De la critique de l’anthropologie à la question de la « néguanthropologie » (2/2)
De la critique de l’anthropologie à la question de la « néguanthropologie » : du propre de l’homme à l’individuation psychique, technique et collective. (2)
Anne Alombert. Doctorante à l’Université Paris Nanterre.
« L’homme est animal enfermé – à l’extérieur de sa cage. Il s’agite hors de soi.»
Paul Valéry, Tel Quel.
Cet article se compose des deux parties suivantes :
I. Gilbert Simondon : l’ontogenèse et la critique de l’anthropologie. II. Bernard Stiegler : l’organologie et la question de la « néguanthropologie ».
Il est publié en deux temps : -la première publication (1) comprend l’introduction ainsi que la première partie ; -la seconde publication (2) comprend la seconde partie et la conclusion. |
Le début de cet article a été publié précédemment sous le titre « De la critique de l’anthropologie à la question de la ‘néguanthropologie’ : du propre de l’homme à l’individuation psychique, technique et collective. (1) », consultable ici
II. Bernard Stiegler : l’organologie et la question de la « néguanthropologie »
1. La mémoire épiphylogénétique : rétention matérielle des significations transindividuelles
C’est cette question que Bernard Stiegler semble poser, en envisageant les artefacts comme des supports de mémoire, et le milieu technique comme un milieu hypomnésique, qui permet de conserver les significations métastabilisées au cours des processus de transindividuation passés, que les individus psychiques pourront réactualiser, se reliant ainsi au collectif dans le processus d’individuation. Si c’est seulement dans la mesure où il peut accéder aux expériences transindividuelles passées, qui constituent sa préindividualité, que l’individu psychique peut se relier au collectif, il faut bien que ces expériences transindividuelles, qui ont eu lieu dans un autre espace et à un autre moment, demeurent accessibles aux individus psychiques. Cela suppose donc qu’elles se soient conservées matériellement, dans des artefacts techniques.
C’est sur cette possibilité, pour des expériences temporelles, de se conserver à travers l’organisation de la matière inorganique que Stiegler semble s’interroger, et qui semble le conduire à soutenir que la production d’organes techniques ouvre de nouvelle possibilité de conservation de la mémoire. En effet, un organisme vivant ne dispose que de deux types de mémoires : une mémoire spécifique (mémoire de l’espèce) conservée dans ses gènes et transmissible de génération en génération, et une mémoire individuelle, conservée par son système nerveux, mais qui disparaît à la mort de l’individu. Par contre, un être vivant prothétique, qui a dû fabriquer des organes artificiels pour survivre, disposera d’un troisième type de mémoire, qui modifiera en profondeur sa forme de vie : la fabrication d’objets techniques rend possible la conservation d’expériences individuelles ou collectives après la mort « biologique » des individus eux-mêmes, et leurs transmission aux générations futures. C’est donc parce que ce troisième type de mémoire technique correspond à la transmission transgénérationnelle d’une expérience individuelle que Stiegler la qualifie d’« épiphylogénétique », afin de la distinguer de la mémoire épigénétique (les souvenirs vécus par l’individu, conservés dans son système nerveux et disparaissant avec lui) et de la mémoire phylogénétique (la mémoire de l’espèce conservée et transmise par les gènes)[1].
Un outil conserve par exemple le schème gestuel dont procède sa fabrication, de même que l’écriture d’un livre conserve l’expérience de pensée d’un auteur – là où ce geste ou cette pensée qui sont des expériences temporelles, auraient disparu s’il ne s’étaient pas sédimentés matériellement (et n’ont d’ailleurs pu voir le jour qu’à travers le processus de leur extériorisation matérielle). En organisant la matière inorganique, les individus vivants y engramment leurs gestes, leurs paroles, leur pensées, bref, leurs expériences temporelles, qui se spatialisent et se sédimentent, et deviennent dès lors partageables et transmissibles, à condition que les supports techniques soient pratiqués collectivement au sein d’organisations sociales. Par exemple, c’est seulement parce que les schèmes de pensée de Simondon se sont inscrits dans le support de mémoire que constitue le livre de sa thèse, qu’ils ont pu être transmis à d’autres penseurs ainsi qu’à de nombreux autres étudiants ou professeurs de philosophie, qui, pour pouvoir se réapproprier la théorie de Simondon, ont d’abord dû apprendre à lire et à écrire, et éventuellement se familiariser avec les éléments du contexte théorique de l’époque, bref, qui ont dû inscrire leurs existences dans des processus sociaux d’apprentissage (de la lecture, de l’écriture, de la philosophie), au sein d’organisations sociales (que constituent des institutions comme l’école ou l’université). Mais c’est déjà ce qui se produit, à un rythme beaucoup moins rapide, avec la fabrication des premiers silex taillés, dans la mesure où hériter d’un silex taillé consiste à hériter à travers lui de son mode d’emploi, c’est-à-dire des comportements moteurs qui ont conduit à sa production et qui devront être mis en œuvre lors de l’utilisation de l’objet. La reconnaissance et l’utilisation du moindre silex taillé suppose au moins d’avoir vu quelqu’un faire usage de ce silex, et impliquent donc une structure sociale minimale (que suppose l’apprentissage par imitation).
Bref, selon Stiegler, avec l’apparition des objets techniques, une couche nouvelle de mémoire se constitue qui permet de conserver les expériences individuelles, de les articuler entre elles, de les mutualiser, de les accumuler, de les synthétiser, et de les transmettre ainsi de génération en génération. L’extériorisation technique rend donc possible, pour des individus vivants, d’accéder à un passé qu’ils n’ont pas eux-mêmes vécu, mais qu’ils pourront se réapproprier, dont il pourront hériter, et qui pourra donc devenir leur passé, à travers la pratique des supports hypomnésiques qui constituent leur milieu mnémotechnique[2]. En effet, selon la manière dont ils reçoivent et s’approprient ces expériences passées, retenues par les dispositifs techniques qui constituent leur milieu (et qui peuvent donc être qualifiés de « dispositifs rétentionnels »), les individus psychiques les modifieront et les feront évoluer. Stiegler souligne en effet que contrairement aux informations transmises par la mémoire génétique, les informations transmise par la mémoire technique ne constituent « pas un programme au sens quasi-déterministe de la biologie », mais bien un « chiffre »[3], on pourrait presque dire un « texte », à déchiffrer ou à interpréter, dont chaque répétition constitue nécessairement une transformation. En réactivant de manière toujours nouvelle le passé conservé techniquement, les individus psychiques ont donc la possibilité de provoquer des bifurcations imprévisibles dans les circuits de transindividuation (en transmettant et transformant la mémoire collective sédimentée dans les milieux mnémotechniques). A travers la pratique répétitive mais transformatrice de leurs organes artificiels ou de leurs supports de mémoire (silex taillés, livres, instruments scientifiques) les individus psychiques ont la capacité de faire évoluer les savoir-vivre, les savoir-faire ou les savoirs théoriques qui leurs sont transmis : ils ouvrent ainsi un avenir qui échappe à toute programmation et à tout calcul, et introduisent un nouveau type d’indétermination dans le devenir.
2. L’organologie générale : penser le triple processus d’individuation psychique, technique et collective
Selon Stiegler, l’individuation psychique et collective, dans la mesure où elle suppose un milieu épiphylogénétique, est donc toujours à la fois psychique, technique et collective : elle constitue un triple processus, qui met en relation les individus psychique entre eux par l’intermédiaire des significations collectives retenues dans les dispositifs techniques, qui évoluent en retour sous l’effet de leur modification par les individus psychiques[4]. Ce triple processus constitue un ensemble de relations transductives entre les organes psychosomatiques de l’individu psychique, les organes artificiels qui constituent le milieu technique, et les organisations sociales dans lesquelles se concrétisent l’individuation collective – triple processus dans lequel chacun des termes est modifié à travers sa relation avec les autres et co-évolue ainsi avec eux[5]. Stiegler soutient que dans ce complexe de relations transductives entre organes psycho-somatiques, technique et sociaux, aucun des termes ne précèdent les autres, mais tous trois arrivent ensemble, se con-viennent et se com-posent mutuellement, au cours d’un processus qui ne cesse de se rejouer. L’organologie générale a précisément pour fonction de penser ce triple processus, en théorisant les agencements entre organes psycho-somatiques, organes techniques et organisations sociales et en décrivant leur évolution : en effet, à partir du moment où le milieu épiphylogénétique, à la fois technique et symbolique, est considéré comme une dimension constitutive de l’individuation psycho-sociale, alors, les transformations de ce milieu provoquées par l’évolution des techniques impliqueront des transformations corrélatives des organisations corporelles et psychiques, et des organisations sociales, qui auront des effets en retour sur les organes techniques, qui engendreront alors de nouveaux processus d’individuation psycho-sociale.
Contrairement à l’ontogenèse qui pensait l’individuation psychique et collective à partir de l’opération d’individuation au fondement de toute réalité, l’organologie a pour fonction de décrire ce triple processus d’individuation psychique, technique et collective et ses transformations[6]. Contrairement à l’ontogenèse, qui se définissait comme une philosophie première dans la mesure où elle pensait l’être comme une opération d’individuation, l’organologie se définit donc comme une méthode d’investigation des relations transductives entre organes, qui supposera l’articulation de différents savoirs (biologiques, psychologiques, neurologiques, sociologiques, technologiques, historiques, archéologiques)[7]. Il ne s’agit plus en effet de penser une réalité première ou une opération d’individuation fondamentale, mais seulement l’évolution d’un processus qui ne peut précisément plus se voir attribuer d’origine. En effet, on serait naturellement tenté de s’interroger sur le premier étant qui se serait extériorisé techniquement, et à partir duquel un processus d’individuation psychique et sociale aurait pu se développer, mais on serait d’emblée reconduit à un paradoxe, qui consisterait à envisager une intériorité psychique à l’origine de l’extériorisation technique, alors que c’est seulement comme intériorisation d’une mémoire déjà extériorisée que l’intériorité psychique a pu se constituer[8]. Tout le paradoxe consiste donc à devoir « parler d’une extériorisation alors qu’il n’y a pas d’intérieur qui la précède », puisque celui-ci se constitue dans le mouvement même de « son » extériorisation[9].
3. Le défaut d’origine et la forme technique de la vie
Tout aussi aporétique que ce paradoxe puisse paraître, il rend néanmoins compte d’une expérience commune. En effet, la plupart de ce que nous concevons comme des opérations mentales ou intérieures (par exemple la compréhension, la connaissance, la création) nous apparaissent en fait souvent comme des processus d’intériorisation et d’extériorisation simultanés : on n’apprend pas une langue sans la parler, on ne comprend pas un cours avant de pouvoir l’expliquer, un peintre ne sait pas quelle toile il va peindre avant de l’avoir réalisée, un ingénieur ne connaît pas la solution d’un problème technique avant de l’avoir résolu – bref, la mémoire ou le savoir dit intérieur se constitue toujours dans le processus même de son extériorisation. Il faut donc parler d’une extériorisation, qui désigne inévitablement un mouvement de l’intérieur vers l’extérieur, alors que l’intérieur même est inventé par ce mouvement, et ne peut donc pas le précéder : intérieur et extérieur se constituent en fait dans une relation qui les invente à la fois l’un et l’autre, dans lequel ils s’inventent l’un l’autre.
C’est pourquoi Stiegler décrit la technique comme l’« invention » de l’homme, en conservant toute l’ambiguïté du génitif : l’expression ne dit pas si la technique est l’invention de l’homme, au sens où l’homme aurait inventé la technique, ou bien la technique est l’invention de l’homme, au sens où c’est l’extériorisation technique d’un vivant qui aurait fait de lui ce qu’on appelle un homme[10]. Stiegler s’appuie alors sur les travaux de paléontologie de Leroi-Gourhan[11] pour penser la co-évolution du cortex de l’homme préhistorique et du silex qu’il fabrique comme un couplage structurel, dans lequel la différenciation du cortex est déterminée par l’outil, et celle de l’outil est déterminée par les transformations du cortex[12]. Stiegler décrit ainsi le silex comme la première « mémoire réfléchissante », le « premier miroir »[13], à travers lequel la rétention matérielle d’un acte passé devient possible, rendant du même coup possible l’anticipation d’un acte futur. Si la conscience est essentiellement une rétention du passé inscrite dans une anticipation du futur, alors c’est l’apparition de la conscience dans la vie qui devra être pensée comme une relation transductive entre une matière organique vivante et une matière inorganique organisée, dans laquelle survit le mort, à travers laquelle le passé se prolonge dans le présent, et peut ainsi devenir le passé partagé par plusieurs individus, dès lors susceptibles de projeter un avenir commun.
4. La question de la « néguanthropologie »
Stiegler remarque donc qu’à partir de l’extériorisation technique, le processus d’organisation et de différenciation que constitue la vie se poursuit par d’autres moyens, et selon d’autres rythmes : l’espèce ne se différencie plus seulement par la structures de ses organes endosomatiques ou corporels, mais par la diversité de ses organes exosomatiques ou artificiels, ainsi que par celle des savoirs collectivement mis en œuvre pour adopter ces outils et ces objets – savoirfaire, savoir vivre, et savoir spirituels qui constituent autant de cultures et de sociétés. L’organisation n’est plus seulement organique (formation des organes à travers l’organisation de la matière organique), mais aussi technique (fabrication d’organes artificiels à travers l’organisation de matière inorganique) et sociale (mise en œuvre de règles et d’institutions et de structures collectives) : la vie ne se différencie plus seulement biologiquement, mais aussi techniquement et socialement, culturellement ou spirituellement. En tant qu’il introduit de nouveaux types d’organisations et de différenciations, le processus d’individuation psychique, technique et collective modifie ainsi les rapports entre entropie et néguentropie qui caractérisaient le vivant.
En effet, depuis les travaux du physicien Schrödinger[14], la vie a été caractérisée comme un processus anti-entropique, dans la mesure où la formation d’organismes vivants qui ne cessent de se différencier, de s’enrichir et de se diversifier peut être décrite comme une tendance luttant contre le devenir entropique de l’univers. La loi de l’entropie, qui sert en physique à décrire l’irréversible dissipation de l’énergie, son inéluctable dégradation en chaleur, montre que le processus en quoi consiste l’univers tend vers sa propre indifférenciation et aboutira nécessairement à l’épuisement de ses potentiels dynamiques. Comme l’écrivait déjà Bergson en 1907, cette loi montre que « la richesse et la variabilité des changements imprévisibles et hétérogènes qui s’accomplissent dans notre système solaire cédera peu à peu la place à la stabilité relative d’ébranlements élémentaires et homogènes, qui se répéteront indéfiniment les uns les autres[15] ». La formation d’organismes vivants (d’organes dits « naturels ») s’apparente ainsi à une lutte locale contre cette tendance à la désorganisation, à la destructuration, à la répétition et à l’inertie[16]. Lutte locale dans la mesure où elle ne peut que retarder, différer, remettre à plus tard, la tendance entropique globale, et dans la mesure où l’accroissement d’anti-entropie ne peut être que local, et correspond toujours un accroissement d’entropie à une autre échelle.
Selon Stiegler, la production d’organes artificiels « déplace le jeu de l’entropie et de la néguentropie[17] ». Elle peut en effet accentuer la néguentropie, ou bien accélérer l’entropie : dans la mesure où la production technique suppose toujours un processus de combustion et de dissipation d’énergie, elle est d’abord entropique, et en ce sens, elle constitue une menace pour la néguentropie vitale, notamment à travers la destruction des écosystèmes et de la biodiversité (c’est-à-dire, de « la vie comme buissonnement et prolifération des différences »). Néanmoins, dans la mesure où les organes artificiels ainsi produits sont adoptés par les organismes vivants au sein d’organisations sociales, alors l’extériorisation technique peut conduire à l’émergence de nouveaux processus d’organisation et de diversification : plus seulement au niveau biologique (biodiversité), mais aussi psychique et social (psychodiversité et sociodiversité)[18]. La différenciation n’a alors plus seulement lieu au niveau des organismes biologiques (se diversifiant en espèces) mais au niveau des appareils psychiques et des organisations sociales (se diversifiant en cultures, sociétés, modes de vie).
C’est pourquoi Stiegler désigne ce processus comme un processus « néguanthropique », et propose de le penser au sein d’une « néguanthropologie[19] ». Tout en insistant sur les effets destructeurs de la standardisation industrielle et sur la menace qui pèse sur les processus de diversification et d’individuation vitaux comme psycho-sociaux sous le régime de l’Anthropocène[20], il soutient la nécessité de reconnaître la possibilité, pour les individus, de s’organiser psychiquement et socialement afin de prendre soin d’eux-mêmes et de leur milieu hypomnésique, en transformant leurs institutions et leurs savoirs (leurs façons de faire, de vivre et de penser), pour adopter les évolutions de leurs milieux techniques et différer leur tendance entropique[21]. La néguanthropologie ne s’interrogera donc plus sur la propriété spécifique d’un étant vivant, ni sur une conscience ou une existence à l’origine de tout étant, mais sur le processus d’individuation psycho-sociale qui caractérise la forme technique de la vie, et sur sa capacité à différer le devenir entropique de l’univers, en y introduisant un avenir, qui ne peut être que l’interprétation collective mais singulière d’une mémoire toujours déjà extériorisée.
Conclusion
La « néguanthropologie » ne prend donc pas l’homme pour objet et ne considère aucun « étant privilégié », mais pense la forme technique de la vie, condamnée à compenser son défaut d’origine par l’adoption de son milieu hypomnésique ou mnémotechnique. Il ne s’agira donc plus de lutter contre l’aliénation d’une supposée nature humaine par la technique, mais de voir que ce qu’on appelle l’homme ne peut être aliéné techniquement que parce qu’il est « originairement » ou « intérieurement » constitué par son extériorisation technique. La revendication d’une réintégration de la technique au domaine de la culture à travers un nouvel humanisme semble alors devenir le projet d’une économie de la « néguanthropie[22] », susceptible de valoriser le développement des savoirs-faire, savoirs-vivre et des savoirs théoriques permettant d’adopter les évolutions technologiques en inventant de nouvelles normes.
L’organologie paraît ainsi permettre de dépasser les incompatibilités entre critique de l’anthropologie et revendication d’humanisme auxquelles l’ontogenèse semblait conduire, en insistant sur le rôle du processus d’extériorisation technique dans l’opération d’individuation psychique et collective[23]. La question métaphysique du propre de l’homme, qui était devenue la question ontogénétique de l’individuation psychique et collective semble donc se différer à nouveau, à travers la question organologique de la forme technique ou « néguanthropique » de la vie. Il ne s’agit plus de s’interroger sur les propriétés d’un étant spécifique ou sur la frontière entre « humains » et « non-humains », mais sur le défaut d’origine d’un processus d’individuation psychique, technique et collective – et sur la possibilité d’en différer la fin, en le réinventant[24].
[1] « Cette sédimentation épigénétique, mémorisation de ce qui est arrivé, est ce qu’on appelle le passé, ce que nous appellerons l’épiphylogenèse de l’homme, au sens de la conservation, de l’accumulation, de la sédimentation des épigenèses successives, et articulées entre elles, rupture avec la vie pure en ce sens que dans la vie pure, l’épigenèse est justement ce qui ne se conserve pas ( « le programme ne reçoit pas de leçon de l’expérience »), même si cela n’est pas sans effet sur la sélection génétique en quoi consiste l’évolution (…) – mais cet effet ne se transmet alors, justement, que génétiquement… », B. Stiegler, La technique et le temps, t. 1 La faute d’Epiméthée, Paris, Galilée, 1994, p. 151 ; « Mémoire de l’expérience passée, des épigenèses passées qui ne se perdent pas, contrairement à ce qui arrive dans l’espace strictement biologique. C’est la structure épiphylogénétique qui rend possible le déjà-là et son appropriation, expropriation réappropriée, maïeutique de l’exappropriation… », ibid., p. 168. Voir aussi p. 185.
[2] « …ce passé que je n’ai pas vécu et qui est cependant mon passé, sans lequel je n’aurais jamais eu aucun passé mien, cette structure d’héritage et de transmission, qui est le socle de la facticité même puisque la tradition peut toujours m’occulter le sens de l’origine que pourtant elle seule me transmet suppose que le phénomène de la vie qu’est le Dasein se singularise dans l’histoire du vivant en tant que chez lui, la couche épigénétique de la vie, loin de se perdre avec le vivant lorsqu’il périt, se conserve et se sédimente, se lègue à la survivance et à la descendance… », ibid., p. 150. « Le déjà-là, c’est l’horizon pré-donné du temps, comme passé qui est mon passé que je n’ai cependant pas vécu, auquel je ne puis donc accéder que par les traces qu’il m’en reste. Ce qui veut dire qu’il n’y a pas de déjà-là, et donc pas de rapport au temps, sans supports de mémoire artificiels. », ibid., p. 168.
[3] Ibid., p. 151
[4] « Il résulte de l’épiphylogenèse que ce qui permet la relation transductive du psychique et du social, c’est l’individuation technique. Dès lors, individuations psychique, sociale et technique sont inséparables. La relation transductive est ici ternaire. », B. Stiegler, « Temps et individuations technique, psychique et collective dans l’œuvre de Simondon », Intellectica, 1998/1-2, 26-27, pp. 241-256.
[5] « Ces trans-formations (…) constituent des processus d’individuation psychique et collective à trois brins : l’individu psychique, l’individu social et le système technique comme individu artificiel, et que forment, au bout du compte, les objets du monde en général dans leur ensemble… », B. Stiegler, De la misère symbolique, t. 2 La catasrophè du sensible, Paris, Galilée, 2005, p. 197.
[6] « L’objet/sujet de l’organologie générale est le vivant désirant tel qu’inclus dans l’ensemble de relations transductives qui lient les organes artificiels et vivants aux organisations sociales où ils évoluent et se trans-forment – une relation tarnsductive constituant ces termes, et ceux-ci ne précédant donc pas la relation. », B. Stiegler, De la misère symbolique, t. 2 La catastrophè du sensible, op. cit., p. 197.
[7] B. Stiegler (dir.), Digital Studies : organologie des savoirs et technologies de la connaissance, Limoges, FYP éditions, 2014
[8] « L’homme est ici l’’intérieur’ : il n’y a pas d’extériorisation qui ne désigne un mouvement de l’intérieur vers l’extérieur. Cependant, l’intérieur est inventé par ce mouvement : il ne peut donc pas le précéder. Intérieur et extérieur se constituent dans un mouvement qui les inventent à la fois l’un et l’autre : un mouvement où ils s’inventent l’un en l’autre, comme s’il y avait une maïeutique techno-logique de ce qu’on appelle l’homme. », B. Stiegler, La technique et le temps, t. 1 La faute d’Epiméthée, op. cit., p. 152.
[9] « Le paradoxe est de devoir parler d’une extériorisation alors même qu’il n’y a pas d’intérieur qui la précède : celui-ci se constitue dans l’extériorisation. », ibid., p. 152.
[10] « L’invention de l’homme : sans qu’il faille s’y complaire, l’ambiguïté génitive indique une question qui se dédouble : « qui » ou « quoi » invente ? « Qui » ou « quoi » est inventé ? L’ambiguïté du sujet, et du même coup l’ambiguïté de l’objet du verbe (invente), ne traduit rien d’autre que l’ambiguïté du sens même de ce verbe. (…) Apparemment, le « qui » et le « quoi » se nomment respectivement : l’homme, la technique. Pourtant, l’ambiguïté génitive impose au moins que l’on se demande : et si le qui était la technique ? Et si le quoi était l’homme ? Ou bien faut-il s’acheminer en deçà ou au-delà de toute différence entre un qui et un quoi ? », ibid., p. 145 ; « …c’est l’outil, c’est-à-dire la tekhnè, qui invente l’homme, et non l’homme qui invente la technique. Ou encore : l’homme s’invente dans la technique en inventant l’outil – en s’’extériorisant’ techno-logiquement. », ibid., p. 152.
[11] A. Leroi-Gourhan, Le geste et la parole, Paris, Albin Michel, 1964.
[12] « S’élabore alors dans cette période un couplage cortex/silex, matière vivante/matière inerte, où se trame une double plasticité, où la dureté de la matière minérale informe et, à la fois s’informe de la fluidité de l’ im-matière « spirituelle » (qui est encore une matière, un mode d’être, différant, de la matière), travail qui est encore génétique, et qui est cependant déjà commandé par l’épigenèse, et comme épiphyolgenèse, c’est-à-dire par une épigenèse que le support de silex conserve. », B. Stiegler, La technique et le temps, t. 1 La faute d’Epiméthée, op. cit., p. 153
[13] « Ce passage est un mirage : celui du cortex dans le silex, et comme un protostade du miroir. Ce protomirage est le commencement paradoxal et aporétique de l’ ‘extériorisation’. Il s’accomplit entre le Zinjanthrope et le Néanthrope durant les centaines de milliers d’années au cours desquelles débute le travail du silex, rencontre de la matière où le cortex se réfléchit. Se mire, comme dans une psychè minérale, mode archéo ou paléo-logique de la réflexivité, ténébreux, enseveli, se dégageant lentement de l’ombre comme, d’un bloc de marbre, une statue. », ibid., p. 152 ; « Le silex est la première mémoire réfléchissante, le premier miroir », p. 153
[14] E. Schrödinger, Qu’est-ce que la vie ? (1947), Paris, Le Seuil, 1993
[15] « La loi exprime essentiellement que tous les changements physique ont une tendance à se dégrader en chaleur, et que la chaleur elle-même tend à se répartir d’une manière uniforme entre les corps. Elle est la plus métaphysique des lois de la physique en ce qu’elle nous montre du doigt, sans symboles interposés, sans artifices de mesure, la direction où marche le monde. Elle dit que les changements visibles et hétérogènes les uns aux autres se dilueront de plus en plus en changements invisibles et homogènes, et que l’instabilité à laquelle nous devons la richesse et la variété des changements s’accomplissant dans notre système solaire cédera peu à peu la place à la stabilité d’ébranlements élémentaires qui se répéterons indéfiniment les uns les autres. », H. Bergson, L’Evolution créatrice (1907), Paris, Presses Universitaires de France, 2013, p. 244.
[16] « Telle qu’elle se présente aujourd’hui à nos yeux, au point où l’a amené une scission des tendances, complémentaires l’une de l’autre, qu’elle renfermait en elle, la vie est suspendue toute entière à la fonction chlorophyllienne de la plante. C’est dire qu’envisagée dans son impulsion initiale, avant toute scission, elle était une tendance à accumuler dans un réservoir, comme font surtout les parties vertes des végétaux, en vue d’une dépense instantanée et efficace, comme celle qu’effectue l’animal, quelque chose qui se fût écoulé sans elle. Elle est comme un effort pour relever le poids qui tombe. Elle ne réussit, il est vrai, qu’à en retarder la chute. » H. Bergson, L’Evolution créatrice (1907), Paris, Presses Universitaires de France, 2013, p. 247.
[17] « Le passage de l’organique à l’organologique déplace le jeu de l’entropie et de la néguentropie. La technique est une accentuation de la néguentropie. C’est un facteur de différenciation accrue : c’est « la poursuite de la vie par d’autres moyens que la vie ». Mais c’est tout autant une accélération de l’entropie, non seulement parce que c’est toujours en quelque façon un processus de combustion et de dissipation d’énergie, … », B. Stiegler, La société automatique, t.1 L’avenir du travail, Paris, Fayard, 2015, p. 31.
[18] « Selon la manière dont il procèdent à cet organisation à la fois psychique et sociale, selon la manière dont ils prennent ou ne prennent pas soin du pouvoir à la fois anthropique et néganthropique en quoi consistent leur comportements, ils peuvent soit précipiter indifféremment le déchaînement entropique, soit au contraire le différer. », ibid., p. 427.
[19] Ibid., p. 29-32 et p. 426-429.
[20] « …la standardisation industrielle semble conduire l’Anthropocène contemporain à la possibilité d’une destruction de la vie comme buissonnement et prolifération des différences – comme biodiversité, sociodiversité (« diversité culturelle ») et psychodiversité des singularités engendrées par défaut comme individuation psychiques aussi bien que comme individuations collectives », ibid., p. 31
[21] « Les êtres organologiques sont capables d’organiser délibérément ces œuvres néguentropiques et organo-logiques que nous disons néguanthropiques. », ibid., p. 427.
[22] Ibid., p. 32-33.
[23] « Dans le cas du psycho-social, la sursaturation de l’être conservée dans le préindividuel est de la trace de vie antérieure morte, et cependant se maintenant dans le monde vivant psycho-social (dans son maintenant) sous formes matérialisées d’êtres inorganiques organisés. L’étrange est que dans l’analyse de l’individuation psycho-sociale que propose Simondon, les processus d’individuation des objets techniques et des artifices en tous genres, qu’analyse Du mode d’existence…, restent ignorés, alors que ce sont eux qui lèguent les individuations antérieures, non-vécues par l’individu s’individuant présentement, et restant elles-mêmes inachevées », B. Stiegler, « Temps et individuations technique, psychique et collective dans l’oeuvre de Simondon », Intellectica, 1998/1-2, 26-27, pp. 241-256.
[24] « Si rien ne nous autorise à dire que e que nous appelons l’homme est fini aujourd’hui, nous pouvons poser en principe que tout ce qui commence doit finir. Or nous savons depuis Darwin que l’homme, s’il existe, a commencé même si nous n’arrivons pas à penser comment, raison pour laquelle il nous est si difficile de penser comment il pourrait finir. Mais que nous n’arrivions pas à penser comment cela a commencé ni comment cela pourrait finir n’empêche pas que cela a commencé et que cela finira. Cela n’interdit même pas de penser que cela soit déjà fini. », B. Stiegler, La technique et le temps, t. 1 La faute d’Epiméthée, op. cit., p. 146.