Dossier Modernité et confiance
Coordination : Olivier Ouzilou ( Université de Provence ; CEPERC (centre d’épistémologie et d’ergonomie comparatives) et Thibaud Zuppinger (Université de Picardie Jules Verne/ CURAPP-ESS)
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La confiance, quoi de plus important, et en même temps quoi de plus ordinaire ? Comme le souligne J. Ravat dans son article, « la confiance est une dimension centrale de notre rapport au monde. Chaque jour, nous faisons confiance à des idées que nous n’avons pas vérifiées directement. »
La confiance tisse nos échanges avec autrui et son importance se révèle dès qu’elle est brisée. Au delà de la confiance évidente envers ces éléments que l’on renonce par manque de temps, d’envie, de compétences à aller vérifier par soi même, le risque existe toujours de voir cette confiance abusée, trompée. La confiance n’a de sens que si elle peut ne pas être honorée. Elle doit être comprise comme une sorte de contrat, la plupart du temps tacite, et librement passé. L’erreur et la tromperie sont les envers qui révèlent, simultanément, l’importance de la confiance, ce qui implique un risque.
Le risque en ce sens est l’envers de la confiance et refuser la confiance, c’est refuser de faire politique. Ces manifestations de méfiance peuvent se manifester diversement, F. Smith souligne par exemple que : « l’hypercriticisme soupçonneux consiste à refuser de prendre le risque d’être trompé ; il s’oppose donc à la confiance. Il y a deux formes de méfiance. Mais la première s’oppose à la naïveté, la seconde à la confiance. »
Le dossier se déploiera dans quatre directions principales : l’importance sociale de la confiance, la fragilité de ce phénomène, et la confiance comprise comme un besoin humain primordial. Par ailleurs, cette dimension ordinaire, pratique, quotidienne que l’on a relevé en première analyse, nous oblige à développer philosophiquement une épistémologie de la confiance. A quelle condition le fait d’accorder sa confiance peut-il s’avérer dangereux ?
Une conception du monde.
Pourquoi la confiance ? Cette question naïve renvoie immédiatement à une conception du réel qui est trop vaste et complexe pour être clairement appréhendé. C’est parce que le réel est incertain et démesuré qu’il faut faire confiance. La philosophie a depuis longtemps compris la dialectique entre l’être et l’apparence. Les apparences peuvent être trompeuses. Dès lors, la confiance opère un glissement, ce ne sont plus les apparences qui sont dignes de confiance, mais le discours social que l’on tient sur l’objet, par delà les apparences.
La confiance révèle aussi un autre mode de notre rapport au monde, la finitude. Il est vain d’espérer reprendre le projet cartésien de vérifier par soi-même l’ensemble de ce à quoi l’on fait confiance. Le monde est trop vaste, et la part maitrisé par la connaissance humaine est elle-même pour l’essentiel, adossée à une confiance dans des résultats dont les procédures n’ont pas été directement vérifiées par nous.
Ainsi, la confiance se caractérise comme une procédure indirecte – elle émerge entre nous et la vérité. Elle nous permet de gagner du temps en rendant superflu le moment de la vérification. On pourrait dire qu’il y a soumission passive à une croyance et alors nous sommes libres de l’adopter ou non.
Cette liberté au sein d’une procédure indirecte qui engage une forme de soumission est un trait important. La confiance n’est pas aveuglement. Il ne faut pas oublier sa dimension fragile. La confiance se rompt. Elle peut-être retirée.
Mais avant d’être retirée, intéressons-nous aux éléments qui entrent en jeu dans l’attribution de la confiance : d’une part la notion de vraisemblance et la notion d’autorité.
Il est toujours plus difficile de faire confiance à quelque chose qui semble profondément contrintuitif. C’est ce qu’indique la notion de vraisemblance, qui ne s’arrête qu’à la surface des choses, laissant de côté la vérité ou la fausseté de l’enjeu en question. La vraisemblance concerne uniquement l’aspect de vérité qui entoure la proposition en débat. Elle se formule de la manière suivante, « si je pouvais décider du monde, la vérité ressemblerait à ceci ou à cela ».
L’intérêt de la notion de vraisemblance est justement de ne pas emporter avec elle la notion de vérité et de nous permettre d’éviter le raccourci « si cela n’a pas l’air vrai, alors c’est faux », pour nous permettre de concentrer notre analyse sur la facilité plus ou moins grande, en fonction des apparences, que l’on aura à accorder notre confiance.
La question de l’autorité est également essentielle dans l’attribution de la confiance. Elle permet de passer outre la dimension intuitive de la vraisemblance. En fonction de qui bénéficie de la confiance, le degré de confiance, et la possibilité de renoncer à notre intuition est plus ou moins grande. Ainsi, une institution reconnue par d’autres, depuis longtemps, ayant quelques succès à son actif et des protocoles d’évaluations vérifiés, sera incontestablement une institution qui suscitera de la confiance.
La confiance : ce sont des paramètres (dans l’autorité, le caractère) mais aussi une histoire, cela suppose que rien n’est venu la rompre, qu’elle a pu se développer.
Ce dossier a pour vocation de clarifier le cadre conceptuel et pratique où cette notion se trouve employée. C. Al Saleh précise que « la confiance épistémique est définie en dirigeant l’attention sur tous les cas où nous avons des connaissances parce que nous faisons confiance à certaines autorités ».
Au delà d’une certaine forme de confiance, aveugle, irraisonnée, il sera intéressant de souligner les procédures qui permettent de justifier ces choix, ou de les rendre moins incertains. En somme il s’agira d’essayer d’articuler confiance et raison. En redoublant la question, il s’agira également d’élucider quelle type de confiance nous pouvons accorder à ces procédures justificatives.
La confiance, un enjeu social
Dès que la croyance n’est plus celle d’un individu, on se rend compte qu’il faut élargir le raisonnement à l’échelle du groupe, ce qui conduit la question à être traitée avec les ressources de l’épistémologie sociale et de la sociologie. Depuis Simmel, la confiance est vue comme une force de synthèse du collectif. L’autre penseur essentiel est bien entendu N. Luhman, dont les recherches sur le phénomène de la confiance ont largement influencé l’ensemble des derniers travaux sur cette question. « En distinguant la « confiance décidée » (trust) de la « confiance assurée » (confidence), Niklas Luhmann met l’accent sur l’ambivalence de la confiance, qui peut naître d’une décision réfléchie ou bien d’un mouvement spontané, intuitif », nous rappelle O. Leboyer dans son article consacré à la confiance dans un milieu très particulier : l’armée.
Au sein du microcosme qu’est l’armée, la confiance est à la fois un donné et un sentiment qui se construit par l’épreuve du terrain. Le terme d’engagement implique bien une confiance a priori, une confiance dans l’institution. Par la suite, c’est une forme de confiance interpersonnelle qui s’établit, selon les codes de la relation hiérarchique.
Les procédures d’élaboration d’une relation de confiance sont des éléments profondément politiques, comme en témoigne A. Allouche dans sa contribution :
La confiance et l’autorité épistémiques, rencontrant les conditions de défense d’un argumentaire dans l’espace public, participent à ce que des acteurs protestataires en viennent à se ranger sous une ligne commune pro-environnementale et à donner un sens éthique, voire moral, à la défense unitaire de cette ligne.
Il y a des analogies entre la confiance et la vision car si la confiance se manifeste de la bonne façon, alors il y a une forme d’évidence qui s’installe et qui a pour principal effet de ne pas inviter à chercher au-delà. C’est ce qui a rendu d’ailleurs les travaux sur la confiance, en philosophie comme en sociologie, particulièrement abstraits et théoriques.
Nous espérons que les articles rassemblés ici permettront aux lecteurs de se familiariser davantage avec les enjeux et l’importance de cette notion. Volontairement pluraliste, ce dossier ne se veut pas le représentant d’un courant ou d’une école de pensée. Au contraire, sont rassemblés dans ce dossier des textes théoriques et pratiques; l’occasion d’explorer à la fois les dernières avancées théoriques et les manifestations contemporaines de la confiance.
L’ensemble de ce dossier, par la diversité des analyses qu’il regroupe, manifeste combien ce thème est multiple, recouvrant à la fois les relations que l’on peut entretenir avec des individus, avec les choses et avec les institutions.
Thibaud Zuppinger
Sommaire
Confiance et épistémologie sociale
Mardi 24 juin : Flavien LeBouter – Formes et fonctions de la confiance dans la société moderne
Jeudi 26 juin : Christophe Al Saleh – L’épistémologie du cohérentisme et la notion de confiance épistémique.
Samedi 28 juin : Jérôme Ravat – La divergence sans la méfiance. Confiance conformiste et confiance critique.
Confiance et environnement.
Lundi 30 juin: Aurélien Allouche – Les relations épistémiques de confiance et d’autorité dans l’action collective et le militantisme. Exemple par la sociologie des conflits environnementaux
Mercredi 2 juillet : Frank Smith – Miner la confiance en l’adversaire : la controverse Allègre-Foucart sur le réchauffement climatique.
Vendredi 4 juillet : Florence Piron et Thibaut Varin – L’affaire Séralini et la confiance dans l’ordre normatif dominant de la science (Partie 1)
Samedi 5 juillet Florence Piron et Thibaut Varin – L’affaire Séralini et la confiance dans l’ordre normatif dominant de la science (Partie 2)
La confiance en pratique – études de cas
Lundi 7 juillet: Benjamin Six – Confiance et pluralisme engagés : Pour une épistémologie sociale pragmatiste et mélioriste
Vendredi 11 juillet : Olivia Leboyer – Le sentiment de confiance au sein de l’armée : tensions entre hiérarchie et égalité
Lundi 14 juillet – Jonathan Louli – Sur quelques acceptions de la mise en ordre de soi-même : confiances et travail social
Prolongements
vendredi 18 juillet – Bruno Bouchard – De la confiance comptable : vers un regard dérobé, oublié