Dossier – Les Méchants, de la fascination à la compréhension : Introduction.
Les méchants, de la fascination à la compréhension
Dossier coordonné par Yoann Malinge, chargé de recherches F.R.S.-FNRS à l’Institut Supérieur de Philosophie de l’Université catholique de Louvain. Son travail porte sur l’action, l’individuation et les rapports sociaux. Il a codirigé Lire L’être et le néant de Sartre (Paris, Vrin, 2023) avec Olivier D’Jeranian et codirige avec Jean Leclercq l’édition d’un ouvrage collectif consacré à la philosophie de Michel Henry (Louvain-la-Neuve, Presses Universitaires de Louvain).
Pour citer cet article : Yoann Malinge, « Les méchants, de la fascination à la compréhension », Implications philosophiques, 2023. https://doi.org/10.5281/zenodo.10048646
La notion de méchant et celle de méchanceté peuvent sembler naïves voire enfantines, de prime abord. Les méchants seraient des personnages de contes contre lesquels les héros et héroïnes luttent et qu’ils parviennent à faire cesser de nuire. Cependant, ces notions sont-elles vraiment naïves ? Après tout, les adultes continuent de s’en servir pour parler de personnages de films et de séries (par exemple, le « Joker » dans Batman ou « Keyser Söze » dans Usual Suspects, pour n’en citer que deux). Ces notions n’ont donc rien d’enfantines, elles sont plutôt l’expression d’un jugement du sens commun pour distinguer les types de personnages. Nous les utilisons également dans le langage ordinaire pour juger le comportement et les personnes dont les actions nous ont fait du mal. Enfin, ces notions peuvent être employées dans certains discours politiques qui qualifient les adversaires ou les ennemis.
Dès lors, la notion de « méchant » recouvre régulièrement celles de « délinquant », de « criminel » et d’« ennemis » qu’ils soient réels ou fictionnels. Si une personne est dite méchante, c’est parce qu’elle fait souvent le mal. La répétition des actions mauvaises constituerait une habitude, voire une seconde nature. L’intériorité du méchant, sa motivation devrait alors être examinée. Devient-on méchant parce qu’on possède en soi une énergie qui pousse à faire le mal ou bien est-ce la répétition d’actions mauvaises qui rend méchant ? Corrélativement, le méchant est-il libre de faire le mal ou est-il condamné à agir méchamment ? Le problème est complexe puisqu’il s’agit de comprendre les raisons d’une action, dans une analyse qui est à la fois anthropologique et morale puisque les actions réalisées sont condamnées. Cette complexité explique bien l’intérêt que nous éprouvons pour des fictions qui mettent en scène des personnages méchants dont la motivation et le parcours suscitent tout autant la crainte ou la fascination que l’attachement. Même s’ils fascinent, il n’en demeure pas moins que les méchants sont considérés comme anormaux. Le jugement moral qui les désigne ainsi ne vise pas tant leurs actions que leur personnalité, pas tant ce qu’ils font que ce qu’ils sont. Pourtant, ce sont bien d’abord leurs actions qui ont été jugées moralement mauvaises. Comment passe-t-on du jugement moral et juridique des actions au jugement d’une personne ? Ce passage est-il légitime ? Si le « méchant » semble n’être qu’une catégorie morale qui juge la personne, en droit, seuls les actes sont jugés, ils sont qualifiés juridiquement par les magistrat·e·s. Pourtant, au cours du procès, la « personnalité » ou la « psychologie » de l’accusé sont l’objet d’une analyse. Il s’agit de comprendre les causes et les raisons de son acte. N’est-ce pas alors un moyen de juger la personne ? La légitimité des jugements moraux et juridiques peut être interrogée. Ces questions sont traitées directement ou indirectement par plusieurs articles du dossier.
Il faut également envisager les personnes qui agissent méchamment en référence au bien et au mal, à la vérité et à la justice. Ces entités sont-elles absolument déterminées ? Dans quelle mesure les actions méchantes remettent-elles en cause le contenu et même l’existence de telles entités métaphysiques ? Ce dossier affronte également ces questions.
Enfin, ce dossier apporte des réflexions sur le rôle moral et politique des méchants dans les fictions. Sans les méchants, les héros n’auraient que peu d’intérêt, faute de pouvoir exprimer leurs qualités. Les méchants sont les ennemis redoutables qui justifient l’intervention du héros ou de l’héroïne. A l’inverse, les méchants semblent pouvoir exister de manière autonome. Ce sont des personnages que les spectateurs peuvent détester mais pour lesquels ils peuvent aussi avoir de la sympathie, en les trouvant aimables. Quelle est la nature de cette ambivalence ? Peut-elle être réduite à la catharsis que procurerait le spectacle des passions moralement condamnées ? Ces personnages remettent en question l’ordre moral de la société. Comment comprendre alors l’attrait esthétique et éthique que les spectateurs éprouvent pour ces personnages de méchant·e·s ? La durée des fictions, en particulier des séries, permet de suivre l’évolution des méchants, de suivre leur psychologie et leurs choix. Pourtant si ces choix sont toujours portés vers le mal, pourquoi les spectateurs s’attachent-ils de tels personnages ? Est-ce que les séries mettant en scène des méchants pourraient nous apprendre quelque chose sur notre propre morale ?
Ce dossier de la revue Implications philosophiques rassemble des contributions en philosophie morale et sociale, en anthropologie philosophique, en métaphysique et en esthétique du cinéma et des séries pour questionner la figure du méchant. Il propose des articles qui peuvent s’opposer ou se compléter, tel est l’indice du caractère problématique d’une notion qui appelle des choix théoriques conduisant à des approches différentes.
Dans une première partie, deux articles interrogent la notion de méchant, pour tenter d’en montrer une forme de relativité.Le premier article cherche à comprendre les actions méchantes en situation. Dans mon article intitulé, « Agir méchamment pour être reconnu. Une compréhension relative des actes méchants », il s’agit d’abord de critiquer l’idée selon laquelle qu’il existerait un principe de méchanceté immanent aux agents. L’article mène une généalogie du jugement moral qui reconduit à la situation sociale des agents. Il faut donc affronter le problème de l’explication des actes méchants. A partir du paradigme de la lutte de reconnaissance et du cadre social dans lequel les actes méchants sont réalisés, cet article cherche à expliquer pourquoi les actes méchants sont choisis alors qu’ils sont condamnés.
Un autre type de relativisation des actes méchants est possible, c’est ce que montre l’entretien mené avec Pierre-Henri Castel, « Une analytique du « pire que mal » », sur son livre Pervers, analyse d’un concept. Son ouvrage permet de comprendre que ce qui est qualifié de « méchanceté » ou de « perversité » chez les evil doers s’explique dans leurs relations avec leurs victimes. Une telle perspective a des implications pratiques sur la façon de comprendre les coupables lors des procès qui jugent leurs actes.
Des articles aussi différents que ceux d’Alexandre Couture-Mingheras et d’Etienne Besse peuvent tout de même être rapprochés, dans une deuxième partie, pour leur approche métaphysique de la notion.
Dans son article « L’obscur en soi : la non-dualité du principe », Alexandre Couture-Mingheras propose une perspective métaphysique non-dualiste. Selon son article, il ne saurait être suffisant de considérer le méchant comme celui qui nie le Bien. Son action méchante n’est pas seulement une négation, elle est aussi révélatrice de la nature indéterminée du Bien. De plus, en lui-même, le méchant neutralise l’illusion du moi et, selon les termes de l’auteur, « ouvre à l’intériorité transcendantale ». Cette perspective non-dualiste conduit à « transcender la distinction entre le Principe et le Soi » et à l’effacement de la limite. La métaphysique du mal conduit ainsi à une relativisation d’un autre ordre que celle soutenue par les premiers articles du dossier.
On trouvera des échos d’une telle démarche qui vise à dépasser la dualité du Bien et du Mal dans l’article d’Etienne Besse, intitulé « Le méchant dans Le Bon, la Brute et le Truand, un film de Sergio Leone ». Dans cet article, il s’agit de comprendre l’ambiguïté fondamentale du méchant. Celui-ci est défini par l’auteur comme un « composite normatif » qui, bien qu’il soit à l’origine des conflits, en est aussi l’arbitre. L’inscrivant en relation avec la Justice et la Vérité, l’article montre comment s’incarne le méchant et dans quel monde désertique il évolue. La démarche de l’auteur n’est donc pas tant esthétique – même si la réalisation du film est étudiée – que morale et métaphysique.
Dans une dernière partie, il est possible de regrouper deux articles qui s’intéressent à la figure des méchants ou celle des nouveaux méchants, et cherchent à montrer en quoi elles consistent.
Andy Serin, dans son article intitulé « L’athée vertueux, le méchant homme : endroit et envers d’un paradoxe de Bayle » montre comment et pourquoi, dans l’œuvre de Pierre Bayle, l’athée a longtemps incarné la figure d’un « méchant homme ». Cet article mène également une histoire intellectuelle de la méchanceté afin de mesurer l’originalité de la position de Bayle concernant tant l’athéisme et l’irréligion que l’immoralité et la méchanceté.
Dans l’entretien mené avec François Jost, intitulé « A quelles conditions un personnage méchant peut-il être aimable ? », il s’agit de présenter une partie des recherches de l’auteur sur les « nouveaux méchants ». Cet article permet également de mettre au jour le rôle des nouveaux méchants dans la fiction – ce ne sont pas des anti-héros – et d’éclairer le rapport que les spectateurs entretiennent avec de tels personnages. Ce travail conduit aussi à dégager la morale que ces fictions mettent en scène.
Les différentes perspectives de ce dossier montrent toute la richesse d’une notion qui se trouve au carrefour de différentes approches philosophiques. Loin d’être une notion enfantine ou seulement esthétique, sa négativité éclaire tout autant la morale que la métaphysique, la compréhension des agents que les rapports sociaux[1].
Comité scientifique
Christophe Béal
Hugo Clémot
Bertrand Cochard
Nathanaël Colin-Jaeger
Frédéric Fauquier
Haud Guegen
Sébastien Le Pajolec
Stéphane Lleres
Éric Marquer
Guillemette Préveraud de Vaumas
Anne-Charlotte Tauty
Jean-Baptiste Vuillerod
[1] J’adresse mes sincères remerciements aux auteurs et autrices qui m’ont confié leur article pour constituer ce dossier collectif. Je tiens aussi à remercier les membres du comité scientifique pour l’évaluation et le suivi des articles, publiés ou non. Je remercie également l’équipe d’Implications philosophiques pour son accompagnement à toutes les étapes de l’élaboration de ce dossier, en particulier Marc Goëtzmann, Florian Moullard et Davide Pilotto. Enfin, je remercie Sandra Laugier qui avait apporté son soutien à la journée d’étude sur les méchants que j’avais organisée à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne en 2022.