La diplomatie des droits de l’Homme
II/ LE MYSTIQUE ET LES DROITS DE L’HOMME COMME ÉTHIQUE.
Comprendre et mener la vie politique en général et celle des droits de l’homme en particulier dans cette perspective nietzschéenne, serait, aux yeux de Bergson, confondre deux niveaux ou sens de la vie. Il est vrai que celle-ci emprunte naturellement deux sens dont l’un, « spatial » est fait de déchirements et de conflits de toutes sortes, et l’autre, « vital », reste caractérisé par l’union et le flux continu des hétérogénéités. Frédéric Worms montre bien que cette opposition entre ces deux sens de la vie
n’est pas entre deux nations, ni même entre l’intelligence et l’intuition, mais au sein de l’homme, entre une force qui le tire vers un nationalisme clos, et qui le rattache avec une puissance immense, toujours là, toujours accrue par toujours plus de moyens, vers l’extermination de l’autre, et une autre force qui tire non pas seulement vers un patriotisme ouvert, mais vers une ouverture totale et une paix universelle[19].
La société close recherche les intérêts de ses seuls citoyens. Ici, les hommes réfléchissent et agissent pour le bien-être de la famille ou de la patrie. Ce qu’il y a de plus normal dans ces agissements, c’est le rejet de l’autre, le règne de l’égoïsme. Dès lors, nous ne lui reconnaissons des droits humains qu’en tant qu’il est membre de notre société. Au-delà des cadres de notre société, il faut qu’entrent en jeu, un certain nombre de calculs, de ruse de l’intelligence, pour nous faire admettre l’idée que l’autre peut avoir les mêmes droits. Ruse, force, mensonge, respect de façade, tous les ingrédients sont bons pour que règnent la société close et ses intérêts et, avec eux, les nôtres. C’est pourquoi Bergson dit de la société close qu’elle est
celle dont les membres se tiennent entre eux, indifférents au reste des hommes, toujours prêts à attaquer ou à se défendre, astreints enfin à une attitude de combat [20].
Voilà comment la guerre, le conflit apparaissent dans la philosophie bergsonienne comme une réalité naturelle et donc normale à la limite, en tant qu’elle s’applique à la société close. Elle s’impose à l’homme à un moment donné de son existence sociale. Le fait est qu’en voulant la société, la nature
a voulu aussi la guerre, ou du moins elle a fait à l’homme des conditions de vie qui rendaient la guerre inévitable [21].
Non seulement l’instinct guerrier, en nous, nous dispose à cette situation de guerre, mais qui plus est, il s’accroche à des intérêts rationnels. Au vu des expériences de l’histoire, Bergson écrit que bien que les motifs varient selon les situations,
l’instinct de guerrier a beau exister par lui-même, il ne s’en accroche pas moins à des motifs rationnels [22].
C’est pourquoi
entre la société où nous vivons et l’humanité en général il y a le même contraste qu’entre le clos et l’ouvert ; la différence entre les deux est de nature, et non plus simplement de degré [23].
Pourtant la société close n’est pas le sens originel de la vie. Elle est plutôt l’expression de l’échec de celle-ci en ce sens qu’elle exprime le sens que la vie a dû emprunter dans sa rencontre avec la matière. C’est donc ne pas faire preuve de précision que faire de ce sens le tout de l’action politique et de réduire surtout les droits de l’homme à cette dimension.
Mais cette confusion peut s’expliquer par le fait que les droits de l’homme, qui tirent leur source de la vie, n’échappent pas à ce destin d’ambivalence de la vie.
Reconnaître l’ambivalence, c’est reconnaître l’emmêlement universel du bien et du mal, synchroniquement et diachroniquement. (…) Les droits de l’homme, la philosophie et les valeurs gravitant autour des droits de l’homme, le désir de les fonder, n’échappent pas à ce destin d’ambivalence, soit qu’ils fassent l’objet d’appréciations contrastées soit qu’ils soient sources d’actions et de discours dont l’ambivalence se manifeste peu à peu. (…) La philosophie noue à ceux-ci des appréciations ambivalentes du fait de l’ambivalence du désir, de l’appel qui s’exprime à travers le discours des droits de l’homme [24].
En effet, selon qu’on entende l’appel des droits de l’homme avec les oreilles de l’âme close, de l’intelligence calculatrice de ses intérêt, l’on est porté à en faire l’objet d’un jeu de force. Mais selon que ce discours soit saisi dans son essence par l’âme ouverte et l’intuition comme appel de la vie, la diplomatie des droits de l’homme devient celle d’une éthique.
C’est pourquoi, chez Bergson, le mystique à la différence du surhomme est celui dont la morale ouverte n’a plus pour objet l’intérêt du groupe encore moins son intérêt personnel, mais « le droit inviolable » et
l’incommensurabilité de la personne [25].
La philosophie politique de Bergson entendue comme celle des droits de l’homme est de ce fait une politique éthique. Bertrand Saint-Sernin n’avait pas tort de dire que
chez Bergson comme chez Simone Weil, morale et politique ont le même champ, la même extension [26].
Celui qui a saisi le sens profond de la vie en tant qu’union des hétérogénéités et qui écoute le message des droits de l’homme dans le silence de la méditation intérieure, arrive à la conclusion que ce message s’enracine dans un lieu et un temps qui dépassent les cadres clos nos sociétés. Ce message ne donne nullement lieu à un conflit de puissance. Il nous dit que nous sommes tous, en dépit de nos différences de tous genres, des notes d’une même mélodie. La pratique politique qui découle de cette écoute est une « diplomatie des droits de l’homme » enracinée dans l’amour de l’autre.
Pour nous convaincre de ce que cette approche de la politique des droits de l’homme n’est pas de l’ordre d’un humanisme rêveur, Bergson convoque sous nos yeux, des exemples de mystiques. C’est là aussi une des preuves du réalisme bergsonien[27]. Si chez Nietzsche le surhomme n’est pas encore advenu et se présente comme l’homme de demain, symbole de l’espérance, ce qui finit par faire de lui une nouvelle idole, pour Bergson des mystiques ont vécu notre humaine condition, donnant par leur seul « exister », l’exemple même le plus concret de la morale ouverte et aussi de la politique comme éthique. Le Christ des Évangiles et à un niveau moindre Socrate, les mystique chrétiens, les sages du bouddhisme sont des exemples vivants. Parlant des mystiques Bergson écrit:
Chez l’homme seulement, chez les meilleurs d’entre nous surtout, le mouvement vital se poursuit sans obstacle, lançant à travers cette œuvre d’art qu’est le corps humain, et qu’il a créée au passage, le courant indéfiniment créateur de la vie morale. (…) Créateur par excellence est celui dont l’action intense elle-même, est capable d’intensifier aussi l’action des autres hommes et d’allumer, généreuse, des foyers de générosité [28].
Leur expérience est chose rare mais pas impossible. Ces âmes privilégiées ont coïncidé leur volonté avec « l’élan-volonté », c’est-à-dire l’élan axial de la vie. Cette union toute active fait agir celui qui la saisit comme étant au service de l’humanité afin que vive et continue la vie.
Quand nous replaçons notre être dans notre vouloir, écrit Bergson, et notre vouloir, lui-même, dans l’impulsion qu’il prolonge, nous comprenons, nous sentons que la réalité est une croissance perpétuelle, une création qui se poursuit sans fin [29].
Sinon comment la vie pourrait-elle vouloir sa propre mort dans ce déferlement, cette destruction réciproque des forces dont parle Nietzsche ?
Si tant est que nous devons faire preuve de volonté de puissance, nous surmonter sans cesse, ce serait non pas pour détruire la vie, mais pour en retrouver l’unité originelle qui s’est différenciée après avoir rencontré la matière. Car la volonté de puissance existe bien chez le mystique. Lui aussi se sent aussi au-dessus des autres hommes ordinaires. Mais cette position, qu’il assume et assure avec humilité, lui permet d’exhorter les autres hommes à faire preuve de cette « volonté de puissance », sans laquelle ils ne peuvent avoir aucune emprise sur les choses. Il emploie sa volonté de puissance pour « parachever la création de l’espèce humaine » et faire progresser l’humanité en l’ouvrant à son sens véritable et non pour la tuer.
Nous sommes, pour autant que nous sommes différents les uns des autres, des scissions de la vie. Autrement dit, nous avons une parenté que nous tenons de l’originelle unité de la vie. Jankélévitch indique bien comment retrouver cette parenté entre les humains :
Pour retrouver leur parenté, il faut remonter jusqu’au point du rameau, jadis commun, où la bifurcation s’est produite [30].
Le mystique qui se sent apparenté à toutes les âmes est justement celui qui a réussi ce retour au simple, à la source créatrice.
Bien que supplanté par le jeu des forces, cet amour de l’autre qui fonde la diplomatie des droits de l’homme comme éthique est tout de même présent dans les relations internationales aujourd’hui. Les grandes déclarations des droits de l’homme qui affirment « l’unité de la famille humaine » sont elles-mêmes déjà un grand pas dans cette marche périlleuse non vers l’avant mais au fond vers la source originelle. Si de la phase de simple déclaration, n’ayant qu’une valeur pédagogique, de simple rappel, les droits de l’homme sont aujourd’hui entrés dans les textes juridiques qui contraignent les États et les individus à les respecter, nous pensons que cette avancées diplomatique non négligeable est d’abord éthique. La diplomatie des droits de l’homme se joue aujourd’hui entre textes et actes. Les premiers mettent en avant la dimension éthique que les seconds se doivent de traduire dans les faits. Depuis 1948, un nombre impressionnant de conventions et de protocoles est venu enrichir le patrimoine juridique de l’humanité : convention sur le génocide (1948), sur les réfugiés (1951), sur les discriminations raciales (1966), sur le droit humanitaire (1977), sur les discriminations sexuelles (1979), sur la torture (1987), sur le droit des enfants (1990). Il est vrai que malgré la montée de ces textes leur violation continue sous des formes diverses, mais elle est de plus en plus traquée par les principes éthiques dont les États se sont entourés pour limiter leur propre « volonté de puissance » et celle de leur partenaires. Tous ces principes placés en amont de l’action politique permettent tout au moins de limiter la libre violation des droits de l’homme de la part des puissances en présence qui s’observent réciproquement. Le cas est donc que malgré leur penchant pour le jeu des forces, les acteurs de la vie politique internationale sont conscients de la nécessité de l’éthique dans cette diplomatie des droits de l’homme.
Ainsi définie, il est clair que cette diplomatie s’apparente à un type idéal que nul ne saurait atteindre pleinement et qui s’impose d’abord comme une aspiration et une exigence sans cesse parfaite [31].
Le droit de regard sur l’autre conduit bien souvent à l’ingérence au nom des droits de l’homme. Bien que condamnable à bien des égards, l’ingérence de certaines puissances au nom de la paix et des droits de l’homme s’accompagne souvent « d’actions de grâce » telles que la création d’écoles et de dispensaires. On tente ainsi tant bien que mal de faire cohabiter tutelle et droits de l’homme. C’est le cas de l’armée française en Côte d’Ivoire à l’occasion de la crise politique qui oppose les rebelles au pouvoir politique en place depuis 2002. Ce fut le cas déjà de l’armée américaine en Haïti en 1916 et en Irak depuis l’invasion américaine, sans oublier l’action humanitaire de forces alliées en Afghanistan. On domine pour mieux évangéliser ! Comme quoi le souci de l’éthique n’est pas radicalement banni.
CONCLUSION : La puissance n’a pas tort, l’éthique a raison.
C’est sans doute le lieu de préciser que la pensée politique de Bergson ne s’inscrit pas directement dans un dialogue avec Nietzsche. Le rapprochement que nous faisons ici vise plutôt à permettre de comprendre l’ambivalence de la diplomatie des droits de l’homme à partir de ces deux auteurs. La vie des droits de l’homme se joue aujourd’hui, au niveau international, entre mercantilisme, déploiement de la puissance, comme le recommandait Nietzsche, et l’esprit d’éthique fondé sur l’amour de l’autre homme dont la dignité appelle respect. Tel est ce que veut le mystique bergsonien. Nous pensons que si la volonté de puissance fait partie de la vie de l’homme, il est plus facile de dominer par le truchement des valeurs éthiques que par les armes. Le Christ seul s’est imposé à bien plus de personnes et de cultures à travers le monde et à travers le temps que ne l’ont fait les puissances étatiques mondiales actuelles. Il s’est imposé non avec des armes et la recherche de ses intérêts égoïstes qu’avec l’amour de l’autre. Ce n’est pas pour autant dire que l’amour seul suffit pour faire régner les droits de l’homme dans l’existence humaine. Il doit être accompagné d’une violence indispensable, mais modérée. Il faut un juste milieu, une articulation assez complexe entre la spiritualité indiscutable des droits de l’homme et la réalité matérielle des hommes, c’est-à-dire entre l’éthique et la puissance. Tel est le sens de cet appel bergsonien :
L’humanité est invitée à se placer à un niveau déterminé – plus haut qu’une société animale, où l’obligation ne serait que la force de l’instinct, mais moins haut qu’une assemblée de dieux, où tout serait élan créateur [32].
Henri BAH
[19] F. Worms, Bergson ou les deux sens de la vie, Paris, PUF, 2004, p. 272.
[20] H. Bergson, Les deux sources de la morale et de la religion, Paris, PUF, 1995, p. 283.
[21] H. Bergson, Œuvres, Paris, PUF, 2001, p. 1209-1210.
[22] Ibidem., p. 1220.
[23] H. Bergson, Les deux sources de la morale et de la religion, Paris, PUF, 1995, p. 28.
[24] G. Hottois , Préface à Philosophie et droits de l’homme de Lionel Ponton, Paris, Vrin, 1990, p. 7-8.
[25] H. Bergson, Les deux sources de la morale et de la religion, Paris, PUF, 1995, p.71.
[26] B. Saint-Sernin, « L’interconnexité entre les êtres selon Les deux sources de la morale et de la religion », in Annales bergsoniennes, III, Paris, PUF, 2007, p. 301.
[27] H. Bah, « De la bipolarité de la réalité aux deux sens de la vie: à la découverte du réalisme bergsonien. », in Ithaque, n°4, 2009, p.35 -52.
[28] H. Bergson, Énergie spirituelle, Paris, PUF, 1986, p. 26.
[29] H. Bergson, Œuvres, Paris, PUF, 2001, p. 698.
[30] V. Jankélévitch, Bergson, Paris, PUF, 1999, p. 147.
[31] B. Badie, Op. Cit. p.91.
[32] H. Bergson, Œuvres, Paris, PUF, 2001, p. 1047.