Conception de programmes de recherche de l’ANR et place du chercheur dans le pilotage de la recherche sur projets (I)
Anne Portier-Maynard, (DRM/ M-Lab, Université Paris Dauphine)
Ces dernières années, le panorama de la recherche française a beaucoup évolué : à une multiplication des acteurs institutionnels (Alliances, RTRA, etc.) s’est ajoutée une complexité dans les sources de financement des activités de recherche. Ainsi, la part du financement sur projets incitatifs va-t-elle croissant par rapport à celle du financement dit récurrent (par les organismes eux-mêmes) des laboratoires de recherche. La création de l’Agence Nationale de la Recherche (ANR), agence de financement sur projets, est la figure de proue de cette mutation. Mais au-delà des modifications du paysage institutionnel, cette évolution en matière de part relative des modalités de financement a des implications en matière de pilotage de la recherche sur projets, à savoir, qui décide des priorités de recherche ?
De nombreux auteurs se sont intéressés aux agences de financement à l’étranger (Braun, 1998 ; Benninghoff, 2004 ; Bertilsson, 2001) mais il existe encore relativement peu d’études sur une telle agence en France. En effet, l’ANR a été créée relativement récemment, en 2005, de manière à aligner le modèle de recherche français avec celui de la plupart des pays industrialisés, dans le but notamment de favoriser la coopération scientifique internationale. En outre, un des objectifs majeurs de sa création est d’encourager financièrement les recherches dans des domaines jugés prioritaires du point de vue scientifique et politique.
Afin de comprendre les changements en cours en terme de pilotage d’une partie de la recherche française, il semble pertinent de s’intéresser au fonctionnement de l’ANR, et en particulier à son processus de programmation. Notre position d’observation participante complète (Chanlat, 2005) en tant que chargé de mission au sein de l’ANR a permis la collection d’un matériau de recherche de qualité et apporte un angle de vue original sur le fonctionnement de l’ANR par rapport à un regard extérieur.
Nous proposons, par le recours aux théories de l’action collective (Hatchuel, 1996), le fait qu’il existe un lien étroit entre les concepteurs de programmes de recherche au sein de l’ANR et les chercheurs dans la détermination in fine des thématiques de recherche : un rapport de prescription. Les équipes de recherche deviendraient des co-concepteurs des programmes bien au-delà du fait de participer à une consultation. En répondant aux appels à propositions, les équipes de recherche façonneraient d’une part le programme de recherche en cours, mais également, participeraient à la construction des programmes futurs. Cet article montrera ainsi que les chercheurs pourraient avoir nouveau rôle à jouer dans la détermination des thématiques de recherche.
L’Agence Nationale de la Recherche et son processus de programmation
Description de l’ANR : organisation autour de trois processus clés
L’Agence Nationale de la Recherche est une agence de financement de projets de recherche. Son objectif est d’accroître le nombre de projets de recherche, venant de toute la communauté scientifique, financés après mise en concurrence et évaluation par les pairs. L’ANR s’adresse à la fois aux établissements publics de recherche et aux entreprises avec une double mission : produire de nouvelles connaissances et favoriser les interactions entre laboratoires publics et laboratoires privés en développant les partenariats afin d’inciter l’émergence de recherches innovantes. La sélection des projets retenus dans le cadre d’appels à propositions est effectuée sur des critères de qualité pour l’aspect scientifique, auxquels s’ajoute la pertinence socio-économique pour les entreprises. Ce mode de financement est adapté tant à la recherche cognitive qu’à la recherche finalisée, qu’elle soit conduite dans la sphère publique ou en partenariat public-privé.
L’ANR est structurée autour de trois processus clés qui ont été certifiés ISO 9001 à partir de juin 2008 : le processus de programmation, le processus de sélection et le processus de suivi-bilan.
– A partir des besoins en recherche et des demandes sociales, économiques et environnementales, l’ANR lance le processus de programmation. Il correspond à une prospection des besoins, à une consultation des parties prenantes puis à une concertation entre elles. En fin de compte, l’ANR réalise une synthèse qu’elle soumet à la validation de son Conseil d’Administration.
– Le processus de sélection démarre avec la rédaction du texte de l’appel à propositions et son lacement, les dossiers reçus étant ensuite expertisés et évalués. A partir de l’évaluation, sont réalisés un classement des propositions, puis la sélection des meilleures au regard des critères définis dans le texte de l’appel à propositions. Les autres sont rejetées et enfin, les bénéficiaires reçoivent les premiers versements pour démarrer leur projet.
– Le dernier processus correspond au suivi/bilan. Il est composé de trois actions : le suivi permanent du projet tout au long de sa réalisation, des interventions ponctuelles en fonction de l’état d’avancement du projet et enfin, des rendez-vous collectifs qui permettent une valorisation et une diffusion des résultats de recherche dans la communauté concernée.
La programmation de l’ANR: un processus non linéaire
Le processus de programmation de l’ANR est extrêmement complexe dans la mesure où il met en jeu un grand nombre d’acteurs dont le poids varie selon les années et les domaines de recherche. Le schéma simplifié ci-dessous permet néanmoins d’identifier les différentes parties prenantes à un niveau institutionnel.
Les différentes catégories d’acteurs, outre l’ANR, sont : les administrations (Ministère de la Recherche, ministères techniques, Ministère des Finances), les entreprises et les pôles de compétitivité, les organismes de recherche et les alliances sectorielles. Ces trois types d’acteurs sont consultés lors d’interactions directes et continues tout au long de l’année, soit lors de réunions, soit lors de séminaires spécifiques. Les comptes rendus de ces réunions et les orientations stratégiques des politiques publiques alimentent le processus de programmation. Par la consultation épistolaire, l’ANR consulte ces mêmes acteurs ainsi que d’autres avec lesquels les interactions au cours de l’année ne sont pas formalisées. Il s’agit en particulier des universités, des RTRA et des PRES. Toutes ces institutions sont consultées par courriers sur les orientations futures qu’elles souhaiteraient en matière de recherche. Ainsi, la communauté scientifique est-elle consultée dans son ensemble. Elle répond par courriers, lesquels sont synthétisés dans ce qui apparait en (1), le tableau de la consultation épistolaire.
D’autres instances interviennent dans le processus : le Conseil de Prospective de l’ANR réfléchit en continu aux grandes questions qui doivent être prises en compte dans la programmation. De plus, tous les deux ans, des « visiting committees » sont organisés. Il s’agit de scientifiques étrangers qui étudient les programmes, département par département, et proposent des orientations au vu des activités réalisées à l’international.
En outre, l’Agence a mis en place des Ateliers de Réflexion Prospective, appels lancés non pas pour des projets de recherche mais pour des réflexions prospectives. L’objectif est d’alimenter la réflexion pour de futurs programmes de recherche et de préparer la communauté scientifique à travailler sur ces questions.
Enfin, les bilans des programmes lancés les années antérieures et les bilans des appels à propositions permettent de tirer des conclusions de ce qui a été réalisé et financé. Ils sont réalisés en interne, généralement en lien avec les travaux des comités de pilotage des programmes. Cela permet d’orienter les programmes à venir.
Toute cette information est ensuite portée à la connaissance des Comités Scientifiques Sectoriels (CSS). Ces comités sont composés à la fois de personnes « qualifiées », c’est-à-dire des chercheurs et des représentants des ministères concernés. Les CSS sont chargés de synthétiser toutes les remontées de la consultation, les bilans, les résultats des exercices de prospectives, etc., afin de proposer à l’ANR des idées de programmes à financer. Ils réalisent un document de cadrage sectoriel qui est ensuite utilisé par les responsables des futurs programmes pour rédiger une fiche programme. Une fiche programme est la fiche signalétique d’un programme qui est soumise au Conseil d’Administration de l’ANR pour validation ou non du programme. Si la fiche est validée, le processus de conception du programme de recherche peut alors être poursuivi.
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