affectionnent bien), s’est diluée dans toutes sortes de tribulations et de passe d’armes, entre trahisons et alliances, hypocrisie et corruption, etc.
En marge de ce non évènement électoral, il demeure un peuple qui souffre, des milliers de camerounais exilés aux confins du monde à la recherche d’un ailleurs meilleur, quand ils n’ont pas été engloutis par le désert libyen ou la méditerranée, laissant derrière eux une pléiade de jeunes avec ou sans diplômes voués au grand marché de la débrouillardise, de la prostitution et du banditisme, des fonctionnaires misérabilistes, des religieux ou des intellectuels serviles dont les allégeances éhontées ne surprennent plus personne, et une caste bourgeoise qui érige chaque jour des murs pour se protéger de l’odeur nauséabonde de la misère ambiante, sans laquelle ils ne sauraient se pavaner arrogamment dans les rues jonchées de misérables gens. Pis encore, quelques émergences aléatoires de la rébellion, ces instants précaires de l’espérance, sont mâtées par une répression féroce et brutale : misère et ferme-la !
Face à l’hégémonie politique et politicienne qui confisque le bien-être des gens par le pouvoir de la force et la force du pouvoir, se trouvent des masses cyniquement résignées. Et pourtant, aussi impossible que cela puisse paraître de prime abord, relevant du paradoxe de ce réel qui les opprime alors qu’il prétend les servir, il leur appartient de se relever pour se mettre résolument sur le chemin du combat pour la liberté : il faut se libérer ! Telle est en substance le message hégélien de la lutte à mort, qui porte seule ces contradictions proéminentes vers le procès de libération de la conscience humaine.
La dialectique du maître et de l’esclave trouve ici un terreau favorable pour mettre paradoxalement en relief l’inacceptabilité de la servitude (politique) et l’inéluctabilité de la libération comme condition sine qua none de la vie. Hegel affirme :
L’individu qui n’a pas risqué sa vie, peut bien être reconnu comme personne ; mais il n’a pas atteint à la vérité de cet être-reconnu comme une autoconscience autostante (indépendante). Il faut que chacun tende à la mort de la même manière qu’il engage sa propre vie(…)[1].
Dans cette logique, une nécessaire rencontre conflictuelle des consciences finit par dégager un vainqueur et un vaincu. Le vainqueur se pose en maître parce qu’il a fait prévaloir sa « conscience de soi ». Le vaincu se pose en esclave, comme celui qui a laissé l’essentiel à savoir son autonomie. Sa conscience se manifeste alors sous la forme de la « choséité », parce qu’elle n’existe que pour un autre comme objet, sans véritable intériorité, une réalité évanescente, condamnée à produire des biens pour la jouissance du maître.
Mais le jeu de la reconnaissance ne s’arrête pas là. La lutte à mort se présente dans la phénoménologie hégélienne comme un processus de libération de l’homme, de tout l’homme, à la fois dans sa singularité et son universalité. Si la liberté initiale se trouve niée dans cette marche contradictoire des choses, à travers le conflit, c’est parce que, nous apprend Hegel, c’est cette négation qui enfante la vraie liberté. Hegel nous suggère en fin de compte, un consensus existentiel au terme de la lutte, qui consacrerait la reconnaissance formelle entre les différents protagonistes.
Or la vie ne saurait se résoudre à un consensus paisible entre une conscience servile et son bourreau, entre un peuple et ses fossoyeurs, telle que nous suggère le mouvement hégélien de sa réappropriation qui veut aboutir à un apaisement des âmes alors qu’il laisse subsister les contradictions matérielles fondamentales qui structurent la posture individuelle dans laquelle se trouve chacun des protagonistes.
Si Hegel ne prend pas en compte les contradictions matérielles entre les hommes c’est parce que du point de vue de leur perception phénoménologique, il force les données empiriques pour les faire rentrer dans des catégories préétablies, marquées par l’abstraction spéculative. Au lieu de les rapporter au mouvement qui les a produites et qui doit les dépasser dans la pratique, elle les transporte dans la sphère de la spéculation où elles ont d’avance leur solution idéale. La lutte à mort se déroule dans une dialectique qui fait d’emblée abstraction des conditions réelles. De ce point de vue la théorie de l’aliénation elle-même, odyssée mystique de l’essence humaine, ne peut dévoiler son idéalisme le plus profond, ni par conséquent être éliminée que dans la mesure où la totalité des processus historiques, y compris les processus de l’existence personnelle, est comprise sur la base de l’existence humaine, et non plus imaginaire, donc sur la base de l’étude concrète des rapports sociaux, de leurs contradictions effectives et de leur développement pratique réelle. L’histoire sociale des hommes, nous dit Marx dans L’idéologie allemande, n’est jamais que l’histoire de leur développement individuel, qu’ils le sachent ou pas. Les déterminations matérielles dans lesquelles ils vivent forment le socle de tous leurs liens. Ceux-ci ne sont que les formes nécessaires dans lesquelles leur activité matérielle et individuelle se réalise.
Cette assertion marxienne bat en brèche la conclusion hégélienne du conflit et montre bien que la réalisation ou la réhabilitation de la conscience (esclave), est conditionnée par la satisfaction de son activité matérielle fondamentale, en tant qu’expression de sa force générique, qui lui appartient et dont elle devrait faire usage à sa guise.
La reconquête de l’identité première (s’il en ait une) de l’homme, ne peut que s’inscrire dans un réel déjà là et qui porte en lui les prémisses de sa propre destruction parce qu’aliéné et aliénant, et donc inacceptable. Il s’agit pour les gens de s’inscrire résolument dans l’adversité pour renverser le rapport de forces en leur faveur. Car nous apprend Fischbach :
Le point de vue théorique qui considère le réel comme étant le social et le social lui-même comme une réalité relationnelle constituée de rapports pratiques – ce point de vue ne se réclame nullement d’un devoir-être, mais exprime au contraire une réalité déjà effective, déjà à l’œuvre(…).[2]
Plus clairement, il est question d’un travail ardu d’organisation et de mobilisations militantes au sein d’un mouvement marqué par un souci critique permanent, par le risque calculé de l’insurrection, mais surtout par la patience qui convient à une pareille entreprise dont le but premier est de répondre efficacement à la violence première de l’ennemi : il faut se défendre ! Il faut sonner la fin des jérémiades pour se jeter progressivement mais fermement dans ce mouvement révolutionnaire (au sens marxien du terme) qui appelle toute conscience servile de ses vœux.
La mobilisation consiste tout d’abord à l’unification des forces singulières de résistance réelles, qui travaillent et convergent vers un désir-à-venir évidée de la quête du pouvoir, c’est-à-dire en rupture avec l’idéologie d’assujettissement des plus faibles par un pouvoir politique au service de la bourgeoisie locale ou extérieure. Ces forces ne sont pas imaginaires ou symboliques ; ce sont des hommes et des femmes, des jeunes et des vieux, déterminés à présentifier un réel révolutionnaire constitué essentiellement, d’une métamorphose radicale de notre société. Voilà pourquoi c’est une tâche ardue : il s’agit d’une nouvelle pratique politique qui échappe aux catégories vulgaires du pouvoir politique prédominant, auxquelles nous sommes accoutumés.
Cette mobilisation se prolonge dans une organisation de ces forces, idéologiquement et politiquement capables de construire des lignes de lutte qui détruisent la force du pouvoir politique et l’exploitation capitaliste. Plus clairement, il ne s’agira plus d’exiger des réponses singulières et isolées aux problèmes de telle ou telle catégorie de la population (comme réussissent à le faire, même si c’est rare, certains corps sociaux : syndicats d’étudiants, enseignants, transporteurs, etc.) dans une expérience immédiate, mais de se représenter comme l’agent de l’émancipation historique de toute une société en décrépitude.
Il est question de déplacer le pouvoir du pôle oppressif/répressif vers le pôle émancipateur. C’est un déplacement douloureux qui ne peut se faire sans sacrifices et sans luttes à mort, car l’autre, arc-bouté au pouvoir exige de le lui arracher au péril de sa vie ou de la suppression du lien de servitude. Il n’est donc pas question au cours de cette lutte, de rechercher un apaisement qui laisse intactes les contradictions dans lesquelles se trouve le peuple, au nom d’une reconnaissance factuelle et formelle.
En bref, il s’agit d’un manifeste de l’anti-pouvoir politique réel ou imaginaire détenu par des régimes politiques personnicides, décidés à le perpétuer coûte que coûte. Pour nous, il est question dans ces cas, de construire une transition révolutionnaire, non pas un changement de régime politique, mais en premier lieu une transformation au sein même de la multitude, qui comprend qu’elle constitue le véritable pouvoir sur lequel aucun autre pouvoir extérieur n’a d’emprise, qui se mobilise dans cette détermination à se réapproprier le mouvement de son émancipation totale et entière, et qui organise ses membres inéluctablement dans ce combat qu’elle n’a pas choisi et auquel elle ne peut échapper si elle veut survivre. Cette multitude est constituante de la nouvelle société contemporaine, qui rompt le nœud de la torpeur et de l’indolence, en construisant une force plus grande que la force de ceux qui la commandent.
Aujourd’hui, nous réclamons une société juste et égalitaire, alors qu’il s’agit de la construire nous-mêmes, par nous-mêmes et pour nous-mêmes. Il s’agit d’un « immanentisme de la subjectivité »[3], c’est-à-dire d’une compréhension matérialiste et historique du monde qui nous dit :
non seulement qu’il n’y a pas de dehors par rapport au monde où nous vivons, mais il affirme aussi que c’est de « l’intérieur » de ce monde que les travailleurs, les citoyens et plus généralement tous les sujets, se proposent sans cesse comme des éléments de résistance singulière, comme les moments de construction d’une autre forme de vie commune [4].
Tel est donc l’enjeu du pouvoir de nos jours, si nous le voulons, il faudra aller le chercher même s’il est vrai que le chemin est ardu et a déjà été périlleux pour certains, c’est un impératif catégorique de se le réapproprier avant qu’il ne nous écrase tous.
Olivier EKOBO, Université Libre de Bruxelles.
[1]F. Hegel, Phénoménologie de l’Esprit, éd Gallimard, 1968. Page 193
[2] F. Fischbach, « Enquête sur les fondements de l’ontologie moderne de l’Agir », L’Être et l’Acte, Paris, Vrin, 2002, page 151.
[3] T. Negri, « Communisme : Quelques réflexions sur le concept et la critique », dans L’idée du Communisme, Clamecy, éd. Lignes, 2009, page 221
je suis très heureux de lire cette analyse de M.Priso Olivier qui, à mon avis reste et demeure préoccupé par le devenir de l’homme en général et du Camerounais en particulier.Qu’on me permette de reconnaitre qu’il manie très bien ces outils que sont la dialectique du maitre et de l’esclave de Hegel et le matérialisme historique de Marx pour rendre compte des mouvements sociaux.C’est pour nous la preuve que les philosophes ne sont point déconnectés de la réalité.