Dire, faire et être par les jeux vidéo.
L’éthique et la performativité au prisme des rhétoriques procédurale et processuelle.
Maude Bonenfant, Ph.D. Département de communication sociale et publique. Université du Québec À Montréal. Dominic Arsenault, Ph.D. Département d’histoire de l’art et d’études cinématographiques, Section Cinéma et jeu vidéo. Université de Montréal.
Introduction
Les jeux vidéo soulèvent constamment des préoccupations d’ordre moral ou éthique auprès des grands médias ou des groupes de pression citoyens. Ces préoccupations concernent la plupart du temps les représentations et les contenus qu’ils mettent en scène (à l’instar des autres médias). Néanmoins, quand la Cour suprême des États-Unis a reconnu en 2010 que les jeux vidéo jouissaient des protections sur la liberté d’expression, son jugement reconnaissait que les jeux peuvent communiquer des idées par des moyens généraux comme dans d’autres formes d’expression, mais également au moyen de dispositifs spécifiques dus à leur nature interactive[1].
En ce sens, les jeux ne sont pas exempts de discours, de valeurs et de représentations idéologiques qui peuvent être organisés sous forme de rhétorique visuelle et linguistique, mais également sous forme de rhétoriques procédurale et processuelle rendues possibles grâce à l’interactivité. La rhétorique procédurale « fait faire » des actions au joueur (des actions qu’il performe dans la mesure où il est convaincu de l’atteinte d’un objectif) tandis que la rhétorique processuelle « fait être » le joueur (elle lui intime de devenir « quelque chose » en exigeant une adhésion à des idées ou valeurs plus profondes). Cette différence s’avère essentielle pour évaluer le pouvoir de conviction de ces deux types de rhétoriques basées sur les actions des joueurs. La question paraît d’autant plus importante lorsqu’il s’agit de la représentation de la violence où le joueur est amené à reproduire des actions violentes afin d’atteindre des objectifs en jeu.
Dans le cadre de cet article, il s’agira alors d’évaluer ces modes de représentation de la violence dans les jeux vidéo à partir des enjeux éthiques et moraux performés par les joueurs grâce à des stratégies rhétoriques distinctes basées sur les procédures ou les processus. Nous atteindrons ce but en présentant différents travaux sur la morale et l’éthique, particulièrement ceux issus des études sur le jeu vidéo et qui problématisent la question de la violence, en insistant sur les dilemmes moraux. Par la suite, nous présenterons le concept de performativité et la philosophie de l’action pour dégager l’une des spécificités des jeux vidéo, soit le fait de poser des actes pour « jouer le jeu ». Ceci nous permettra, dans un dernier temps, de démontrer le pouvoir de persuasion de la rhétorique procédurale et de la rhétorique processuelle en distinguant bien les deux afin de proposer une réflexion sur le rapport éthique du joueur au système moral du jeu.
Les paniques morales autour des jeux vidéo, de l’éthique des joueurs à celle des chercheurs
Dans le cadre de cet article, morale et éthique sont articulées de manière à refléter le rapport de l’individu à la société en mettant en lumière le caractère indissociable d’une morale sociale donnée et d’une éthique personnelle contextuelle. Plus précisément, dans le cadre du jeu, le rapport éthique du joueur est construit en relation avec un système moral, système qui prend forme dans le design du jeu, la communauté des joueurs et la société au sein de laquelle est performée l’activité ludique. Morale et éthique sont, pour ainsi dire, intimement imbriqués, au point où les deux termes sont souvent utilisés indistinctement, comme des synonymes.
En effet, plusieurs chercheurs se sont intéressés à la question de l’éthique du joueur et de la moralité des jeux vidéo à partir de diverses approches philosophiques, en distinguant rarement la morale de l’éthique, mais plutôt en convoquant divers auteurs ayant discouru sur ces questions : Aristote, Hume, Kant, etc. La réflexion porte alors principalement sur la valeur morale du jeu et de l’activité ludique et rarement sur l’éthique du joueur[2]. La question de la violence et de ses effets sur le joueur a tout particulièrement occupée les chercheurs afin de déterminer, selon la formulation toute simple de McCormick, « s’il est mal (wrong) de jouer à des jeux vidéo violents[3] ». Deux camps bien distincts se sont déployés, les uns condamnant la pratique, les autres défendant cette forme de représentation de la violence.
Ce débat s’inscrit alors directement en lien avec les controverses publiques autour de cas bien ciblés de tueries perpétrées par des adolescents: le massacre de la Columbine High School en 1999 ou les meurtres de Cody Posey en 2004 permettent au lieutenant-colonel Dave Grossman d’affirmer que les jeux vidéo sont des « simulateurs de meurtre » qui apprennent à tuer à toute une génération d’enfants[4]. Alors que le chercheur McCormick affirme qu’aucune étude ne démontre que la simulation d’actes immoraux dans des jeux vidéo cause une augmentation des actes violents envers les autres, Peter Singer[5], de son côté, affirme vigoureusement le lien de cause à effet entre le fait de jouer à ces jeux violents et commettre des actes violents. Même si nous pouvons contre-argumenter que des millions d’individus qui jouent à des jeux violents ne posent pas d’actes violents ou que les cas de violence causée par des joueurs font intervenir une panoplie d’autres facteurs (abus, dépression, maladie mentale, etc.), Singer affirmera que, même si ce n’est pas scientifiquement prouvé, les risques sont trop importants pour être ignorés.
Parmi les risques mis en avant, celui d’une désensibilisation à la violence est directement reliée à une pensée éthique basée sur les affects. En effet, selon Waddington[6], les jeux vidéo ultra-violents sont mauvais (wrong), car ils peuvent causer une dépréciation de l’idée même de mal (wrongness). Plus le développement technologique encouragera le réalisme, plus la distinction entre les transgressions réelles et celles qui sont simulées sera difficile à faire pour les joueurs : la question de la moralité des jeux se pose alors vivement. Pour Wonderly,[7] il ne s’agit pas d’une menace future, car les jeux vidéo ultra-violents rendraient déjà les joueurs insensibles à l’autre. À partir de la théorie morale de Hume[8] et de sa conception de l’empathie[9], l’éthicienne argumente que la pratique de ce type de jeux rend imperméable à la possibilité de se mettre à la place de l’autre, principe de base de la moralité. Elle situe le tort (harm) que font ces jeux ultra-violents à cet endroit: ils érodent nos facultés empathiques, ce qui peut mener à la dévalorisation du mal et même à la dissolution de notre aptitude à exercer un jugement moral en général[10]. En effet, selon Hume, l’empathie, en tant que faculté humaine universellement partagée, joue un rôle dans nos jugements moraux, car, basée sur la ressemblance entre les êtres humains, elle permet de se reconnaître en l’autre. Sans cette empathie pour l’autre, impossible de juger des effets de nos actions et, donc, de la moralité de nos actes. Ce n’est pas tant une question de « Raison » que d’affects. Or, selon Wonderly, la pratique des jeux vidéo ultra-violents pourrait avoir comme effet de diminuer notre capacité empathique et de poser des actes éthiquement « bons ».
S’il y a diminution de l’empathie à cause de l’ultra-violence simulée, il y aurait donc, si l’on suit ces auteurs, de bons et de mauvais jeux. Dans sa synthèse des travaux sur le sujet, Schulzke[11] « défend la moralité des jeux vidéo violents » en se basant sur l’utilitarisme, l’approche kantienne de la déontologie et l’éthique aristotélicienne de la vertu en développant un argumentaire très similaire à McCormick et Reynolds. Selon lui, les trois principales critiques faites aux jeux vidéo violents posent les questions suivantes: donnent-ils aux joueurs des compétences pour faire plus de tort à autrui? Diminuent-ils notre capacité à l’empathie? Motivent-ils les joueurs à commettre des actes violents?[12]. Pour Schulzke, il n’y a aucun doute que les arguments utilisés pour répondre positivement à ces questions
reposent sur des analogies fautives entre les mondes virtuel et réel, de mauvaises représentations des cas dans lesquels des jeux ont pu jouer un rôle, et des distorsions des données empiriques disponibles sur le lien entre les jeux et les actes criminels.[13]
S’inscrivant souvent dans les études des médias et malgré le manque de preuve scientifique pour soutenir toute causalité, ces analyses visent à démontrer que le fait de jouer à des jeux vidéo violents rendrait violent, comme une cause à effet directe. Ferguson condamne ouvertement cette lecture causale de la pratique vidéoludique par les chercheurs en psychologie et remet en question la validité de leurs travaux. Il souligne que le processus d’évaluation scientifique ne les a pas empêché de faire des adéquations spécieuses avec un niveau de certitude disproportionné entre les jeux vidéo violents et les comportements violents, qui allaient bien au-delà de ce que les données autorisent, tout en ignorant les preuves contraires.[14]
Non seulement les liens de causes à effets entre la violence et la pratique de jeux vidéo violents ne sont pas scientifiquement démontrés, mais certains chercheurs soulignent même les avantages de la pratique de jeux vidéo modérément violents. Olson[15], par exemple, formule une hypothèse toute simple, mais qui n’est pas explorée par les recherches actuelles: l’idée que ce type de jeu peut être une échappatoire pour certains jeunes joueurs, une sorte de saine catharsis à leur propre aggressivité. Les joueurs peuvent également apprendre sur eux-mêmes et leur propre rapport à la violence. Plus largement, nous pourrions ajouter que les joueurs peuvent faire une panoplie d’apprentissages, entre autres des apprentissages liés à la morale grâce aux jeux vidéo violents.
La morale s’apprend, mais l’éthique se pratique: les dilemmes moraux dans les jeux vidéo
Les chercheurs issus du champ appelé « l’étude des jeux sérieux » se sont intéressés à l’utilisation du jeu en éducation[16], mais James Paul Gee[17] est certainement l’un des plus connus. Fier défenseur des bénéfices de la pratique vidéoludique, il affirme que le fait de poser des actions avec des objectifs précis au sein d’un jeu est un moyen très efficace d’enseignement : au lieu de se faire expliquer des principes, les élèves et les étudiants agissent à travers des jeux qui illustrent ces principes. Les explications des professeurs deviennent alors complémentaires à une pratique des élèves et des étudiants qui découvrent par eux-mêmes les enseignements grâce à une performativité. Au lieu d’être énoncés, les principes moraux, par exemple, peuvent être performés par les joueurs au sein des jeux afin d’apprendra à « devenir de meilleurs êtres humains ». Zagal abonde tout à fait en ce sens : « Lorsqu’employés comme outils de transformation, les jeux vidéo peuvent mener les gens à apprendre ce que signifie le fait de vivre de façon éthique et la manière dont on peut y parvenir »[18]. Les dilemmes moraux sont tout particulièrement adaptés au jeu, car ils représentent une manière d’articuler, au sein de la jouabilité (gameplay), la morale du jeu avec l’éthique du joueur.
En effet, selon Sicart[19] et Zagal, les dilemmes moraux ou éthiques[20] représentent le meilleur moyen de créer une jouabilité éthique (design of ethical gameplay) ou des jeux vidéo éthiquement notables (ethically notable videogames). Ces dilemmes peuvent être définis comme des situations où une réflexion ou un raisonnement éthique est nécessaire avant de poser un choix. Sicart[21] ajoute que ces dilemmes moraux doivent être des problèmes épineux (wicked) et mal définis (ill-defined) structurés à partir d’informations incomplètes. Il doit y avoir plusieurs résultats ou issues possibles pour rendre les conséquences difficiles à prévoir. Cette ambiguïté, qui n’est certes pas étrangère à celle vécue quotidiennement, permet de nuancer les décisions éthiques posées par les joueurs.
S’ils doivent être nuancés, Zagal précise que les dilemmes doivent être compréhensibles et constants, qu’il ne faut pas confondre les dilemmes moraux des avatars avec ceux qu’ont vraiment les joueurs dans l’exercice du jeu et qu’il faut s’assurer que les dilemmes sont considérés comme tels par les joueurs et non pas simplement comme une mécanique du jeu à percer. Pour garantir que les joueurs n’optimisent pas la résolution des dilemmes moraux comme toute autre mécanique, Sicart croit qu’il faut empêcher de pouvoir retourner en arrière (reloading, les joueurs subissant ainsi les conséquences de leurs actes. En évaluant les effets actuels de leurs actes, ils peuvent réellement juger de leur rapport éthique au jeu et non pas simplement intellectualiser des principes moraux prédéfinis par les concepteurs, sans en prendre la pleine mesure.
En ce sens, Sicart insiste sur la distinction d’Aristote entre la potentialité (potentia) et l’actualité (actio)[22]. Malgré le potentiel d’un jeu (ce qui est en puissance), c’est l’expérience actuelle et unique qui doit être évaluée par le joueur à partir d’une série de références morales:
Un joueur est un être éthique qui interagit avec les règles et le monde fictionnel et dont les choix sont déterminés par les buts du jeu, limités par les règles et évalués par une combinaison de valeurs individuelles, de valeurs de la communauté du joueur et de valeurs culturelles ou dans la vie réelle.[23]
Selon l’auteur, les jeux sont des objets moraux, mais, pour les évaluer, il faut prendre en compte qu’ils sont nécessairement « joués »: les joueurs, en tant qu’agents éthiques, font l’expérience de ces objets moraux lors de l’actualisation du jeu (le play).
Quand faire, c’est dire: performativité et philosophie de l’action
Cet appel à juger le jeu réellement actualisé est directement relié au plaidoyer de Sicart[24] pour une mise en valeur de l’expérience du joueur dans l’évaluation morale de la pratique. Se basant sur De Koven[25], il affirme que « le jeu (play) est l’expérience d’un jeu (game) par un joueur, un processus créatif et appropriatif de compréhension et d’engagement dans une relation dialectique avec le système du jeu et les autres joueurs »[26]. Le play est nécessairement performé et, en ce sens, il ne faut pas simplement juger de la moralité des jeux, mais du rapport du joueur à son activité ludique. En d’autres mots, au lieu de poser d’abord le jeu puis ensuite le joueur, Sicart inverse la prémisse: « Les jeux structurent le jeu (play), le facilite par le biais des règles. Cela ne veut pas dire que les règles déterminent le jeu (play): elles le dirigent et le cadrent, mais demeurent sujettes à l’acte de jouer même. Jouer est, encore une fois, un acte d’appropriation du jeu (game) par les joueurs »[27].
Ce qui importe, ce n’est pas ce que le système de règles (morales ou du jeu) a prédéterminé, mais ce qui est réellement actualisé comme rapport (éthique ou play) à ces règles. Cette façon de considérer la réflexion sur la moralité des jeux s’inscrit en concordance avec le concept de performativité. D’abord définie par John Austin[28] à partir des actes illocutoires, la performativité réfère à un énoncé qui constitue en soi un acte. Selon cette approche, la langue ne sert pas qu’à décrire le monde, mais peut le produire lors de l’énonciation : la phrase, devenue classique, « je vous déclare mari et femme » performe le réel puisque son élocution change l’état matrimonial de deux individus. Ce concept de performativité est par la suite repris par John Searle[29] pour l’inscrire, plus largement, dans la production de la réalité sociale : nommer ou représenter les choses dans les institutions, c’est leur donner une existence qui produit la réalité sociale. En définissant les institutions, comme la religion par exemple, les individus définissent la réalité sociale qu’ils interprètent et dans laquelle ils vivront. Dans ce contexte, toute forme de langage performe le réel, produit le monde par lequel les individus se reconnaîtront.
Judith Butler[30] poursuit dans cette lignée dans le contexte des études sur le genre pour expliquer en quoi l’individu performe quotidiennement son genre, par une série d’actions genrées plus ou moins intériorisées. Dépassant en ce sens le langage lui-même, cette manière de considérer la performativité implique que toute action inscrite dans le corps produit la réalité sociale. En ce sens, nous pouvons aisément faire le parallèle avec les jeux vidéo : ils sont à la fois une forme langagière et discursive qui performe le réel, à la fois une série d’actions performées qui produit la réalité sociale.
En effet, nombreux sont les auteurs qui ont mis en avant la spécificité du langage vidéoludique ainsi que la force discursive des jeux vidéo[31]. Barr, Noble et Biddle affirment par exemple que les jeux vidéo renferment des systèmes de valeurs qui donnent forme à la jouabilité. En ce sens, les jeux présentent la « bonne » manière de faire pour atteindre les objectifs et peuvent devenir normatifs. Conformément à l’approche performative de la production de la réalité sociale,
si on pense une valeur comme reflétant une préférence pour une forme de conduite particulière, l’interface-utilisateur d’un jeu vidéo, qui assure la médiation de toute conduite au sein du monde du jeu, est fortement impliquée dans ces systèmes de valeurs, aussi bien dans leur construction que dans leur expression.[32]
En partant du principe que les jeux vidéo ne sont pas « neutres », ils deviennent des véhicules potentiels de valeurs morales qui sont inscrites dans le design du jeu, c’est-à-dire dans les représentations et les mécaniques de jeu, offrant ainsi certaines affordances. Ce concept provient de l’approche écologique de la perception visuelle, mise sur pied par James J. Gibson[33], repris et adapté au jeu vidéo par plusieurs chercheurs, dont Dan Pinchbeck[34]. Conformément au principe central de l’approche écologique où le sujet et son environnement ne peuvent être dissociés, une affordance est une possibilité d’interaction offerte par l’environnement à un sujet spécifique (un « animal » dans les termes de Gibson). Ainsi, selon les affordances du jeu par rapport au joueur, ce dernier performe dans ses actions le cadre moral qui est encodé de manière procédurale (procedurally encoded)[35]. Un jeu donné peut donc récompenser l’agressivité, la patience, la ruse, et ainsi de suite, selon les ouvertures de son système de règles.
En effet, la procédure est une manière d’agir pour aboutir à un certain résultat, à un but. Selon Murray[36], les procédures peuvent être prises en charge par le code de programmation : elles imposent alors au joueur de performer une série d’actions afin d’atteindre un objectif prédéterminé. Les jeux, qui n’existent que lorsqu’ils sont joués, sont effectivement basés sur des séries d’actions actualisées par les joueurs. « Les actions sont performées selon des objectifs conscients et sont ce à quoi un sujet accorde activement son attention. Une activité est une suite d’actions qui n’ont un sens que dans le contexte de cette activité. »[37] Selon la philosophie de l’action, une action est la formation d’un projet, par exemple à partir du système moral. Le déroulement de l’action suit les conséquences et sanctions prévues par une société ou, dans le cas qui nous occupe, par les concepteurs. Le joueur peut s’approprier le système de jeu et déployer une agentivité éthique, mais ce sera toujours par rapport à des règles prédéfinies (morale ou jeu). La spécificité du jeu, par rapport à d’autres médias, est alors d’inscrire dans le corps des joueurs une série d’actions prédéterminées par les concepteurs.
D’ailleurs, ces capacités haptiques des jeux vidéo, c’est-à-dire qui concernent le sens du toucher, surtout avec les dernières générations de consoles et les divers types de prothèses simulant des objets, en inquiètent certains. Pour revenir à la question de la violence, Wonderly[38] fait valoir que plus les jeux vidéo violents seront réalistes et nous feront performer les actions « réellement », plus les controverses concernant les jeux ultra-violents seront alimentées. Les joueurs imiteront « physiquement » les actes violents et les gestes, souvent répétés, pourront s’inscrire dans leur comportement.
Il faut dire que, selon Barr & al. et le modèle de l’activité (activity model), le fait de performer des actions peut créer des opérations, soit des réponses inconscientes et automatiques à des conditions présentes dans l’environnement: dès que les conditions se représentent, le joueur réagit alors automatiquement, sans pleine prise de conscience de ses actions. Le joueur peut en arriver à poser certains actes uniquement parce qu’il a intériorisé la « bonne » réponse dans ce système de règles (morale ou jeu). Par exemple, dans la série Mass Effect (BioWare, 2007-2012), le joueur est encouragé à développer son personnage Shepherd dans l’une des deux directions morales pour en faire un parangon ou un renégat, selon les choix qu’il fait dans les dialogues interactifs. Comme les choix sont codés par couleur et qu’un alignement clair d’un côté ou de l’autre donne accès à des possibilités d’action diplomates ou agressives qui peuvent influer sur le cours de l’histoire, le joueur peut rapidement automatiser son processus décisionnel et se rabattre sur des options bleues ou rouges lorsqu’elles se présentent. Ayant choisi de jouer Shepherd renégat, le joueur doit alors poursuivre dans cette voie le plus souvent possible pour maximiser ses points de renégat et vivre l’une des deux expériences fortes que les concepteurs ont (le joueur le suppose) prévu. Ainsi, un simple système de points peut déterminer la valeur des actions des joueurs et les conditionner à performer telle action. Ce conditionnement par voie quantitative évacue l’aspect qualitatif des actions posées par le joueur. Existe alors pour les joueurs la possibilité d’ignorer le contenu sémantique de l’action au profit de son impact procédural afin d’optimiser sa performance sans égard à ses valeurs. Autrement dit, la morale présentée de manière quantitative présente le risque de faire adopter au joueur une conduite d’exécution qui court-circuite la distance critique et une posture éthique qui serait autrement possible.
Quand faire faire, c’est dire: la rhétorique procédurale
En plus de s’éloigner des dilemmes moraux épineux et flous, cette manière d’externaliser la réflexion éthique du joueur et de l’opérationaliser dans la jouabilité en optimisant les choix posés pour gagner le jeu est la principale critique posée par Sicart[39] « contre la procéduralité ». Sicart remet en question cette populaire approche du design de jeu basé sur la rhétorique procédurale[40] car, selon lui, le procéduralisme instrumentalise le play en ayant une idée de la « bonne » manière de jouer, sans égard aux joueurs qui jouent et qui s’approprient le jeu. Il y aurait donc un jeu « idéal » que les joueurs doivent chercher à actualiser en maximisant leur compréhension des règles prédéterminées par les concepteurs. Les procéduralistes seraient donc des formalistes qui défendent l’idée selon laquelle le jeu est équivalent à l’ensemble de ses règles et que le sens du jeu se trouve donc dans le sens des règles. Ces règles du jeu seraient en fait les procédures par lesquelles le sens est prédéfini par les concepteurs et simplement performé par des joueurs sans capacité de création.
En ce sens, Sicart craint la rigidité du formalisme pour décrire la réelle expérience ludique des joueurs et remet en question la pertinence de s’appuyer sur la rhétorique procédurale pour faire état du play. La rhétorique, définie comme l’art de persuader, est une forme d’organisation discursive et est en effet prédéterminée par l’émetteur. Alors que la rhétorique langagière ou visuelle définit l’organisation de ce qui est dit ou de ce qui est montré, la rhétorique procédurale définit ce qui est performé par une procédure à suivre. Pour cette raison, Sicart accuse certains concepteurs de vouloir contrôler leur message avec la procéduralité; pourtant, c’est la nature même de toute rhétorique et ces concepteurs utilisent bel et bien cette forme d’organisation discursive pour, justement, tenter de convaincre de la justesse d’un discours a priori. Or, si les concepteurs veulent contrôler leur message, rien ne garantit sa réception par les joueurs: le play, que Sicart croit voir évacué chez les « procéduralistes », est en fait l’interprétation de ces discours formalisés, entre autres, sous forme de rhétorique procédurale.
Bogost est le chercheur qui a, le premier, développé cette idée pour comprendre la possible force de conviction du jeu vidéo.
Je propose le terme rhétorique procédurale pour nommer le fait d’employer des processus de manière persuasive, tout comme la rhétorique verbale est la pratique d’employer l’art oratoire de manière persuasive, et comme la rhétorique visuelle est la pratique d’employer des images de manière persuasive. La rhétorique procédurale est un nom général pour la pratique de construire des arguments à travers des processus. Conformément au modèle classique, la rhétorique procédurale implique la persuasion – pour changer l’opinion ou l’action.[41].
Ainsi, à partir du moment où l’on considère l’ensemble des procédures ou règles du jeu comme l’organisation d’un certain discours sur le monde (véhicule de valeurs morales, par exemple), on comprend que tout discours est inscrit dans des processus communicationnels où les émetteurs (les concepteurs) ne contrôlent qu’en partie la réception du message (le sens que les joueurs donnent à leurs actions). La rhétorique permet de « manipuler » le récepteur afin qu’il adhère aux messages, mais puisqu’il demeure toujours un espace de « jeu » dans l’interprétation, un play, le joueur peut garder une distance critique (ce jeu/play) pour évaluer le rapport entre les affordances morales du jeu et son agentivité éthique. Sicart a, à cet égard, tout à fait raison lorsqu’il affirme que « les jeux sont des objets conçus avec des affordances qui suggèrent une certaine expérience qui est évaluée par le sens moral du joueur. »[42]
L’argumentation tenue par les concepteurs est donc formalisée dans la procédure qui devient signifiante à partir du moment où le joueur l’actualise et, surtout, la performe dans son corps. Cette caractéristique de la rhétorique procédurale la rend particulièrement efficace en termes de technique de persuasion, car le joueur (ou l’acteur) n’a pas besoin de prendre pleinement conscience du sens (parfois caché) de l’action: il doit simplement rendre sufisamment signifiant un objectif vers lequel mène cette action pour qu’elle soit performée. À force de répétitions, cette action peut devenir, conformément à l’approche de Barr & al., une réponse conditionnée sans réelle prise de conscience des valeurs morales performées. Les joueurs prennent directement part à l’action en simulant plus ou moins le geste (par exemple, en appuyant seulement sur un bouton ou en tirant avec une manette sous forme de carabine).
Pour cette raison, Dodig-Crnkovic et Larsson[43] croient que les jeux vidéo sont des outils d’apprentissage puissants, mais, au contraire de Gee, ils affirment que cette puissance est justement ce qui les rend dangereux: en tant que technologie persuasive, les jeux vidéo peuvent non seulement affecter les actions des joueurs à l’intérieur du jeu, mais également à l’extérieur du contexte ludique. Delwiche[44] renchirit en affirmant que les affordances des jeux vidéo peuvent modeler (shape) les attitudes et les comportements des joueurs, ce qui implique des responsabilités éthiques. Comme l’action est volontairement performée dans le contexte du jeu (il n’y a pas de jeu « forcé »), il y a une forme d’adhésion plus grande et ce consentement est d’autant plus sincère lorsque les émotions du joueur sont convoquées.
En ne faisant pas seulement appel à l’intellect (ou la « Raison »), mais également aux émotions (ou aux affects), les jeux vidéo deviennent un outil rhétorique performant puisqu’ils font aisément appel au pathos, ce mode de persuasion défini par Aristote dans sa rhétorique comme le fait d’utiliser les émotions afin de gagner l’adhésion du public. Plusieurs chercheurs en études du jeu ont démontré à quel point un ensemble d’affects et d’émotions sont suscités par la pratique ludique, par exemple le plaisir[45] ou la peur[46]. Exactement pour cette raison, les jeux vidéo ont alors le potentiel de provoquer des réflexions éthiques[47]. En effet, liés aux percepts (perception) et aux concepts (intellectualisation), les affects permettent, comme en mathématiques, de donner une « valeur » aux actions: la psychopathie, de psyche et pathos, peut être comprise, justement, comme un dysfonctionnement de la capacité à ressentir et s’adapter à son entourage. Que ce soit par l’empathie (Hume) ou tout autre affect (Spinoza), cette capacité à évaluer ses actions est essentielle au jugement éthique. Le jeu étant basé sur une série d’actions, il devient d’autant plus pertinent comme objet moral où le joueur apprend à vivre en société en jugeant de son rapport éthique au jeu. Il n’y a donc pas qu’un apprentissage de la violence ou d’actes socialement condamnables au sein des jeux vidéo, mais également possibilité de devenir de meilleurs êtres humains. Comme l’affirme Zagal, le jeu vidéo « n’a encore qu’effleuré la surface et on se demande quels mécanismes [autres que les dilemmes moraux] pourraient être développés pour susciter la réflexion éthique ».[48]
Quand faire, c’est être: de la rhétorique procédurale à la rhétorique processuelle
Le fait de performer des actions est donc au coeur de la rhétorique procédurale, mais il faut maintenant bien la distinguer de la rhétorique processuelle qui, elle aussi, s’inscrit dans les actions des joueurs, mais d’une façon différente. Tel que vu précédemment, la rhétorique procédurale est une technique permettant de faire faire des actions aux joueurs, de les convaincre, par divers moyens, que l’objectif poursuivi en vaut la peine et qu’il sera atteint par une procédure à suivre. La procédure est alors définie comme la manière de se conduire pour aboutir à un certain résultat et, en informatique, elle peut être prise en charge par le code.
Pour Bogost[49], les procédures sont basées sur la logique humaine ou informatique, une logique « comportementale » qui définit une manière d’opérer. Il distingue les procédures des processus pour mettre en avant l’ontologie orientée-objet, influencée par la programmation orientée-objet où des « objets » sont définis à partir de représentations, de caractéristiques, de relations propres à eux (des attributs) et qui sont instanciés en initialisant[50] chacun de ces attributs. Conformément à cette approche de la programmation, les tenants de l’ontologie orientée-objet[51] affirment que les objets ont une existence hors de la perception humaine. En ce sens, les relations entre les objets et/ou les humains sont placées sur le même plan ontologique, c’est-à-dire qu’elles sont basées sur le même raisonnement sur l’être : l’humain n’a pas plus ni moins de valeur philosophique qu’un objet. L’ontologie orientée-objet est une critique de la philosophie de Kant ainsi que des approches dites « anthropocentristes » et s’inscrit entre le naturalisme scientifique et le relativisme social pour promouvoir un réalisme spéculatif où l’être humain n’est plus privilégié[52].
Dans ce contexte philosophique, les procédures sont favorisées pour faire état de l’être et Bogost oppose alors l’ontologie orientée-objet à la philosophie processuelle développée, entre autres, par Whitehead[53]:
La différence entre processus et procédure permet d’appréhender avec une économie de moyens certaines différences entre la philosophie processuelle et l’ontologie orientée-objet. Réduit à sa plus simple expression, le processus implique le flux, tandis que la procédure implique l’opération; le processus se préoccupe d’événements, tandis que la procédure se préoccupe de logique; le processus se préoccupe du devenir externe (outward), la procédure se préoccupe de l’essence interne (inward).[54]
Bogost distingue donc les processus en tant que flux d’événements définissant le devenir des choses et les procédures comme opérations logiques liées à l’essence des choses. Si le processus s’intéresse à la manière dont fonctionne les choses (the way things work), la procédure explique comment les choses fonctionnent (how things work). Cette distinction permet à Bogost de promouvoir le concept de procédure pour bien saisir l’essence des choses et favoriser l’ontologie orientée-objet plutôt que la philosophie processuelle pour déployer le raisonnement de Whitehead.
Dans le cadre de cet article, ce qui nous intéresse n’est pas la critique de Bogost d’une certaine lecture de la philosophie processuelle, mais bien ses définitions: à partir du moment où les processus sont associés au devenir, il est possible de mieux comprendre ce que pourrait être une rhétorique processuelle. Dans la philosophie processuelle, le processus réfère à un changement continu et dynamique, une suite d’événements vécus par l’être, une création perpétuelle de nouveaux états: l’être est toujours un devenir. Cette approche s’oppose, en ce sens, à une vision essentialiste de l’être et s’inscrit parfaitement avec l’approche qualifiée de « postmoderne » du devenir. Discourant sur l’analyse du devenir chez Deleuze et Guattari[55], Zourabichvili affirme :
‘Devenir’, c’est sans doute d’abord changer : ne plus se comporter ni sentir les choses de la même manière; ne plus faire les mêmes évaluations. Sans doute ne change-t-on pas d’identité: la mémoire demeure, chargée de tout ce qu’on a vécu; le corps vieillit sans métamorphose. Mais ‘devenir’ signifie que les données les plus familières de la vie ont changé de sens, ou que nous n’entretenons plus les mêmes rapports avec les éléments coutumiers de notre existence : l’ensemble est rejoué autrement.[56]
Alors que la rhétorique procédurale est basée sur les actions et les comportements, la rhétorique processuelle se concentre sur les actions et l’identité, sur les effets de changement chez l’individu sur sa manière d’évaluer les choses en lui faisant performer des actions. Elle est une manière d’influencer la série d’événements qui construisent l’identité de l’individu, une manière de se conduire pour aboutir à un certain résultat qui définit l’individu en le convainquant. Grâce à la rhétorique processuelle, il y a inscription identitaire dans les actions du corps, une façon différente de ressentir les choses, un changement dans le sens donné aux rapports « coutumiers » au monde. Si la procédure est définie par les possibles (une suite possible d’actions), le processus est associé au virtuel, un devenir indéfini par une suite d’états en perpétuel changement.
Cette façon de concevoir le processus n’est pas un « faire faire », mais un « faire être » qui peut avoir comme conséquence l’adoption des valeurs sous-jacentes aux actions (« ne plus faire les mêmes évaluations », comme on le verra avec l’exemple du racisme plus loin). Il ne s’agit alors plus de faire performer des actions au joueur, mais de lui faire adopter une manière d’être lui permettant de potentiellement découvrir, intégrer ou exprimer de nouvelles facettes de son identité. En d’autres mots, le joueur peut imaginer de nouveaux possibles, adhérer à de nouvelles idées ou se réconforter dans ses valeurs par la pratique vidéoludique structurée selon une technique d’organisation du discours à visée persuasive basée sur les processus. Si, selon Bogost, la rhétorique procédurale explique la manière dont les choses fonctionnent (méthodes, techniques et logiques), nous pourrions alors affirmer qu’elle fait plus appel au logos, à la logique et la raison du joueur afin de proposer des « arguments » qui convainquent le joueur d’agir de cette façon. De son côté, la rhétorique processuelle, elle, fait plus appel au pathos, à la manière dont l’individu évalue ses actions grâce à ses affects alors que le fait d’être « touché » le convainc également d’agir. On comprend alors d’autant plus à quel point les stratégies de rhétorique processuelle peuvent avoir des effets sur l’éthique personnelle et qu’il faut, pour l’individu, adopter une distance critique par rapport à ses actes.
Dis-moi comment tu joues, je te dirai qui tu es: l’adhésion comme processus transformateur
Or, la grande distinction que nous pourrions faire entre les rhétoriques procédurale et processuelle est l’adhésion. En effet, dans le premier cas, il est possible de performer les actions en jeu sans adhérer aux valeurs transmises ou, plutôt, représentées de manière fictive, c’est-à-dire sans croire que les actions ludiques sont la « bonne » attitude à adopter d’un point de vue éthique. Il s’agit alors plutôt de maximiser la mécanique du jeu : aucune question de moralité ou d’éthique dans ce contexte puisque seule importe la performance liée à l’optimisation des règles du jeu. Le danger d’inscrire dans ses convictions éthiques des actes moralement condamnables est alors évacué : la distance critique est celle du jeu comme espace de play. Dit autrement, le contexte du jeu crée une fictionnalisation des actions qui permet une distance par rapport à leurs effets. Reprenant l’exemple de la violence, le fait de tirer sur des ennemis dans Counter Strike (Valve, 1999), où des combattants terroristes et contre-terroristes s’affrontent, ne signifie pas automatiquement une adhésion à la violence à l’extérieur du contexte vidéoludique.
Dans le cas de la rhétorique processuelle, cependant, l’adhésion devient plus ou moins importante, selon le degré de persuasion du joueur par rapport aux valeurs transmises. En effet, dans ce contexte, la fictionnalisation des actions se dilue tout comme la distance critique et le devenir du joueur est alors modelé par ses actions performées en jeu: le joueur ne fait plus les mêmes évaluations éthiques avant et après la pratique vidéoludique, c’est-à-dire qu’il ne juge plus son rapport éthique exactement de la même façon. Si les changements dans la manière de penser et de considérer le monde peuvent être plus ou moins imperceptibles, il n’en demeure pas moins que la rhétorique processuelle aura transformé « le flux des événements » et que les rapports « avec les éléments coutumiers de notre existence »[57] auront été influencés. Reprenant également ici l’exemple de la violence, le jeu vidéo peut devenir un outil de propagande haineuse et alimenter, par exemple, le tort causé à certaines minorités en faisant adhérer le joueur à des discours racistes : le cas du jeu Survival Island 3[58] (Kristina Fedenkova, 2015), dans lequel les joueurs sont appelés à tuer des aborigènes australiens, a été récemment dénoncé à ce sujet. Considérant la rhétorique processuelle et ses effets sur le devenir du joueur ainsi que sur l’évaluation de son rapport éthique au jeu puis au monde, la question de l’adhésion aux valeurs racistes par la pratique de ce jeu est alors légitimement soulevée.
Toutes ces distinctions entre les deux formes de rhétorique peuvent être présentées, de manière résumée, dans le tableau suivant:
Rhétorique procédurale | Rhétorique processuelle |
Faire faire | Faire être |
Actions – Comportement | Actions – Identité |
Opération logique | Flux d’événements |
Logos | Pathos |
How things work | The way things work |
Ontologie orientée-objet | Philosophie processuelle |
Essence | Devenir |
Possible | Virtuel |
Sans adhésion | Adhésion |
En guise de conclusion: au-delà du cercle magique, le jeu comme cercle éthique
Au cours de cet article, nous avons adopté une perspective par laquelle l’éthique du joueur, contextuelle, immanente et personnelle, s’articule à la moralité des jeux, prédéfinie par les concepteurs. Nous avons ensuite problématisé la question grâce à un certain nombre de travaux en études du jeu en soulevant certains arguments sur la représentation de la violence pour déployer la réflexion sur la moralité des jeux et l’éthique des joueurs. Par la suite, nous avons constaté la force et l’une des spécificités des jeux vidéo, à savoir la performativité : le fait de nécessairement poser des actions pour jouer produit une réalité sociale non seulement énoncée, mais performée par le corps du joueur. Conformément à certains auteurs qui invoquent le danger de la pratique de jeux vidéo violents, nous avons soulevé le risque de cette performativité, par exemple en dressant les comportements des joueurs par l’automatisation de réactions ou par la désensibilisation à la violence. Toutefois, nous avons également souligné la possibilité, pour les joueurs, de devenir de meilleurs êtres humains en faisant l’apprentissage de l’éthique grâce à la pratique vidéoludique. Le fait de ressentir de l’empathie et d’être sensibilisé à d’autres vécus est également possible en performant d’autres réalités auxquelles les joueurs sont exposés : les jeux à conscientisation sociale ou les jeux expressifs, par exemple, visent une influence positive sur les comportements, mais la pratique de jeux vidéo violents peut aussi avoir des effets bénéfiques. Dans la dernière partie de l’article, nous avons finalement vu que, pour transmettre leurs valeurs et messages, les concepteurs ont à leur disposition plusieurs techniques d’organisation du discours, dont les rhétoriques procédurale et processuelle. Plus ou moins consciemment, le joueur peut être persuadé de la justesse de ses actions, en adhérant ou non aux valeurs.
Toute la question est alors celle de la limite : comment distinguer une rhétorique procédurale, sans une nécessaire adhésion aux valeurs fictionnalisées, d’une rhétorique processuelle dont les effets peuvent modeler l’identité du joueur? Tout comme le dilemme moral idéal pour Sicart, cette question de la limite est « épineuse » et « mal définie »; elle reflète cette ambigüité du rapport éthique à la morale et l’impossibilité de prédéfinir le rapport du joueur au jeu. Les jeux ne tombent pas dans l’un ou l’autre de deux tiroirs étanches; tout jeu développe plus ou moins une rhétorique procédurale et plus ou moins une rhétorique processuelle, qui forment deux voies parallèles de transmission de valeurs – deux terrains de jeu où chaque joueur peut exercer son éthique pour plus ou moins adhérer ou résister aux stratégies discursives. Si la pratique de Survival Island 3 par un joueur peut s’accompagner d’une adhésion aux valeurs racistes véhiculées, un autre joueur pourra avoir une distance critique lui permettant de ne pas y adhérer, pour simplement « jouer le jeu » en optimisant la mécanique des règles.
En d’autres mots, si la société ou le jeu vidéo énonce des règles morales, ce sont les individus ou les joueurs qui jugent de la valeur éthique de leurs actions en étant plus ou moins influencés par leurs expériences, leur compréhension du monde et un ensemble d’éléments extérieurs, dont les techniques rhétoriques d’organisation du discours qui peuvent être plus ou moins efficaces et contraignantes. D’où la nécessité, justement, de faire l’apprentissage de l’éthique et de mettre à l’épreuve sa capacité à juger par soi-même de son rapport éthique en cultivant une distance critique grâce, entre autres, aux jeux vidéo violents.
[1] Ferguson, Christopher J. (2013). “Violent Video Games and the Supreme Court : Lessons for the scientific community in the wake of Brown v. Entertainment Merchants Association”, American Psychologist, vol.68, No.2.
[2] Un exemple en ce sens: Reynolds, Ren (2002). “Playing a ‘good’ game : A philosophical approach to understanding the morality of games”, p.1. Publication originale sur le site web de l’IGDA (International Game Developers Association (igda.org). Disponible en ligne: http://www.ren-reynolds.com/downloads/Playing%20a%20Good%20Game%20-%20A%20Philosophical%20Approach%20to%20Understanding%20the%20Morality%20of%20Games.pdf.
[3] McCormick, Matt (2001). “Is it wrong to play violent video games?”, Ethics and Information Technology, vol.3, no.4, pp.277-287.
[4] Grossman, Dave (2013). “Video Games as ‘Murder Simulators’”, Variety, vol.429, no.10, Special Report: Violence and Entertainment, p.45.
[5] Singer, Peter (2007). “Video Crime Peril vs. Virtual Pedophilia”, The Japan Times Online.
[6] Waddington, David (2007). “Locating the wrongness in ultra-violent video games”, Ethics and Information Technology, pp.121-128.
[7] Wonderly, Monique (2008). “A Humean approach to assessing the moral significance of ultra-violent video games”, Ethics and Information Technology, no.10, pp.1-10.
[8] Hume, David ([1740] 1993). Traité de la nature humaine : La morale (livre 3), Paris, Flammarion.
[9] Hume utilise plutôt le terme “sympathie”, mais Wonderly affirme qu’il l’utilise dans le sens d’“empathie”, raison pour laquelle elle adopte ce deuxième terme.
[10] Wonderly, op. cit., p.5.
[11] Schulzke, Marcus (2010). “Defending the morality of violent video games”, Ethics and Information Technology, no. 12, p.131.
[12] Schulzke, op. cit., p.131.
[13] Schulzke, op. Cit.; notre traduction de : “[les études en question] rely on faulty analogies between the virtual world and the real world, misrepresentation of cases in which games may have played a role, and distortion of existent empirical data on the link between games and crime”
[14] Ferguson, op.cit., p.5. “Although cogent arguments can be made in support of the beliefs that violent games either do or do not increase aggression in youth, the scientific review process failed to prevent psychologists from making an increasing stream of statements that expressed high certitude, made spurious comparisons with medical research, ignored disconfirmatory evidence, and increasingly spoke beyond what the data could support”.
[15] Olson, C.K. (2004). “Media violence research and youth violence data: Why do they conflict?”, Academic Psychiatry, no.28, pp.144-150.
[16] Quelques exemples de travaux autour de ces questions: Alvarez, Julian, Damien Djaouti, et Olivier Rampnoux (2010). Introduction au serious game, Paris: Questions théoriques; Brougère, Gilles (1995). Jeu et éducation, Paris: L’Harmattan; Prensky, Mark (2000). Digital game-based learning, New York: McGraw-Hill.
[17] Gee, James Paul (2007). What Video Games Have to Teach Us About Learning and Literacy, London, Palgrave Macmillan.
[18] Zagal, José P. (2009). “Ethically notable videogames : Moral dilemmas and gameplay”, Proceedings of DIGRA 2009: Breaking New Ground: Innovation in Games, Play, Practice, and Theory, pp.1-9; notre traduction de : “When used as a transformative tool, videogames can empower people to learn what it means to live ethically and how to go about doing so”.
[19] Notamment auteur de deux ouvrages: Sicart, Miguel (2009). The Ethics of Computer Games. Cambridge: MIT Press; Sicart, Miguel (2013). Beyond Choices: The Design of Ethical Gameplay. Cambridge: MIT Press.
[20] Conformément à ce qui a été affirmé en première partie de cet article, les deux mots sont, encore une fois, utilisés de manière indifférenciée par ces auteurs.
[21] Sicart, Miguel (2010). “Wicked games : On the design of ethical gameplay”, Proceedings of the 1st DESIRE Network Conference on Creativity and Innovation in Design, pp.101-111.
[22] La potentialité aristotélicienne se définit à partir de ce qui est en puissance, c’est-à-dire ce qui n’a pas lieu, mais qui est possible (déterminé) ou virtuel (indéterminé) et qui peut s’actualiser dans l’action. Par exemple, une infinité de statues potentielles peuvent être actualisées dans cette pierre, mais une seule le sera par le geste du sculpteur. Ces idées sont entre autres développées dans la Métaphysique.
[23] Sicart, Miguel (2005). “Game, player, ethics : A virtue ethics approach to computer games”, International Review of Information Ethics, Vol.4, no.12., p. 16; notre traduction de : “A player is then the ethical being that interacts with the rules and the fictional world, and whose choices are determined by the goals of the game, limited by the rules, and evaluated by a combination of the individual values, the players communities values, and the cultural, or in real life (IRL) values”.
[24] Sicart, Miguel (2011). “Against procedurality”, Games Studies, Vol.11, no.3.
[25] De Koven, Bernie ([1978] 2002). The Well-Played Game, Cambridge, MIT Press.
[26] Sicart, op. cit; notre traduction de : “play is the experience of a game by a player, and play is a creative, appropriative process of understanding and engaging in a dialectic relationship with the game system and with other players”
[27] Sicart, op.cit.; notre traduction de : “Games structure play, facilitate it by means of rules. This is not to say that rules determine play : they focus it, they frame it, but they are still subject to the very act of play. Play, again, is an act of appropriation of the game by players”.
[28] Austin, John Langshaw ([1962] 1991). Quand dire, c’est faire, Paris, Points.
[29] Searle, John ([1995] 1998). La construction de la réalité sociale, Paris, Gallimard.
[30] Butler, Judith ([1990] 2005). Trouble dans le genre. Pour un féminisme de la subversion, Paris, La Découverte.
[31] Voir par exemple: Aarseth, Espen (1997). Cybertext: Perspectives on Ergodic Literature, Baltimore: Johns Hopkins University Press; Flanagan, Mary et Helen Nissenbaum (2014). Values at Play in Digital Games, Cambridge: MIT Press; Myers, David (2003). The Nature of Computer Games: Play as Semiosis, New York: Peter Lang; et Salen, Katie et Eric Zimmerman (2003). Rules of Play: Game Design Fundamentals, Cambridge: MIT Press.
[32] Barr, Pippin, James Noble et Robert Biddle (2007). “Video game values: Human–computer interaction and games”, Interacting with Computers, 19, pp.180; notre traduction de : “If a value is thought of as reflecting a preference for some particular form of conduct, then the user-interface of a video game, which mediates all conduct in the game world, is heavily implicated both in the construction and expression of these value systems.”
[33] Gibson, James J. (1979). The Ecological Approach to Visual Perception. Boston: Houghton Mifflin.
[34] Pinchbeck, Daniel (2007). « Counting barrels in Quake 4: affordances and homodiegetic structures in FPS worlds ». DiGRA 2007 conference proceedings, p. 8-14. Tokyo: University of Tokyo. Aussi disponible en ligne:http://www.digra.org/wp-content/uploads/digital-library/07311.20364.pdf.
[35] Zagal, op. cit., p.3.
[36] Murray, Janet (1997). Hamlet on the Holodeck: The Future of Narrative in Cyberspace. New York: Free Press.
[37] Barr & al., op. cit., p.185; notre traduction de: “Actions are performed with conscious goals in mind and are what a subject is actively concerned with. An activity is comprised of a collection or chain of actions which only make sense in the context of that activity.””
[38] Wonderly, op. cit.
[39] Sicart, Miguel (2011). “Against Procedurality”. Game Studies, vol.11, no.3. En ligne: http://gamestudies.org/1103/articles/sicart_ap.
[40] Terme créé par Ian Bogost (2007). Persuasive Games: The Expressive Power of Videogames. Cambridge: MIT Press.
[41] Bogost, Ian (2008). “The Rhetoric of Video Games”. Dans The Ecology of Games: Connecting Youth, Games, and Learning (K. Salen, dir.). Cambridge: MIT Press, pp.117–14; notre traduction de : “I suggest the name procedural rhetoric for the practice of using processes persuasively, just as verbal rhetoric is the practice of using oratory persuasively and visual rhetoric is the practice of using images persuasively. Procedural rhetoric is a general name for the practice of authoring arguments through processes. Following the classical model, procedural rhetoric entails persuasion—to change opinion or action”.
[42] Sicart, Miguel (2005). “Game, player, ethics : A virtue ethics approach to computer games”, International Review of Information Ethics, Vol.4, no.12., p. 17; notre traduction de : “Games are objects designed with affordances that suggest a certain experience that is evaluated by its players’ moral sense.”
[43] Dodig-Crnkovic, Gordana et Thomas Larsson (2005). “Game Ethics – Homo Ludens as a computer game designer and consumer”, International Review of Information Ethics, pp.20-23.
[44] Delwiche, A. (2007). “From The Green Berets to America’s Army: Video games as a vehicle for political propaganda”. Dans: Williams, J.P. et Smith, J.H. (dirs.), The player’s realm: Studies on the culture of video games and gaming, Jefferson: McFarland and Co, pp.91-109.
[45] Voir par exemple Lazzaro, Nicole (2009). “Why we play: affect and the fun of games”. Dans: Human-computer interaction: Designing for diverse users and domains, 155, ou Koster, Raph (2005). A Theory of Fun for Game Design, Scottsdale: Paraglyph Press.
[46] Voir par exemple Perron, Bernard (2005). “A Cognitive Psychological Approach to Gameplay Emotions”. Dans: DiGRA 2005 Changing Views: Worlds in Play Conference Proceedings, Simon Fraser University, Vancouver.
[47] Zagal, op. cit., p.1.
[48] Zagal, op. cit., p.8; notre traduction de : “has only just begun to scratch the surface and we wonder what other mechanisms [except moral dilemmas] we can develop to foster ethical thinking”.
[49] Bogost, Ian (2010). “Process vs. procedure”, Fourth International Conference of the Whitehead Research Project, http://bogost.com/writing/process_vs_procedure/
[50] Initialiser, en informatique, prend le sens de “donner une valeur initiale”.
[51] Harman, Graham (2002). Tool-Being: Heidegger dans the metaphysics of objects, Chicago : Open Court; Bryant, Levi, The Democracy of objects, Ann Arbor (Michigan) : Open Humanities.
[52] Bogost, Ian (2012). Alien phenomenology or what it’s like to be a thing. Minneapolis : University of Minnesota Press.
[53] Whitehead, Alfred North (1929). Process and Reality. New York: Macmillan.
[54] Bogost, op. cit., p.10; notre traduction de: “The difference between process and procedure offer instructive shorthand for some of the differences between process philosophy and object-oriented ontology. Most succinctly, process entails flow, while procedure entails operation; process is concerned with events, while procedure is concerned with logic, process is concerned with outward becoming, procedure is concerned with inward essence.”
[55] Deleuze, Gilles et Félix Guattari (1980). Mille plateaux: Capitalisme et schizophrénie. Paris: Les Éditions du Minuit..
[56] Zourabichvili, François (1997). “Qu’est-ce qu’un devenir, pour Gilles Deleuze?”, conférence prononcée à Horlieu (Lyon), Horlieu Éditions, p.2. horlieu-editions.com/brochures/zourabichvili/qu-est-ce-qu-un-devenir-pour-gilles-deleuze.pdf
[57] Zourabichvili, op. cit., p.2.
[58] Plusieurs médias ont relayé la nouvelle, dont le The Telegraph (16 janvier 2016) : http://www.telegraph.co.uk/technology/video-games/video-game-news/12103014/Racist-Survival-Island-3-game-is-pulled-after-uproar-over-killing-Australia-Aborigines.html