La sécurité comme condition du politique ?
Le développement des politiques de sécurité et de défense dans l’Union européenne : attentes, conditions d’émergence et questions en suspend.
Bastien Nivet[1]
La sécurité, entendue dans son acception internationale (concernant la scène mondiale et interétatique et non la sphère domestique et individuelle), a longtemps incarné la dépolitisation d’un projet européen pourtant éminemment politique dans ses ambitions et sa philosophie initiales. En développant, depuis le début des années 1990, une politique étrangère et de sécurité commune (PESC)[2] puis une politique européenne de sécurité et de défense (PESD)[3], les États membres de l’Union européenne (UE) démontrent-ils une prise de conscience partielle de ce paradoxe ? L’irruption de la sécurité et de la défense dans le champ des politiques européennes n’est en réalité pas autosuffisante comme « condition du politique » dans l’UE. Le caractère atypique des politiques dites de sécurité et de défense développées par l’UE en font des objets paradoxaux, échappant aux définitions classiques de la sécurité comme du politique.
En questionnant la façon dont les questions de sécurité et de défense ont souvent servi d’étalon à la mesure de la nature politique ou non de la construction européenne, cet article entend contribuer à éclairer d’un regard nouveau le lien entre « sécurité », « défense » et « politique ». Le contournement historique des enjeux de sécurité et de défense dans une construction européenne dépolitisée (1. La construction européenne sans la sécurité et la défense : une (très) brève histoire de la dépolitisation du projet européen), puis l’institutionnalisation sous conditions de politiques atypiques dans ces domaines (2. La « sécurité » et la « défense » : une irruption atypique et sous conditions dans le champ des politiques européennes) depuis le début de la décennie 1990 soulèvent en réalité autant de questionnements que de réponses quant à une possible politisation de l’UE par la sécurité (3. Des politiques de sécurité et de défense qui n’en sont pas ? La (non-)politisation de l’UE par la sécurité et la défense en questions).
1. La construction européenne sans la sécurité et la défense : une (très) brève histoire de la dépolitisation du projet européen
L’histoire de la construction européenne est avant tout celle d’une longue dépolitisation d’un projet intrinsèquement politique. Des Traités de Rome de 1957[4] jusqu’à une période récente, l’intégration européenne a en effet pris les atours d’un processus juridique encadrant une unification économique, là où ses initiateurs l’avaient conçue et rêvée comme un outil de réinvention des relations interétatiques. Un projet éminemment politique puisqu’il s’agissait ni plus ni moins que d’opérer une révolution dans les relations internationales, l’exercice de la souveraineté et la défense des intérêts nationaux, en démontrant que la création d’institutions et de normes communes permettrait à chacun de participer à la définition d’un équilibre optimal entre intérêts particuliers, intérêts communs et prétentions universelles. L’élan initial de la construction européenne retombé, la forme – juridique –, a en quelque sorte pris le pas sur le but – politique –, et l’Europe communautaire s’est essentiellement limitée à la constitution d’un marché unique et à la consolidation de l’arsenal juridique nécessaire à ce projet.
L’échec du projet de Communauté européenne de défense (CED) suite à la non-ratification du projet par l’Assemblée nationale française en août 1954 a eu pour conséquence de réorienter les projets de construction européenne vers les méthodes mises en place à partir de 1952 dans le cadre de la communauté européenne du charbon et de l’acier (CECA). L’adoption d’une démarche de « petits pas » visant à instaurer des coopérations économiques concrètes et non à créer un ensemble politique fédéral ou même confédéral, la poursuite de la construction communautaire « là où cela était possible » et la gestion des politiques de sécurité et de défense dans d’autres enceintes ont ainsi caractérisé l’histoire de la construction européenne des Traités de Rome de 1957 jusqu’à la fin de la Guerre froide.
Ce contournement des considérations de sécurité et de défense dans la construction de l’Europe communautaire[5] a durant toute cette période, favorisé puis incarné jusqu’à la caricature ce « refus du politique » dans la construction européenne, refus auquel il s’avère difficile de remédier tant il a imprégné tous les schémas institutionnels, modes de fonctionnement et habitus du système décisionnel européen. Les motivations et les caractéristiques de ce contournement sont connues : refus d’assumer l’ambition et les capacités d’une défense commune à l’échelle européenne – lesquelles se feront dans le cadre transatlantique de l’OTAN –, incapacité de s’accorder sur les formes et contenus possibles d’une Union politique européenne et de coopérations en matière de politique étrangère, de sécurité et de défense. La réconciliation franco-allemande (et, plus largement, ouest-européenne) réussie au-delà des espérances, la sécurité des États membres des communautés européennes garantie par un hégémon extérieur (les États-Unis), la déresponsabilisation stratégique des Européens ne posant finalement que peu de problèmes dans le contexte figé de la Guerre froide, les avancées de l’Europe communautaire dans le champ économique et commercial auraient presque pu faire oublier la nature initialement politique du projet. Seules quelques initiatives ou réformes comme la déclaration sur l’identité européenne de 1973[6] ou l’élection du Parlement européen au suffrage universel à partir de 1979[7] ont rappelé de façon épisodique que la construction communautaire ne pouvait se limiter à un processus technique et économique mais devait aussi poser des questions de fond éminemment politiques, concernant la nature et le contenu du « nous » et du « vivre ensemble » européens, ou le nécessaire renforcement de la démocratisation et de la transparence de décisions européennes ayant de plus en plus d’implications sur la vie politique et économique des États.
Les enjeux de sécurité et de politique internationale se sont quant à eux progressivement réimposés sur l’agenda européen à travers deux défis principaux. Le premier a surgi à travers les questionnements sur les conséquences internationales de la construction économique européenne et a permis de faire émerger très tôt des concepts et mises en perspectives de la signification des Communautés européennes pour des notions comme celles de puissance internationale[8], d’acteur international[9], etc. Le second renvoie aux interrogations sur la possible validation ou invalidation des analyses de la construction européenne fonctionnalistes[10] puis néo-fonctionnalistes[11], en vertu desquelles l’Union politique et une forme d’Europe de la politique étrangère, de sécurité et de défense seraient en quelque sorte l’aboutissement logique, mécanique, de la réussite de l’Europe économique et commerciale.
À ces deux questionnements qui ont traversé tant le champ théorique que politique, la fin de la Guerre froide a apporté une opportunité de réalisation, un effet d’accélérateur favorisant un retour en force de l’idée selon laquelle une forme de politique étrangère, de sécurité et de défense était nécessaire dans le cadre de l’Europe intégrée.
2. La « sécurité » et la « Défense » : une irruption atypique et sous conditions dans le champ des politiques européennes
Contrairement à certaines théories répandues dans le champ géopolitique[12], c’est dans le cas européen la disparition d’une figure bien identifiée et commode de l’ennemi – l’URSS – qui va indirectement pousser les Européens à se penser comme un acteur dans le domaine de la sécurité et de la défense. La perte de cet ennemi commun a fait peser des doutes sur la permanence de la protection et de la solidarité transatlantique incarnées par l’OTAN ; la fin de l’empire soviétique et de l’ordre bipolaire s’est accompagnée d’une montée des incertitudes stratégiques et des crises dans lesquelles les Européens avaient beaucoup à perdre en agissant en ordre dispersé ; la réunification de l’Allemagne a encouragé ses voisins à chercher à favoriser son ancrage européen dans tous les domaines. Ces raisons ainsi que le décalage de plus en plus absurde entre l’absence de coopérations politiques et la poursuite de l’intégration européenne dans les domaines économiques qu’annonçaient à la fois l’achèvement du marché intérieur en 1992-1993[13] et les premières étapes de l’Union économique et monétaire[14], ont favorisé un début d’acceptation par les États membres que ce qui allait devenir l’UE développe une forme de politique étrangère et de sécurité commune. Reflet d’une hétérogénéité des attentes et ambitions des Douze membres d’alors, les dispositions relatives à l’instauration d’une Politique étrangère et de sécurité communes (PESC) adoptées dans le Traité de Maastricht se limitent en réalité à la mise en place de dispositifs et outils institutionnels permettant l’adoption de positions ou de décisions dans le domaine de la politique étrangère et de sécurité si et lorsque les États le souhaitent. Le Traité de Maastricht n’a pas créé une politique étrangère et de sécurité commune, mais établi les conditions de sa possible émergence si la pratique politique des États membres s’en donnait la peine.
Quant à la question de la sécurité, sa définition dans le traité reste volontairement très allusive et indéfinie, l’Union européenne se fixant comme ambition le « renforcement de la sécurité de l’Union sous toutes ses formes »[15] et le « renforcement de la sécurité internationale conformément aux principes de la charte des Nations unies, ainsi qu’aux principes de l’acte final d’Helsinki et aux objectifs de la charte de Paris, y compris ceux relatifs aux frontières extérieures»[16]. Cette relative indéfinition, cette ambigüité constructive est restée depuis une marque de fabrique d’une Europe de la politique étrangère, de sécurité et de défense qui à l’image de la construction européenne dans son ensemble avance en contournant toute clarification de ses ambitions ultimes[17]. Dans la pratique, l’acceptation par les États membres de l’UE de voir celle-ci émerger comme un niveau décisionnel et un acteur dans le domaine de la sécurité, ne se comprend toutefois qu’en tenant compte du contexte de redéfinition en profondeur de la notion même de sécurité internationale dans le contexte de l’après Guerre froide[18] : prise en compte des risques (humains, terroristes, environnementaux, etc.) et non plus seulement des menaces (militaires), reconnaissance de la perte de pertinence de la division entre sécurité intérieure et sécurité internationale, multiplication des crises et diminution des risques de conflit majeur, etc. En tenant compte, aussi du fait que les questions de défense et la question de la sécurité collective sont dans un premier temps exclues de la politique étrangère et de sécurité qui se met en place[19], et n’y sont réintégrées que progressivement et précautionneusement depuis. En relevant, enfin, que les dispositifs institutionnels mis en œuvre reproduisent certains travers initiaux de la construction européenne, concernant notamment le faible contrôle démocratique et la faible mise en débat de ces nouvelles politiques.
Alors qu’elle était censée incarner, aux côtés d’autres innovations[20], la transformation d’une Europe communautaire essentiellement économique et bureaucratique en un ensemble aussi politique, l’irruption de la sécurité dans le champ des politiques européennes a donc apporté autant de questionnements que de réponses aux débats relatifs à la nature et au contenu politique ou non de la construction européenne. Dans leur forme comme dans leur contenu, la politique étrangère et de sécurité commune et la politique commune de sécurité et de défense de l’Union européenne échappent en effet à tous les schémas et repères théoriques forgés pour définir la sécurité, la défense[21], ou la condition du politique. Dépourvue de territoire fini à défendre, interétatique et partiellement supranationale, refusant de se percevoir ou d’admettre avoir des ennemis, existant encore beaucoup plus en parole qu’en actes[22], elle incarne à ce titre soit une innovation majeure[23] soit une aberration dangereuse[24] soit un paradoxe insurmontable[25].
Dans le champ des relations internationales et de la science politique par exemple, les concepts classiques forgés pour rendre compte de la politique internationale, tels ceux de Machtpolitik, de Realpolitik, de puissance[26], collent mal aux ambitions comme au contenu de la PESC et de la PSDC[27]. Deux attitudes caractérisent dès lors les auteurs cherchant à rendre compte du rôle international de l’UE et à conceptualiser sa nature en tant qu’acteur international (ou non-acteur). Un premier ensemble d’auteurs, en particulier des européanistes, opèrent des redéfinitions de ces concepts classiques afin qu’ils puissent convenir à l’UE. La machtpolitik devient ainsi la zivilmacht[28], la puissance devient ainsi puissance civile[29] ou puissance normative[30], et l’on peut ainsi, par ce jeu de sparadraps sémantiques bien commode, rendre compatibles des notions – classiques – et un objet politique – novateur – qui ne le sont pas. Un deuxième ensemble d’auteurs, plus rares, esquivent cette incompatibilité, soit en la reconnaissant pour mieux affirmer son caractère insurmontable[31], soit en plaçant l’analyse de l’action extérieure de l’UE au niveau de l’analyse de tel ou tel segment ou région d’application de la politique, en évitant ainsi d’avoir à caractériser la nature et la fonction des processus à l’œuvre et de l’acteur qui les mène.
Une tentative de dépasser ces questionnements, nécessaire pour penser la signification politique de cette PESC et de cette PESD/PSDC par-delà la stricte lecture de leurs agendas immédiats consiste pourtant à tenter de dégager les grandes fonctions qu’elles exercent pour les États membres de l’UE et pour les acteurs tiers qui en font l’objet ou en sont les destinataires. Des références à la philosophie politique[32] ou des irruptions de philosophes dans le champ d’analyse de l’action extérieure de l’Union européenne ont à ce titre apporté quelques-unes des pistes de réflexion récentes les plus stimulantes, comme la notion de médiation européenne avancée par Etienne Balibar[33]. Ce type de contributions préfigure ce que pourraient être des apports ultérieurs de la philosophie politique à la compréhension du politique européen en matière de sécurité et de défense.
3. Des politiques de sécurité et de défense qui n’en sont pas ? La (non-)politisation de l’UE par la sécurité et la défense en questions.
Les débats sur l’incompatibilité entre les concepts classiques de la science politique et l’UE prennent en effet encore plus d’ampleurs si est questionnée non plus le rôle international de l’UE que fait émerger la PESC et la PESD, mais la nature politique ou non de ces politiques et de l’acteur qui les met en œuvre. Si l’on passe d’une démarche de science politique qui « suppose les caractères propres du politique au lieu de les établir »[34] à un questionnement davantage philosophique se voulant « une manière de réfléchir à l’émergence, au sens et à la valeur de la catégorie du politique dans la vie des hommes »[35]. Sans prétendre faire appel ici aux outils et méthodes d’un champ philosophique qui n’est pas le notre, nous relèverons ici trois ensembles de réflexions cherchant à établir des ponts à la fois entre ces deux champs d’analyse et entre la « sécurité » et « le politique » à partir de l’exemple européen.
Une première hypothèse est celle d’une affirmation de la sécurité comme condition du politique, en vertu de laquelle un acteur mettant en œuvre une politique de sécurité et de défense est nécessairement un acteur politique. Ce paradigme de la politisation par la sécurité et la défense est largement mobilisé, dans les discours politiques et institutionnels comme dans les analyses dominantes de la construction européenne, pour arguer du fait que l’UE n’est plus un acteur seulement économique mais aussi politique puisqu’elle agit sur des questions aussi importantes et symboliques que la sécurité et la défense. Revers de cette hypothèse, les spécificités des politiques de sécurité et de défense mises en place par l’UE peuvent tout aussi bien inviter à un retournement de ce paradigme de la « politisation par la sécurité et la défense », en attestant d’une dépolitisation de la sécurité et de la défense à leur contact avec l’UE davantage qu’une politisation de l’UE par ces domaines.
Une deuxième hypothèse, considérant comme donnée (de façon définitive ou provisoire) l’inexistence de l’Union européenne comme entité politique, conduit à analyser la PESC et la PESD comme un nouveau tiraillement entre des ambitions politiques et des outils, une méthode et un niveau décisionnel qui ne le sont pas[36]. Porteuse de regards critiques utiles sur les limites de la PESC et de la PESD comme réponses aux défis stratégiques contemporains comme aux dilemmes profonds de la construction politique européenne, ce deuxième paradigme souffre peut-être aussi d’une définition un peu trop réduite du politique et des notions de sécurité et de souveraineté notamment.
Une troisième hypothèse est celle d’une réinvention contemporaine du politique à laquelle le projet européen participe, et dont les originalités des politiques de sécurité et de défense de l’UE seraient une parfaite illustration. En s’écartant d’une tendance historique « à identifier l’action politique à l’action violente »[37], et en admettant que le politique est aussi et surtout question de parole et d’action permettant les conditions d’un vivre et d’un agir ensemble sur fond de conciliation entre des attentes et intérêts individuels potentiellement divergents, il devient possible d’affirmer que le développement de la PESC et de la PESD sont dans leur forme comme dans leur contenu des outils donnant un caractère éminemment politique à l’Union européenne. Et que si la guerre a été définie comme « la poursuite de la politique par d’autres moyens »[38], il est tout aussi vrai que « la politique est une poursuite de la guerre »[39] par d’autres moyens. Cette hypothèse d’une politisation de l’UE malgré, voire grâce à ses spécificités et notamment à son image d’acteur non classique et non belliqueux dans les domaines de la politique étrangère, de sécurité et de défense connait un succès bien compréhensible chez les partisans de l’Union européenne telle qu’elle va : elle permet en effet de rendre compte de ce qui se fait et d’excuser ce qui ne se fait pas, et de déployer des analyses et un discours politiques normatifs un peu faciles, vantant les vertus d’un modèle européen novateur et bienfaiteur opposé au modèle États-uniens beaucoup plus classique et mal intentionné[40]. C’est dans ce contexte que se comprennent par exemple les références fréquentes à une Europe politique kantienne [41] opposée à des États-Unis Hobbesiens[42] chez les analystes des relations internationales et de la construction européenne. C’est dans ce contexte que se comprennent aussi tout un ensemble de discours et d’analyses visant à affirmer une exceptionnalité européenne sur fond de redéfinition de la sécurité, de la défense, de la puissance, etc. Cette hypothèse d’une double réinvention du politique dont l’UE constituerait à la fois une illustration et un moteur souffre de négliger d’autres questionnements inhérents à la politisation du projet européen en général et de sa politique de sécurité et de défense en particulier, concernant notamment les limites démocratiques des processus décisionnels à l’œuvre et l’absence relative d’espace et de débats publics sur ces questions[43].
Conclusion. L’Union européenne et la sécurité : objets politiques incertains, objets philosophiques porteurs ?
Le contournement historique des enjeux de politique étrangère, de sécurité et de défense dans la construction européenne a longtemps participé de la dépolitisation, dans les faits, d’un projet européen pourtant éminemment politique dans ses ambitions et sa raison d’être initiales. Le développement de politiques européennes communes dans ces domaines aurait pu signaler la fin du long travers économique et juridique pris par la construction européenne, si les conditions de mise en place de ces politiques autant que leur contenu depuis maintenant près de vingt ans ne laissaient en suspend de nombreuses questions. Analyser la question du politique dans l’Union européenne par le biais de l’irruption de la sécurité dans son champ de compétence permet néanmoins de soulever des questionnements utiles aussi bien à la compréhension de la construction européenne comme objet politique qu’à l’étude de la sécurité comme champ d’action politique et notion académique : le politique et la sécurité sont-il affaires de confrontation ou de conciliation et de médiation ? Sont-ils le contraire de la violence ou son prolongement sous d’autres formes? Sont-ils un intérêt et des biens communs ou des référents diffus et inatteignables servant simplement à mobiliser voire à instrumentaliser des énergies politiques ? Sur toutes ces questions, la philosophie politique pourrait s’avérer porteuse de mises en perspectives utiles au politiste, pour peu qu’elle aborde la construction européenne sous des angles novateurs dépassant la stricte question de la souveraineté.
Bastien Nivet
[1] Docteur en science politique et spécialiste des questions européennes, Bastien Nivet est Professeur associé à l’École de Management Léonard de Vinci (Paris La Défense) et chercheur associé à l’Institut de relations internationales et stratégiques (IRIS, Paris).
[2] La Politique étrangère et de sécurité commune de l’UE a été instaurée par le Traité sur l’Union européenne signé à Maastricht en février 1992 et entré en vigueur le 1er Février 1993.
[3] La politique européenne de sécurité et de défense est progressivement mise en place par les États membres de l’UE depuis les sommets européens de Cologne (juin 1999) et Helsinki (décembre 1999), et incarne en quelque sorte le « bras armé » et la « dimension opérationnelle » de la PESC.
[4] Traités signés à Rome le 25 mars 1957 et instaurant l’Euratom et surtout la Communauté économique européenne, base historique de l’actuelle Union européenne.
[5] Sur ce contournement, ses analyses et ses significations, mais aussi sur les conditions d’un « retour » ultérieure de la question de la « défense européenne », voir Robert Chaouad, Une Histoire politique du concept de défense européenne, thèse en vue du doctorat de science politique, soutenue à l’Université paris VIII le 15 décembre 2004.
[6] Déclaration sur l’identité européenne adoptée par les chefs d’États et de gouvernement des neuf États membres de la Communauté économique européenne (CEE) à Copenhague en 1973.
[7] Autrefois composé de parlementaires issus des parlements nationaux, le Parlement européen est composé de députés élus au suffrage universel direct depuis 1979.
[8] Les réussites perçues de l’intégration économique européenne ont amené très tôt à des conceptualisations, certes prospectives, accolant le statut de puissance à l’Europe intégrée. Une partie des débats opposaient alors ceux qui percevaient la construction européenne comme l’émergence d’une superpuissance (John Galtung, The European Community : A Superpower in the Making, Londres, Georges Allen & Unwin, 1973. Pour une analyse plus récente, voir par exemple Richard Whitman, From Civilian Power to Superpower? The International Identity of the European Union, Londres, Macmillan, 1998) à ceux qui percevaient à travers la construction européene l’émergence d’une nouvelle forme de puissance dite civile (François Duchêne, « The European Community and the Uncertainties of Interdependance», in. Max Konhnstamm et Wolfgang Hager (ed.), A Nation Writ Large? Foreign Policy Problems before the European Community, Basingstoke, MacMillan, 1973, pp 1-21, François Duchêne, «Europe’s role in World Peace», dans Richard Mayne (ed.), Europe Tommorrow : sixteen Europeans look ahead, Londres, Fontana, 1972, pp.31-47).
[9] La définition de l’UE comme acteur international a fait l’objet de débats nourris qu’il ne saurait être question de retracer exhaustivement ici. On pourra se référer aux synthèses opérées dans Franck Petiteville, ‘L’union européenne, acteur international global ? Un agenda de recherche’, dans La Revue internationale et stratégique n 47, Paris, IRIS-PUF, 2002, pp 145-157.
[10] Dans le champ des études européennes, le fonctionnalisme définit la démarche visant à faire avancer la construction européenne par le développement de projets et coopérations concrètes et non un projet politique d’ensemble. Une définition différente de celles rencontrées dans les champs sociologique, anthropologique et philosophique.
[11] Ernst B. Haas, The Uniting of Europe: Political, Social and Economic Forces, 1950-1957, Stanford (Californie), Stanford University Press, 1958.
[12] Voir par exemple la définition du politique de Carl Schmitt (Carl Schmitt, La notion de politique, Paris, Champs/Flammarion, 1999.)
[13] Dans le cadre de l’Acte unique européen signé à Luxembourg en février 1986 et entré en vigueur le 1er juillet 1987, le marché intérieur européen devait être achevé fin 1992, entérinant par exemple la libre circulation des personnes (à partir du 1er janvier 1993), la libre prestation des services et la libre circulation totale des marchandises et des services entre les États membres.
[14] Le Traité de Maastricht signé en février 1992 jette les bases d’une Union économique et monétaire dont l’aboutissement est l’adoption de la monnaie unique par certains États membres.
[15] Titre V du Traité sur l’Union européenne, article 11, paragraphe 1.
[16] Idem.
[17] C’est ainsi par exemple que les velléités chroniques de certains États membres de voir les États membres de l’UE se doter d’une sorte de Livre Blanc européen sur la défense clarifiant les ambitions stratégiques de l’UE et sa vision de la sécurité et de la défense ont toutes échoué.
[18] Voir par exemple Barry Buzan, People, the State and Fear : an Agenda for International Security Studies in the Post Cold War Era, Boulder (Colorado), Lynne Rienner, 1991 (Deuxième édition); Barry Buzan et Ole Weaver et Jaap de Wilde, Security, A New Framework of Analysis, Boulder (Colorado), Lynne Rienner, 1998.
[19] L’introduction de la PESC se fait donc dans un premier temps par un prolongement des renoncements ayant marqué la construction européenne au cours de la Guerre froide sur ces enjeux. Une attitude que le développement de la Politique européenne de sécurité et de défense (PESD) depuis 1999 remet progressivement en cause.
[20] Comme l’instauration d’une citoyenneté européenne.
[21] Sur la nature des processus à l’œuvre à travers la mise en œuvre d’une Politique européenne de sécurité et de défense, nous nous permettons de renvoyer aux contributions rassemblées dans Bastien Nivet (dir.), ‘Repenser la défense européenne’, dossier de La Revue internationale et stratégique n°48, Paris, IRIS-PUF, Hiver 2002-2003.
[22] Le fait que la politique étrangère et de sécurité de l’UE ait été essentiellement déclaratoire a été l’une des critiques les plus fréquentes faites à cette politique, et en a même servi de grille de lecture dominante dans ses premières années de mise en œuvre.
[23] C’est l’hypothèse qui sous-tend l’écrasante majorité des conceptualisations tentant de rendre compte du rôle de l’UE sur la scène internationale en lui accolant notamment le statut de puissance : puissance civile, puissance normative, puissance tranquille, etc.
[24] C’est notamment le point de vue défendu par des analyses « souverainistes » des politiques étrangères, de sécurité et de défense de l’UE, dont on trouvera un exemple dans Paul-Marie Coûteaux, L’Europe vers la guerre, Paris, Michalon, 1997.
[25] C’est notamment la thèse qui ressort du petit pamphlet vigoureux publié au sujet de la défense européenne par Jean-Dominique Merchet, journaliste spécialiste des questions de défense à Libération et animateur du blog Secret défense : Défense européenne, la grande illusion, Paris, Larousse (Coll. « Á dire vrai »), juin 2009.
[26] Sur la difficile adéquation entre l’Union européenne et la notion de puissance, nous nous permettons de signaler ici : Bastien Nivet, Le complexe européen de la puissance, une analyse critique du concept d’Europe puissance, Thèse en vue de l’obtention du doctorat de science politique, soutenue à l’Université Lille 2 le 30 novembre 2006.
[27] Le traité de Lisbonne, entré en vigueur le 1er décembre 2009, comporte des dispositions relatives à la Politique de sécurité et de défense commune (PSDC) là où était évoqué jusqu’alors la Politique européenne de sécurité et de défense (PESD). Il s’agit d’une simple évolution de dénomination d’une même politique.
[28] Voir par exemple les travaux de l’universitaire allemand Hans Maull sur l’évolution de la puissance allemande : ‘Germany and Japan, The new civilian powers’, Foreign Affairs, vol. 69, n°5 (hiver 1990-1991,pp. 91-106),
‘Germany and the Use of Force : Still a Civilian Power?’, Survival, Volume 42, n°2 (été 2000), pp. 56-80.
[29] François Duchêne, op. cit.
[30] Ian Manners, ‘Normative Power Europe, A Contradiction in Terms?’, Journal of Common Market Studies, vol.40, n°2 (juin 2002), pp.235-258.
[31] Hedley Bull, ‘Civilian Power Europe, A Contradiction in Terms ?’, Journal of Common Market Studies, vol.10, n°1-2, 1982.
[32] Voir par exemple les références à la définition du politique et de la puissance de Hannah Arendt mobilisées dans Catherine Guisan, Un Sens à l’Europe : gagner la paix, Paris, Odile Jacob, 2003.
[33] Etienne Balibar, L’Europe, l’Amérique, la guerre, réflexions sur la médiation européenne, Paris, La Découverte 2003.
[34] Simone Goyard-Fabre, Qu’est-ce que la politique ?, Paris, Vrin, 1992, p.8.
[35] Simone Goyard-Fabre, op. cit., p.9.
[36] C’est ce vers quoi tend l’essai de Jean-Dominique Merchet, Défense européenne, la grande illusion, op. cit.
[37] Hannah Arendt, Qu’est-ce que la politique, Paris, Le Seuil (Collection « Points Essais »), 1995, p.175. Voir aussi
[38] Carl von Clausewitz, De la Guerre, Paris, éditions de Minuit, 1955.
[39] Hannah Arendt, op. cit., p.185.
[40] C’est en grande partie autour de ces termes que ce sont structurés les débats transatlantiques sur la politique étrangère et de sécurité dans les années 2000-2006, et les réactions européennes aux thèses américaines du moment incarnées par le petit essai de l’analyste Robert Kagan paru en français sous le titre La puissance et la faiblesse : les États-Unis et l’Europe dans le nouvel ordre mondial, Paris, Plon, 2003.
[41] Emmanuel Kant, Vers la paix perpétuelle (recueil de textes présenté par François Proust), Paris, Flammarion, 1991.
[42] En retenant principalement les idées de relations internationales consacrant en quelque sorte un État de nature et renvoyant l’image d’une guerre de tous contre tous (Thomas Hobbes, Léviathan, Paris, Vrin, 2005).
[43] Voir sur ce point Bastien Nivet, ‘La défense dans les débats publics en Europe’, Les documents du C2SD n°71, Paris, Centre d’études en sciences sociales de la défense, 2005.