Compte-rendu Proto-philo
Compte-rendu de la séance Proto-philo du 6 avril 2016 rédigé par Stéphanie Favreau, MAPP, Université de Poitiers.
À l’occasion de la dernière rencontre Proto-philo organisée par la bibliothèque Cuzin de l’UFR de philosophie de l’université Paris I Panthéon-Sorbonne, Chantal Jaquet, Pauline Neveu, Éric Pireyre, Fabrice de Sainte Maréville et Philippe Scialom intervenaient pour présenter leur ouvrage Les liens corps esprit, Regards croisés à partir de cas cliniques, paru en 2014 aux éditions Dunod. L’originalité de cet ouvrage écrit en commun tient à l’approche nouvelle qu’il entend mettre en œuvre pour aborder l’une des questions classiques de la philosophie, celle, comme l’indique le titre, des liens corps esprit. Là où la tradition philosophique oscille entre monisme et dualisme, l’approche transdisciplinaire proposée ici s’est nourrie de l’étude de cas cliniques où l’union corps/esprit est donnée à voir en acte.
Partir des faits plus que des idées a permis d’éviter l’écueil de la juxtaposition de thèses préétablies qui caractérise trop d’ouvrages collectifs mais aussi celui de la position de surplomb encore trop souvent accordée à la philosophie. Baser une réflexion commune sur les liens corps esprit en partant de cas cliniques n’a bien sûr pas pour ambition d’homogénéiser les approches et de lisser les différences mais au contraire de faire ressortir, par le biais de ces différences elles-mêmes, des conclusions communes. L’étude d’un même cas par une biologiste, un psychomotricien, un psychiatre, un psychanalyste et une philosophe offre un éventail de réflexions qui, mises en commun, permettent, en variant les points de vue sur une même réalité, d’en avoir une vision plus complète, moins tronquée, plus proche de sa réalité.
Pour cette approche croisée du problème corps esprit, sept thèmes principaux ont été retenus, du plus simple et subjectif au plus complexe et intersubjectif : la perception, l’émotion, le mouvement, la douleur, le plaisir, la mémoire et enfin l’empathie.
Sur chacun de ces thèmes, la réflexion suit le fil de ce qui est le plus physique vers ce qui est le plus spirituel. Chaque chapitre commence ainsi par l’approche neurophysiologique, puis suit l’ordre : approche psychomotrice, psychiatrique, psychanalytique, philosophique.
Pour mieux appréhender la différence entre ces différentes façons d’aborder une même réalité, chacun des intervenants a donc été amené à présenter sa discipline de prédilection et ses recherches.
L’approche biologique
Pauline Neveu, biologiste de formation, a vu sa réflexion sur le problème corps esprit naître par le biais de trois facteurs. L’étude de l’embryologie qui amène souvent les chercheurs à se confronter à la question : « à partir de quand peut-on dire que l’embryon est un individu ? ». L’enseignement, car les étudiants eux-mêmes ne manquent pas de confronter l’enseignant à ces problèmes classiques de la conscience de soi. Enfin, de façon moins évidente pour les non initiés, par le biais de la parasitologie qui peut considérablement influencer le comportement d’un individu. D’un point de vue biologique, il y a donc foule d’éléments à prendre en compte pour tenter de saisir le co-développement de ce que l’on nomme la psyché à travers le corps et les données purement somatiques ne peuvent être tenues à l’écart d’une telle étude.
Le point de vue du psychomotricien
Le psychomotricien, selon Eric Pireyre, s’intéresse au patient dans sa globalité mais il a quelques affinités particulières avec la question de la perception. L’expérience montre en effet que l’on peut améliorer le confort de vie d’un patient en l’aidant à renouer avec ses propres perceptions, à se les réapproprier en refaisant avec lui quelque chose de cet apprentissage fondamental qu’a dû faire peu à peu le nourrisson. Dès ce stade, l’intervention d’un tiers dans la relation à soi-même est donc importante. Le psychomotricien est en quelque sorte à son patient ce que les parents sont au nourrisson, une médiation éclairante entre ce que l’on ressent et la façon dont on l’exprime. Dès ce niveau d’étude, l’expérience vécue du patient a donc un rôle central dans la relation de soin.
Le point de vue du psychiatre
Le psychiatre, bien que spécialiste des soins de la psychè, reste néanmoins un médecin qui doit tenir également compte de la dimension somatique. Il doit donc avoir affaire à la personne dans sa globalité, sans pour autant grossir le trait vers les neurosciences, proches de la neurologie/endocrinologie, ou vers l’esprit, proche de la psychologie. À cet égard Fabrice de Sainte Maréville souligne l’importance de la psychiatrie dans l’étude du problème corps esprit. Il est remarquable en effet que parfois des phénomènes corporels tels que la fatigue, les malaises, les douleurs ne soient la traduction d’aucune lésion, tandis qu’ils sont bien réels pour le patient. C’est ce que l’on peut voir par exemple dans certaines dépressions alors que la tristesse n’apparait pas. Mais inversement, une apparente dépression (tristesse et ralentissement psychomoteur) peut masquer une pathologie somatique grave.
L’exemple de la dépression, que l’on pourrait multiplier à l’infini, invite les cliniciens, dont le psychiatre, à concevoir l’individu comme un être psychocorporel avec ses vécus propres proscrivant ainsi toute tendance au clivage corps/esprit.
L’approche psychanalytique
La psychanalyse, selon Philippe Scialom, permet de faire retour sur des épisodes archaïques constitutifs de la personne et éventuellement de débusquer les « ratés » de la construction du soi à travers son propre corps. Elle permet donc de comprendre par le biais d’un tiers, nos tendances habituelles et actuelles à l’aune d’une exploration de notre passé réactualisé dans la relation transférentielle. Les pathologies du lien d’attachement, s’expriment de plus en plus à travers les addictions, l’anorexie etc., mettant en relief un clivage entre corps et pensée. Ces dépendances prennent leur origine lors de la construction des premières représentations de la présence et de l’absence de l’autre, quand ces premières pensées devaient entrer en congruence avec l’expérience sensori-motrice et le bain de langage transmis et partagés au cours des interactions précoces entre le bébé et son environnement.
L’approche philosophique
L’étude des données de chacun de ces champs amène finalement à conclure à la nécessité d’une approche croisée de différentes disciplines. Chacune d’entre elles n’est ainsi qu’une vue partielle, mais tout à fait légitime et irréductible, prise sur une même réalité. Le discours philosophique ne peut prétendre avoir la clé de tous ces autres discours et il a tout à gagner à s’abreuver à d’autres sources qu’à celle du concept abstrait. Les différentes approches livrent une conclusion commune : il faut cesser de penser le corps et l’esprit en face à face, de façon dualiste et introduire la médiation de l’autre pour cerner leurs liens et leur constitution.
Comme une mise en abyme des conclusions de cet ouvrage, il ressort que ce travail collectif, dont l’ultime chapitre porte sur l’empathie, a également fait naître entre les différents auteurs le goût pour la recherche transdisciplinaire, qui pousse chacun à ouvrir sa réflexion à des données issues de disciplines dont il n’est pas spécialiste mais qui, pour cette raison même, lui apporteront un éclairage inédit sur la réalité individuelle qu’il entend traiter.