Dé-transcendantaliser l’universel (1)
Une lecture de Chantal Mouffe.
Les démocraties occidentales sont, régulièrement, traversées par des tiraillements qui remettent en cause leurs propres fondements. Comme s’il était question de pathologies, chaque réunion au sommet de nos chefs d’État rappelle plus ou moins, selon la position partisane adoptée, la danse moliéresque des médecins au chevet de nos institutions dont l’autorité entamée doit être remise sur pied. Mais le médecin n’est plus guère crédible, et le soupçon qui pèse sur chacun de ses actes précipite ce que certains des politistes dénoncent comme une montée du populisme, tout aussi néfaste que la crise diagnostiquée, ou bien une dépossession de prérogatives du Démos. « À la croisée des chemins », selon certains, le modèle occidental de la démocratie doit être réinventé. Quelle direction suivre ? La littérature, à ce sujet, est diverse et variée. Revenir à ce qui est véritablement et fondamentalement en cause est à la fois une urgence et une méthode, car si nous avons à penser le terrorisme mondialisé ou le nationalisme (comme repli, souvent xénophobe, sur soi), nous ne pouvons nous soustraire de ce qui est en jeu : la fiction de la souveraineté et de l’universalité démocratiques. Et c’est aussi celles-ci que nous avons à ré-interroger.
Aussi, je voudrais, dans le présent essai, rendre compte des lectures qu’opère Chantal Mouffe de deux auteurs, Carl Schmitt et Ludwig Wittgenstein, par qui se « révèle» la nature propre de la démocratie. Il s’agit de deux chapitres parus dans le recueil The Democratic Paradox, dont l’un est un article paru pour une revue canadienne et l’autre, une conférence de 1996.
Pour Chantal Mouffe, lire ces deux auteurs correspond à deux préoccupations, que la démocratie libérale ne prend pas suffisamment en compte, malgré son souci de la pluralité, mais qui, néanmoins, doivent être au centre du projet d’une théorie de la démocratie plurielle. Il s’agit, tout d’abord, par la lecture de Carl Schmitt, de préserver l’antagonisme propre et inhérent au politique, plutôt que de vouloir l’étouffer ou le court-circuiter par une réponse contractualiste. Une telle réponse contractualiste nous ramène au mythe de l’harmonie et de l’homogénéité qui nie, en la remettant en cause, la dynamique même de la société démocratique parce qu’elle postule et requiert une rationalité qui condamne les passions et pratiques sociales émergentes. Mais si l’antagonisme est l’élément « vital » et indépassable de la démocratie, il ne peut être l’élément suffisant : cet antagonisme, par quoi des adversaires se confrontent, ne doit vouloir mener à l’éradication de l’un ou de l’autre mais à sa transformation en une relation agonistique, par laquelle chaque parti, dans le cadre même des principes démocratiques d’égalité et de liberté, reconnaît la légitimité des revendications de l’autre. Il s’agit ensuite, par la lecture de Wittgenstein, de préserver le moment de la décision (qu’est-ce qu’une règle juste ?) comme étant celui, spécifique, de la politique.
Ces deux articles sont essentiels en ce qu’ils donnent la base (et non les réponses) du projet proprement politique que dessine Mouffe : la démocratie plurielle, dont on peut citer l’esprit, tel qu’elle le définit dans les dernières lignes de La politique et ses enjeux, essai quasi contemporain des articles cités :
L’instauration du pluralisme et sa survie doivent être analysées comme le résultat d’une forme d’intervention politique dans un espace conflictuel, une intervention qui implique le refoulement des solutions alternatives. Celles-ci peuvent être marginalisées par l’avancée apparemment irrésistible de la démocratie libérale, mais elles ne disparaîtront jamais complètement ; et certaines d’entre elles peuvent être réactivées. Nos valeurs, nos institutions, nos modes de vie constituent une forme possible parmi plusieurs autres possibles, et le consensus qui leur correspond ne peut exister sans un extérieur qui expose continuellement à la contestation nos valeurs démocratiques libérales et notre conception de la justice. Pour tous ceux qui les contestent – ceux qui sont disqualifiés par nos libéraux pour cause d’irrationalité et ne participent donc pas au consensus par recoupement –, les conditions imposées par le débat rationnel sont inacceptables parce qu’elles se traduisent par la négation de certains traits caractéristiques de leur identité. Ils pourraient être contraints d’accepter un modus vivendi mais ce n’est pas celui qui pourrait perdurer dans le cadre d’un consensus stable et durable à celui que Rawls appelle de tous ses vœux. Selon lui, le régime libéral est un modus vivendi rendu nécessaire par le fait du pluralisme. Toutefois c’est un modus vivendi qu’il voudrait nous voir accepter et valoriser pour des raisons morales et non à la suite d’un calcul prudentiel. Mais que fait-on de ceux qui s’opposent à un tel modus vivendi ? De toute évidence il n’y a pas de place pour leurs demandes à l’intérieur d’un modus vivendi libéral, même élargi. Pour eux, le libéralisme est un modus vivendi qu’ils sont contraints d’accepter alors même qu’il se traduit par le rejet de leurs valeurs.
Je pense qu’il n’existe pas de solution permettant d’éviter cette situation ; nous nous devons donc faire face à ses implications. Un projet de démocratie radicale et plurielle doit se confronter au politique dans sa dimension de conflit et d’antagonisme ; il doit tirer les conséquences de la pluralité irréductible des valeurs. Ce constat doit être le point de départ de notre tentative de radicaliser le régime démocratique libéral et d’étendre la révolution démocratique à un nombre croissant de relations sociales. Au lieu de se dérober à la violence et à l’hostilité présente dans toutes les relations sociales, il faut essayer de créer les conditions dans lesquelles ces forces agressives soient susceptibles d’être désamorcées et détournées, de telle sorte qu’un ordre démocratique pluraliste puisse exister.
La perspective adoptée est résolument critique. Mais, s’il ne s’agit pas de dépasser la modernité politique, il est, bien au contraire, question de l’épouser en révélant ce qui, à la fois dans nos concepts et dans nos pratiques démocratiques et institutionnelles ou encore dans l’éthos contemporain, nous en éloigne. Si, pour Schmitt, la modernité n’a jamais eu lieu et n’a pas été engendrée, pour Mouffe, au contraire, elle est bien notre actualité mais à la condition impérative de la re-politiser. Or, là est véritablement l’enjeu des analyses de Mouffe : ce n’est pas en constituant un possible consensuel, à partir d’êtres raisonnables qui manifesteraient leur rationalité, au cours de la délibération sur l’objet même qui doit faire consensus, qu’est rendue elle-même possible la démocratie. C’est bien plutôt, à rebours, en épousant la nature même, dissensuelle, de la démocratie que la politisation de nos espaces publics est viable. La conflictualité qui s’en dégage alors est elle-même susceptible de générer ce qui en est le cœur, la liberté et l’égalité. Ainsi, plutôt que d’envisager la conflictualité, et les formes diverses de la contestation, comme possiblement instauratrices d’une normativité pacifiante, Chantal Mouffe nous invite à procéder en inversant la direction : la norme, comme potentiellement critiquable et pratiquement vulnérable, au point d’être rejetée, est au cœur même du projet démocratique, et sa vulnérabilité même, si elle est assumée, n’en finit pas de l’actualiser et de la renouveler.
La perspective est ici proprement déconstructionniste et fait référence à l’entreprise derridienne. Dans le débat qui confronte Rorty à Derrida, le premier faisant du second un philosophe du sentiment, et de sa philosophie, une affaire privée, Derrida, que suit ici Chantal Mouffe, affirme, et assume le caractère proprement politique de la déconstruction. Moins comme une méthode, qui, à cet égard s’opposerait à une autre, mais parce que le projet déconstructionniste est, par essence et dans ses conséquences, essentiellement politique. Or, ce que vise la déconstruction, ce qu’elle met particulièrement à jour, c’est très exactement le moment de l’indécidable qui reste, toutefois, une décision, mais qui, en même temps la bouscule comme déstabilise l’instance et l’autorité de la décision. Et, Derrida de préciser :
Tout ce qu’un point de vue déconstructeur essaie de montrer, c’est que si la convention, les institutions et le consensus sont des stabilisations (parfois des stabilisations de très longue durée, parfois des micro-stabilisations), cela veut dire qu’il s’agit de stabilisations de quelque chose d’essentiellement instable et chaotique. S’il devient nécessaire de stabiliser, c’est précisément parce que la stabilité n’est pas naturelle ; c’est parce qu’il y a de l’instabilité que la stabilisation est nécessaire ; c’est parce qu’il y a du chaos qu’il faut de la stabilité. Ce chaos et cette instabilité, qui sont fondamentaux, fondateurs et irréductibles, sont à la fois, naturellement, la pire des choses, contre laquelle nous nous battons avec des lois, des règles, des conventions, de la politique et de l’hégémonie provisoire, mais ils sont en même temps une chance de changer, de déstabiliser. S’il y avait une stabilité permanente, on n’aurait pas besoin de politique, et c’est dans la mesure où la stabilité n’est pas naturelle, essentielle ou substantielle que la politique existe et que l’éthique est possible. Le chaos est à la fois un risque et une chance, et c’est là que le possible et l’impossible se rejoignent.
C’est, d’une certaine façon, ce même mouvement d’investigation qui caractérise la démarche de Cornélius Castoriadis, quand il évoque l’institution imaginaire de la société. À cet égard, il serait important de comprendre que l’auto-institution n’est pas l’équivalent d’une auto-législation. Mais je ne crois pas possible de comprendre la proposition d’égaliberté d’Etienne Balibar si, autant conceptuellement que pratiquement, nous ne procédions pas ainsi : en dissociant l’ordre de l’institution (de la potentialité qui institue) et celui de la fixation, dans le cadre de la légalité, de la décision instituée. Par ailleurs, nous manquerions véritablement ce qui fait la vitalité (et par là, la revitalisation) des espaces publics si nous nous contentions de concevoir l’espace oppositionnel de Negt ou la perspective anarchiste, qui demeure un projet politique, comme de pures et simples irruptions contestataires ou la manifestation d’une « démocratie éruptive », aussi éphémère qu’idéalisée. En effet, cette méprise nous conduirait à réifier/réinstituer des luttes de classe, à n’envisager le prolétariat que comme classe qui, dans sa lutte de reconnaissance, s’oppose à la bureaucratie bourgeoise, ce qu’il n’est décidément pas ni chez Negt (notamment, parce qu’il étend la notion de prolétariat en la faisant déborder des limites/frontières de la classe prolétarienne), ni parmi les anarchistes, dans leur critique du marxisme. Enfin, ce qui est très certainement à l’œuvre, autant dans les post-cultural studies que dans les gender-studies, est moins de l’ordre de la spécification d’un objet d’étude parmi d’autres possibles (comme s’il s’agissait d’un objet exotique) que de l’exigence de se donner une démarche qui entend mener la critique de toute pensée essentialiste, et de faire, par la suite, porter la critique à d’autres sphères que celles spécifiées. À défaut de trouver une convergence, des demandes ainsi décrits par ces champs disciplinaires singuliers, il y a lieu d’évoquer des équivalences entre elles. C’est ainsi que, comme Chantal Mouffe le suggère, le projet d’une démocratie pluraliste et radicale, qui incorpore l’émergence des espaces contemporains de la politique et des demandes plurielles de démocratie, ne peut se formuler et se développer que dans et à travers une telle critique de l’essentialisme, hérité des Lumières et mis en œuvre dans la philosophie politique qui, de Rawls à Habermas, insiste sur l’individualisme .
1/ Lire la démocratie libérale avec et contre Schmitt.
Cette critique, c’est avec Schmitt que Chantal Mouffe entend la mener . C’est en effet par l’intermédiaire de cet adversaire de la démocratie et du libéralisme qu’elle entend à la fois mettre en place une critique du libéralisme (avec Schmitt) et œuvrer au projet de la démocratie radicale et plurielle (contre Schmitt). Je me propose de révéler ici les éléments d’un diagnostic.
L’un des éléments essentiels est de mettre à jour comment, avec l’impératif consensuel qui s’impose comme une médiation, à l’échelle d’une nation comme à celle du monde, par laquelle la conflictualité s’estompe, nous assistons à une dépolitisation de l’espace public. Cette dépolitisation rejoint aussi l’idée de la dé-démocratisation développée et étayée par Wendy Brown. Ce processus, même s’il peut à certains égards révéler une dimension idéologique (le propos de Brown, qui insiste alors sur l’hyper-marchandisation des relations et d’une gouvernementalité sans gouvernement), est d’abord la combinaison d’une dissolution de l’État-nation, même s’il semble que le souci de la souveraineté nationale est d’autant plus fort qu’il se matérialise par l’édification de nouvelles frontières et murs de séparation, et aussi d’une exigence de rationalité au sein même de l’espace public et dans sa dynamique même. Exigence de rationalité qui laisse peu de place à la critique .
Ce qui est ici en jeu c’est comment l’idée d’égalité humaine, telle qu’elle est postulée dans les théories de la démocratie libérale, est convertie en principe politique alors qu’elle ne peut l’être, car si elle désigne l’égalité des personnes en tant que personne, elle défie l’homogénéité politique constitutive de l’idéal démocratique. Or,
Schmitt asserts that there is an insuperable opposition between liberal individualism, with its moral discourse centred around the individual, and the democratic ideal, which is essentially political, and aims at creating an identity based on homogeneity. He claims that liberalism negates democracy and democracy negates liberalism, and that parliamentary democracy, since it consists in the articulation between democracy and liberalism, is therefore a non-viable regime. In his view, when we speak of equality, we need to distinguish between two very different ideas: the liberal one and the democratic one. The liberal conception of equality postulates that every person is, as a person, automatically equal to every other person. The democratic conception, however, requires the possibility of distinguishing who belongs to the demos and who is exterior to it; for that reason, it cannot exist without the necessary correlate of inequality.
Le retour à Schmitt permet alors d’opérer une critique des fondements mêmes du libéralisme politique et de reconnaître dans l’homogénéité schmittienne non pas une égalité parfaite entre des personnes, voire étendue à toute l’humanité (qui n’en resterait pas moins une idée abstraite), mais une tentative pour repenser cette homogénéité dans le cadre d’une conflictualité entre ceux qui appartiennent au Démos et ceux qui n’en sont pas. Cette distinction est proprement politique en ce sens qu’elle institue le politique sur un principe de clôture, une démarcation, toujours en tension, entre un en-dedans et un en-dehors. Et si l’effort politique est bien de tenter d’apaiser et/ou de pacifier cette tension, il n’est pas de la gommer, de l’occulter et de la nier dans une perspective qui émanerait d’une approche consensuelle/consensualiste.
À trop vouloir effacer, de l’espace public et de la dynamique démocratique, l’élément moteur de la conflictualité et à trop vouloir tenter de trouver des médiations et/ou des réponses instrumentales et techniciennes (on pourrait entendre, avec tout ce qu’il y a de péjoratif dans l’emploi de ce terme, « technocratiques »), le libéralisme est, pour Mouffe comme pour Schmitt, incapable de penser la/le politique démocratique.
By stressing that the identity of a democratic political community hinges on the possibility of drawing a frontier between « us » and « them », Schmitt highlights the fact that democracy always entails relations of inclusion-exclusion. This is a vital insight that democrats would be ill-advised to dismiss because they dislike this author. One of the main problems with liberalism – and one that can endanger democracy – is precisely its incapacity to conceptualize such a frontier. As Schmitt indicates, the central concept of liberal discourse is “humanity”, which – as he rightly points out – is not a political concept, and does not correspond to any political entity. The central question of the political constitution of “the people” is something that liberal theory is unable to tackle adequately, because the necessity of drawing such a “frontier” contradicts its universal rhetoric. Against the liberal emphasis on “humanity”, it is important to stress that the key concepts of democracy are the “demos” and the “people”.
Ce qui est ici réhabilité, que souligne Mouffe comme pour mieux s’écarter par la suite de Carl Schmitt, c’est le Peuple, le Démos. Or, la démocratie libérale semble pouvoir s’en dispenser. Non seulement, une fois qu’elle évoque l’égalité des personnes en tant que personne, elle évacue le sujet, comme trop moral ou moralisant, mais son souci politique de rendre compte du pluralisme n’est plus tant alors de favoriser le pluriel de ce pluralisme, que de trouver, de manière instrumentale, les principes, hors toute transcendance/transcendantalisme, sur lesquels le consensus pourra alors s’établir, quitte à ce qu’ils ne soient que formels et clivants. En ce sens, il y aurait méprise sur le sens schmittien de l’homogénéité, qu’il ne réserve qu’aux gouvernants et gouvernés qui manifestent une substance commune. Or, l’homogénéité que postule la théorie libérale de la démocratie est une homogénéité hors le politique, puisque l’égalité est celle entre des personnes en tant que telles. Mais c’est alors une homogénéité/ égalité qui exclut. Le ressort que trouve Chantal Mouffe dans Schmitt c’est qu’il est possible de réintroduire l’égalité politique, réellement plurielle, par la distinction/démarcation entre « Nous » et « Eux ». Ce n’est plus tant l’égalité générale entre tous les hommes qui est visée, comme dans une sorte de télos de la démocratie, mais plutôt une inégalité qui, par la conflictualité potentielle (et pas nécessairement effectuée), est constitutive, par différenciation, des uns comme des autres. L’extérieur constitutif, que suppose l’exercice même de la démocratie, implique, certes, des relations d’inclusion-exclusion, mais en les assumant pour ce qu’elles sont, il est (ou doit être) la situation initiale d’une véritable démocratisation de nos espaces publics.
À parler d’extérieur constitutif, Chantal Mouffe quitte la voie tracée par Carl Schmitt. Si, en effet, la distinction entre « Nous » et « Eux » est essentielle, elle ne l’est plus, comme chez Schmitt, dans une relation de subordination des uns aux autres, ou d’éradication des uns par les autres. Une telle affirmation serait elle aussi incapable de tenir compte et d’appréhender la pluralité, d’autant que, pour Schmitt, il n’y a de véritable pluralité qu’entre États.
Pour Chantal Mouffe, l’analyse de cet « extérieur constitutif » exige, au contraire de Schmitt, de réarticuler individualisme et libéralisme dans le projet démocratique. Pour le premier, une telle ré-articulation est à ce point contradictoire avec le projet démocratique qu’elle lui est même fatale. Pour Mouffe, une telle articulation est d’autant plus possible qu’elle est elle-même engagée dans la délibération démocratique par le jeu de (re)négociation des frontières et des termes mêmes du débat démocratique (au sens large de l’expression). En effet, « liberal-democratic politics consists, in fact, in the constant process of negotiation and renegotiation – through different hegemonic articulations – of this constitutive paradox. » . Or ce jeu de la négociation prend, dans la perspective habermassienne, la même voie que la confrontation ami/ennemi chez Schmitt :
Because it postulates the availability of a consensus without exclusion, the model of deliberative democracy is unable to envisage liberal-democratic pluralism in an adequate way. Indeed, one could indicate how, in both Rawls and Habermas – to take the best-known representatives of that trend – the very condition for the creation of consensus is the elimination of pluralism from the public sphere. Hence the incapacity of deliberative democracy to provide a convincing refutation of Schmitt’s critique of liberal pluralism.
Ce qui est intéressant de noter ici, c’est comment dans un même mouvement, Chantal Mouffe entend dépasser à la fois la contradiction d’une homogénéité sans pluralisme et celle d’une égalité sans pluralisme. Car, non seulement, « the free and unconstrained public deliberation of all on matters of common concern goes against the democratic requisite of drawing a frontier between « us » and « them » . Mais en plus, s’il est possible et nécessaire de reconnaître une certaine forme d’homogénéité dans une démocratie, celle-ci peut tout aussi bien instituer le «démos » que reconnaître certaines formes de pluralisme (religieux, moral, culturel) comme compatible au projet démocratique . En effet, dans l’une ou dans l’autre position, ce qui les justifie relève d’une substantification ou du peuple ou de la légitimité/rationalité délibérative. Comme si, justement, l’un et l’autre étaient donnés avant même d’être définis et exercés. Mais l’analyse même de la notion d’identité rend impossible un tel postulat . Et si cette identité est établie, elle ne l’est qu’en ré-investissant l’histoire même de son émergence ainsi que des luttes de son émergence comme de sa reconnaissance.
Once the identity of the people – or, rather, its multiple possible identities – is envisaged on the mode of a political articulation, it is important to stress that if it is a real political articulation, not merely the acknowledgement of empirical differences, such an identity of the people must be seen as the result of the political process of hegemonic articulation. Democratic politics does not consists in the moment when the fully constituted people exercises its rules. The moment of rule is indissociable from the very struggle of the definition of the people, about the constitution of its identity. Such an identity, however, can never be fully constituted, and it can exist only through multiple and competing forms of identifications. Liberal democracy is precisely the recognition of this constitutive gap between people and its various identifications. Hence the importance of leaving this space of contestation forever open, instead of trying to fill it through the establishment of a supposedly “rational” consensus.
Albéric Perrier Doctorant, EA 1270, « Philosophie des Normes » Université Rennes1
1 – Chantal Mouffe, Le politique et ses enjeux – Pour une démocratie plurielle, édition La découverte/M.A.U.S.S., 1994, pp. 168-169.
2 -Jacques Derrida, « Remarques sur la déconstruction et le pragmatisme », in Déconstruction et pragmatisme, colloque organisé par Chantal Mouffe, en 1993, ed. Les solitaires intempestifs, 2010, pp.163-164.
3 -“ I am going to argue that it is only in the context of a political theory that takes account of the critique of essentialism – which I see as the crucial contribution of the so-called « post-modernism » approach – that it is possible to formulate the aims of a radical democratic politics in a way that makes room for the contemporary proliferation of political spaces and the multiplicity of democratic demands.” Chantal Mouffe, 2005, p. 17
4 – Mouffe, 2005, chapitre 2
5 -« Mais je considère que les théories politiques […] doivent aussi prendre en compte les arguments de ceux qui contestent les principes fondamentaux du libéralisme. Ce qui signifie : se confronter à des questions critiques, généralement occultées/négligées par les libéraux autant que les démocrates. » Mouffe, 2005, p.36 – Les traductions des passages qui se réfèrent aux articles de Chantal Mouffe ici étudiés sont, sauf indication contraire, les miennes.
6 -Mouffe, 2005, p.39 « Schmitt affirme qu’il y a une opposition insurmontable entre l’individualisme libéral, dont le discours moral est centré sur l’individu, et l’idéal démocratique, qui est essentiellement politique et qui tend à la création d’une identité basée sur l’homogénéité. Il déclare que le libéralisme nie la démocratie et la démocratie nie le libéralisme, et que la démocratie parlementaire, puisqu’elle consiste dans l’articulation entre démocratie et libéralisme, n’est par conséquent pas un régime viable. Selon lui, quand nous parlons d’égalité, nous avons besoin de distinguer entre deux idées bien différentes : l’idée libérale et l’idée démocratique. La conception libérale de l’égalité présuppose que chaque personne, en tant que telle, est automatiquement l’égale de toutes les autres. La conception démocratique, cependant, exige la possibilité de faire la distinction entre celui qui appartient au «démos » et celui qui en est extérieur. Pour cette raison, l’égalité ne peut exister sans le corrélat nécessaire de l’inégalité. »
7 – Mouffe, 2005, pp. 43-44 – « En mettant l’accent sur le fait que l’ identité d’une communauté politique démocratique dépend de la possibilité de dessiner une frontière entre « nous » et « eux », Schmitt met en lumière le fait que la démocratie entraîne toujours des relations d’inclusion/exclusion. C’est un point fondamental que les démocrates seraient mal avisés de rejeter, parce qu’ils détestent cet auteur. L’un des principaux problèmes avec le libéralisme – qui peut mettre en danger la démocratie- est précisément son incapacité à tracer une telle frontière. Comme l’indique Schmitt, le concept central du discours libéral est celui d’ « humanité », lequel –il a raison d’insister dessus- n’est pas un concept politique, et ne correspond à aucune entité politique. La question centrale de la constitution politique du « peuple » est quelque chose que la théorie libérale est incapable d’appréhender de manière satisfaisante, parce que la nécessité de dessiner une telle frontière contredit sa rhétorique universelle. A contrario de la focalisation libérale sur l’humanité, il est important d’affirmer que les concepts clés de la démocratie sont le « démos » et le « peuple ». »
8 – « la politique libérale démocratique consiste, en fait, en un constant processus de négociation et renégociation de son paradoxe constitutif à travers différentes articulations hégémoniques » – Mouffe (a), p.45
9 – « Parce qu’il présuppose accessible le consensus sans exclusion, le modèle de démocratie délibérative est incapable d’envisager le pluralisme libéral démocratique d’une manière adéquate. En effet, il est possible d’indiquer comment, autant chez Rawls que chez Habermas – pour prendre les représentants les plus connus de cette tendance –, la condition même pour la création d’un consensus suppose l’élimination du pluralisme de la sphère publique. D’où l’incapacité de la démocratie représentative de fournir une réfutation convaincante de la critique schmittienne du pluralisme libéral. » – Mouffe (a), p.49
10 -“La déliberation publique libre et non contrainte sur tous les sujets d’intérêt commun va à l’encontre de la condition requise de dessiner une frontière entre « Nous » et « Eux » – Mouffe (a), p.48
11 -« How to envisage a form of commonality strong enough to institute a « demos » but neverthless compatible with certain forms of pluralism : religious, moral or cultural pluralism, as well as a pluralism of political parties ; This is the challenge that engaging with Schmitt’s critique force us to confront. » Mouffe (a), p.55. Ici, Chantal Mouffe suggère de substituer à l’homogénéité, qui renvoie à la conception schmittienne, la notion de “commonality” – communauté ou bien encore de communalité.
12 – « The aim is to highlight the fact that the creation of an identity implies the establishment of a difference, difference which is often constructed on the basis of a hierarchy, for example between form and matter, black and white, man and woman, etc. Once we have understood that every identity is relational and that the affirmation of a difference is a precondition for the existence of any identity, i.e. the perception of something “other” which constitutes its ”exterior”, we are, I think, in a better way to understand Schmitt’s point about the ever present possibility of antagonism and to see how a social relation can become the breeding ground for antagonism.” – Mouffe, (b) 2005, p.15. «L’objetcif est de mettre en lumière le fait que la création d’une identité implique l’établissement d’une différence, différence qui est toujours construite sur la base d’une hiérarchie, par exemple entre forme et matière, noir et blanc, homme et femme, etc. Une fois que nous aurons compris que chaque identité est relationnelle et que l’affirmation d’une différence est la condition requise pour l’existence de toute identité, c’est-à-dire la perception de quelque chose d’ « autre » qui constitue son « extérieur », nous serons, à mon avis, mieux en mesure de comprendre l’affirmation schmittienne sur la possibilité présente d’un antagonisme et de voir comment une relation sociale peut devenir le terrain favorable à l’antagonisme. »
13 – « Une fois que l’identité du peuple – ou plutôt, ses identités multiples possibles – est envisagée sur le mode d’une articulation politique, il est important de souligner que, s’il s’agit d’une véritable articulation politique, et pas simplement la reconnaissance de différences empiriques, une telle identité du peuple doit être considérée comme le résultat d’un processus politique d’articulation hégémonique. La politique démocratique ne se réduit pas seulement au moment où un peuple pleinement constitué use de son autorité. Le moment du pouvoir est indissociable de la lutte menée pour définir le peuple, à propos de la constitution de son identité. Une telle identité, toutefois, ne peut jamais être totalement constituée et elle ne peut exister qu’à travers la multiplicité des formes d’identifications mises en concurrence. La démocratie libérale est précisément la reconnaissance de ces divergences constitutives entre le peuple et ses identifications diverses. De là l’importance à laisser cet espace de contestation toujours ouvert, au lieu d’essayer d’y répondre par l’établissement d’un soit-disant ‘consensus rationnel’. » – Mouffe (a), p.56