COMMENT REFAIRE DE LA POLITIQUE ? (2)
Le catastrophisme
A la suite de Hans Jonas et de son principe de responsabilité le thème de la précaution est devenu central dans nos sociétés. Sorte de point d’orgue de la gestion des risques le principe de précaution, reconnu par le droit international, est inscrit depuis 1995 et la loi Barnier dans la Constitution française. Il implique que « l’absence de certitudes, compte tenu des connaissances scientifiques et techniques du moment, ne doit pas retarder l’adoption de mesures effectives et proportionnées visant à prévenir un risque de dommages graves et irréversibles à l’environnement, à un coût économique acceptable ».
Le principe de précaution s’applique aussi bien au domaine de la santé que de l’écologie.
La critique de Jean Pierre Dupuy prend une autre orientation. Très critique à l’égard de ce principe il y voit la manifestation d’une rationalité du calcul économique à laquelle il oppose une position métaphysique. En effet « la pensée de l’environnement se réduit pour l’essentiel à l’économie de l’environnement[1] » ce qui revient à faire « comme si l’envahissement du monde par la valeur marchande n’avait rien à voir avec les dangers dont nous parlons ».
La critique habituelle adressée à ce principe est qu’il représenterait un frein pour l’innovation et qu’il participerait d’une société du tout sécuritaire. Bruno Latour y voit au contraire un moteur pour le progression du savoir : d’expert le scientifique devient chercheur. Il représente une opportunité pour libérer la politique de sa tutelle scientifique. De ce point de vue il n’est pas en mesure de parer systématiquement aux potentielles « catastrophes » de demain. La politique étant affaire de délibération publique rien n’autorise de façon définitive telle ou telle action ou innovation. C’est sur ce point que porte la critique de Jean Pierre Dupuy. « Le principe de précaution, écrit il, souffre non pas d’être catastrophiste mais de ne l’être pas.[2] ». Son ouvrage Pour un catastrophisme éclairé est tout tourné contre ce principe et ses adeptes, les gestionnaires du risque – aux nombres desquels figure sans doute Bruno Latour.
Une nouvelle prudence, dépendant de notre rapport à la catastrophe, est indispensable « le risque -la catastrophe- reste une possibilité et seule l’inévitabilité de sa réalisation future peut conduire à la prudence ».
Celle ci seulement ne peut se fonder que sur une inversion de notre rapport au temps ; une nouvelle métaphysique consistant « à se projeter dans l’après catastrophe, et à voir rétrospectivement en celle ci un évènement tout à la fois nécessaire et improbable.[3] ».
Nécessaire, la catastrophe devient comme le destin de l’humanité (sa possible autodestruction). Destin que nous avons cependant le choix de refuser et en cela donc « improbable ». A la fois repoussante et crédible, la catastrophe permet d’activer la prise de conscience des individus et de favoriser l’action afin d’empêcher la réalisation de cette catastrophe. Ce temps appelé « temps du projet » part de l’avenir possiblement catastrophique pour éclairer le présent. Il s’agit de réfléchir sur le mode du « comme si ».
La communauté politique devient la résultante de la prise en compte de la catastrophe. Assimilé à un « mal » et non pas à un risque, – par où l’on voit l’empreinte du sacré de notre philosophe -, la catastrophe devient d’une certaine manière l’outil de constitution du collectif politique. Nous aurions besoin de ce « mal » pour nous constituer politiquement tant les maux qui nous assaillent proviennent de la disparition du sacré dans nos sociétés modernes (disparition des mythes par exemple, qui sont autant de limite à l’hybris humaine). Ainsi écrit-il à propos du monde moderne :
En remplaçant le sacré par la raison et la science, il a perdu tout sens des limites et, par là même, c’est le sens qu’il a sacrifié.[4]
Jean Pierre Dupuy doit beaucoup à la philosophie d’Ivan Illitch, grand penseur de l’écologie politique. « L’hybris industrielle, écrit ce dernier, a brisé le cadre mythique qui fixait les limites à la folie des rêves.[5] ». Très critique à l’égard de la société industrielle Ivan Illitch estime que toute valeur d’usage relève de deux modes de production tout à fait distincts. Le premier, dit autonome, permet par exemple d’être en bonne santé par l’hygiène, là où, pour le second, dit hétéronome, ce sont les médicaments qui le permette. Or cette hétéronomie menace ce but qu’est l’autonomie, elle est même à l’origine des problèmes que nous devons affronter :
Réchauffement climatique et catastrophes de l’environnement, maladie de la vache folle et risques de l’alimentation industrielle (..). Ces prétendus risques sont pour l’essentiel la manifestation du monopole radical qu’exerce le mode de production hétéronome sur notre rapport au corps, à la souffrance, à la mort ainsi qu’à l’espace et au temps .
Cette citation atteste que pour Jean Pierre Dupuy l’essentiel est la catastrophe, quelle que soit la nature de cette dernière. Toutes les catastrophes se valent à la condition que nous ayons la capacité d’y croire. Car écrit il « nous savons mais n’arrivons pas à croire que nous savons », « l’obstacle à vaincre absolument, c’est l’impossibilité de croire que le pire peut arriver.[6] ». Voilà pourquoi une nouvelle métaphysique est indispensable. Ce « temps du projet » qu’il appelle de ses vœux s’oppose à notre temps habituel, celui de l’histoire, de la physique (etc.), et du principe de précaution.
Dans ce « temps de l’histoire », les éventualités non actualisées perdent tout sens, et les expériences passées révèlent que nos actions face aux catastrophes ne se passent qu’une fois celles ci réalisées. Il en va tout autrement dans le « temps du projet ». Le futur y est tenu pour fixe. Tout événement appartient donc au futur et à notre présent ; et prévoir implique alors de se déterminer par rapport à ce point fixe qu’est la catastrophe à venir. Ce catastrophisme est cependant éclairé, il relève simplement d’une autre rationalité que celle des économistes et des gestionnaires du risque.
Nous pouvons émettre de sérieux doutes sur l’efficacité politique d’un tel procédé. Si toutes les catastrophes se valent comment agir de manière circonstanciée, contextuelle? Par la mise en place d’institutions ayant en charge de réfléchir à ces catastrophes selon ce « temps du projet » ? – un certain nombre de propositions ont d’ailleurs été faites par notre philosophe au sujet des nanotechnologies. Nous ne voyons pas alors comment les individus ou les citoyens se trouvent intégrés à ces processus. Ce qui n’est pas sans poser problème, car ses réflexions ne s’adressent pas seulement aux décideurs et aux gestionnaires. La place qu’il accorde à la question du sacré ou à la figure du prophète démontre qu’il recherche ce qui est susceptible de faire tenir ensemble une société ; il semble bien que ce soit la catastrophe. Il n’est cependant pas du tout certain qu’elle soit en mesure de laisser place à la pluralité des scénarii et des mondes possibles dont la perspective cosmopolitique nous révèle l’importance.
Là où pour Bruno Latour ou Michel Callon l’essentiel est l’invention de nouvelles « procédures » démocratiques mieux à mêmes d’apporter des réponses aux difficultés de nos sociétés techniques et d’améliorer la démocratie, pour Jean Pierre Dupuy :
Avant d’imaginer les procédures politiques qui permettent à une démocratie scientifique et technique d’aller sur le chemin qu’elle veut prendre (…) il convient, me semble-t-il, de penser la nature du mal auquel nous avons affaire.[7]
Une fois cette réflexion menée notre philosophe semble se tourner du côté du « modèle linéaire » de l’expertise. Aux experts l’établissement des faits aux politiques les décisions ; et aux citoyens de ne pas participer à l’élaboration des solutions. Ce qui est pour le moins problématique lorsqu’il s’agit de créer un monde commun. En effet bien plus que de simples « procédures », ce que l’on voit se mettre en place de nos jours à la suite des politiques de précaution constitue une réelle chance de « démocratisation de la démocratie », et véhicule une culture démocratique dont on ne voit pas l’équivalent dans le catastrophisme éclairé.
Bilan et perspectives :
La philosophie de Jean Pierre Dupuy a le mérite d’être ambitieuse. Le refus de se contenter d’une simple analyse économique et d’une approche en terme de gestion des risques des questions environnementales est tout à fait salutaire. Sa critique de la société industrielle la place au côté des penseurs de l’écologie politique avec lesquels il faut compter. Seulement de sérieux doute pèsent sur le modèle qu’il nous propose. Nous avons en effet mesurés à quel point les controverses scientifiques sont nécessaires au progrès des connaissances. Or pour notre philosophe cette épistémologie est dangereuse car elle perd de vue l’objectivité des faits pour se perdre dans des analyses sociologiques reconduisant le travail d’élaboration de la Vérité à de simple rapports de force[8]. Il est de ce point de vue intéressant de noter qu’un autre catastrophiste rencontré précédemment, Al Gore, tenait relativement aux controverses scientifiques le même type de discours. Tenue pour une des trois idées fausses (les deux autres étant qu’il nous faudrait choisir entre l’économie et l’environnement et qu’il est trop tard pour agir) l’idée de querelles d’experts serait une stratégie politique qui, en créant du doute, chercherait à semer la confusion dans l’esprit des individus.
Certains scientifiques entretiennent des liaisons dangereuses avec les pouvoirs politiques et privés (lobby pétrolier), ces mêmes lobbies utilisent la science à leur fin, et nombreux furent, selon Al Gore, les scientifiques qui se retrouvèrent privés d’emploi pour simplement avoir énoncé une vérité qui dérange. Certes, mais pourquoi en conclure à ce type de rationalité scientifique ? Le Tiers Secteur scientifique n’offre- t-il pas des « gardes fous » contre ces tentatives tout en proposant une conception démocratique de l’activité scientifique ?
La difficulté de la position de Jean Pierre Dupuy est qu’elle ignore la délibération démocratique. Les faits sont là, la science prend alors le pouvoir de faire taire le politique. Et les citoyens de suivre des décisions expertes sans même qu’il y ait délibération. Alors même que le principe de précaution « rompt le lien entre expertise et action[9] », le catastrophisme éclairé le reconduit et réinstaure ainsi une verticalité (les experts vers les politiques et la société civile) là où la multiplication actuelle des initiatives locales instaure une horizontalité (les forums hybrides, les conférences de citoyens) et offre des solutions tout à fait prometteuses.
Ainsi de cet exemple du retraitement des déchets radioactifs rapporté par le Think Tank Trustnet in action[10]. Là où la solution experte aboutissait à un déplacement des populations vivant dans les zones les plus exposées aux déchets, les actions entreprises à la suite de la Convention d’Aarhus ont permis de trouver une solution sur la base d’un accord entre les intéressés (qui ne voulaient pas partir) et les nombreux scientifiques impliqués (physiciens, médecins, agronomes …). Cette Convention d’Aarhus (datant de 1998) est l’application de l’article 10 de la déclaration de Rio relative à l’accès à l’information, à la participation de public au processus décisionnel et à l’accès à la justice en matière d’environnement. Elle fût transposée en France par la loi relative à la démocratie de proximité datant de Février 2002 qui pose que tout citoyen a le « droit d’être associé au processus d’élaboration des projets ayant une incidence grave sur l’environnement ou l’aménagement du territoire. ».
La position métaphysique de Jean Pierre Dupuy et le modèle d’expertise qu’elle implique s’interdisent de penser les conséquences des catastrophes une fois survenues. Comment doit-on les prendre en compte ? Une telle question n’est pas simple affaire d’expert. L’exemple évoqué de la catastrophe de Tchernobyl souligne la faillite de la solution experte. Jean Pierre Dupuy positionne ses réflexions dans une autre temporalité : non pas prendre en compte les conséquences de la catastrophe, mais se projeter dans un futur catastrophique tenu pour point fixe afin d’éviter que la catastrophe n’advienne. « Ce qui a des chances de nous sauver et cela même qui nous menace » écrit-il. La catastrophe devient alors une hypothèse conditionnelle et nécessaire à toute action politique.
N’est-il pas possible de créer un collectif politique, du lien entre les individus, sans mettre au dessus de leur tête le poids des catastrophes ? N’est-il pas possible de les éviter sans que leur prise en compte devienne notre obsession collective ?
N’est il pas possible de développer une sensibilité non gestionnaire, créatrice de lien social et respectueuse de la complexité naturelle, sans pour autant considérer la nature comme fond pour nos activités ?
François Carrière
[1] Dupuy, Jean, Pierre, Pour un catastrophisme éclairé, p.19.
[2] Dupuy, Jean Pierre, « Catastrophisme », in. Dictionnaire d’éthique et de philosophie morale.
[3] Dupuy, Jean Pierre, Pour un catastrophisme éclairé, p.87
[4] Ibid, p.57.
[5] Cité par Dupuy Jean Pierre, Ibid. p.51.
[6] Dupuy, Jean Pierre, « Catastrophisme », in. Dictionnaire d’éthique et de philosophie morale.
[7] Dupuy, Jean Pierre, Pour un catastrophisme éclairé, p.21.
[8] Ainsi écrit-il à propos de la sociologie des sciences « La science y est représentée comme un champ de bataille où l’issue des conflits dépend des seuls rapports de force, où tous les coups sont permis dès lors qu’ils rapportent au ‘paradigme’, et surtout à ses supporters, prestige, pouvoir, postes et financements » in. Pour un catastrophisme éclairé, p.23.
[9] Latour, Bruno, « L’audacieux principe de précaution ».
[10] Dont la mission est de « fédérer diverses initiatives nationales indépendantes portant sur l’analyse des avantages et des limites des schémas actuels de gouvernance ».