Chutes et attentions dans le Contact Improvisation 2/2
Chutes et attentions dans le Contact Improvisation 2/2
Vers une expérience partagée du sublime à la croisée de l’improvisation dansée, des neurosciences et de l’esthétique
Coline Joufflineau (1,4), Matthieu Gaudeau (4), Alexandre Coutté (2,4), Dimitri Bayle (2,4), Asaf Bachrach (3,4)
1: UMR 8218,Institut ACTE, Paris 1 2:EA 2931, CERSM, Paris 10 3: UMR 7023 SFL CNRS/Paris 8, France 4: ICI projet Labex ARTS H2H, Paris 8, France
Dossier « Repenser l’interdisciplinarité entre esthétique et neurosciences cognitives », coordonné par Donna Jung et Bruno Trentini.
Résumé
Cet article présente un processus de recherche interdisciplinaire à la croisée de la pratique artistique, de l’esthétique et des neurosciences. Nous pensons que ces disciplines peuvent s’enrichir mutuellement. D’une part, les pratiques artistiques peuvent alimenter les concepts, les méthodes et les outils des neurosciences, et d’autre part, les neurosciences peuvent éclairer la part des mécanismes sous-jacents à nos expériences esthétiques en interaction avec une œuvre ou dans la vie ordinaire. Cet article se concentre sur les modulations de l’attention liées à ces expériences. Notre recherche prend pour point de départ le courant artistique des années 1970 qui s’est intéressé à l’expérience esthétique dans la vie ordinaire, et à une forme de danse en particulier, le Contact Improvisation, qui met l’accent sur l’observation des sensations internes, le toucher et la chute. Dans ce premier volet de l’article, à partir d’une expérience corporelle précise, la Petite Danse, nous montrons que le Contact Improvisation offre un dispositif privilégié pour ouvrir un dialogue entre l’esthétique et les neurosciences afin d’étudier l’attention et les dynamiques attentionnelles non routinières en particulier, qui sont un invariant de l’expérience esthétique selon les théories philosophiques. Cette expérience nous invite fortement à enquêter sur d’éventuels corrélats posturaux des états attentionnels, aux côtés des corrélats neuronaux ou physiologiques qui sont actuellement un domaine de recherche très actif en neurosciences.
Mots-clés: Improvisation en danse, chute, attention sphérique, énaction, phénoménologie
Abstract
This article presents an interdisciplinary research process at the intersection of artistic practice, aesthetics and neuroscience. We believe that these disciplines can be mutually enriching. On the one hand, artistic practices can feed into the concepts, methods and tools of neuroscience, and on the other hand, neuroscience can shed light on the mechanisms underlying our aesthetic experiences in interaction with an art work or in ordinary life. This article focuses on the modulations of attention related to these experiences. Our research takes as a starting point the artistic movement of the 1970s that focused on aesthetic experience in ordinary life, and on one form of dance in particular, Contact Improvisation, which emphasizes the observation of internal sensations, touch and falling. In this first part of the article, starting from a precise body experience, The Small Dance, we show that Contact Improvisation offers a privileged device to open a dialogue between aesthetics and neuroscience in order to study attention and non-routine attentional dynamics in particular, which are an invariant of the aesthetic experience according to philosophical theories. This experience strongly invites us to investigate possible postural correlates of attentional states, alongside the neural or physiological correlates, currently a very active field of research in neuroscience.
Keywords: dance improvisation, falling, spherical attention, enactivism, phenomenology
III. Chuter ensemble : vers une expérience partagée du sublime
III. 1. La chute partagée : de la vision périphérique à l’attention sphérique
III. 1. 1. Perte de l’horizon, dessaisissement de la vision
Le Contact Improvisation peut être distingué d’autres formes de sport et de pratiques impliquant la chute libre par le fait que deux partenaires chutent ensemble : je tombe vers mon partenaire et mon partenaire répond en tombant vers moi ; une forme d’équilibre hors axe est créée[1]. Depuis ce changement d’appuis sur mon partenaire, vont s’ouvrir de nouvelles configurations (glisser, rouler, porter sur l’épaule) ou encore une chute sur le sol. Selon Paxton :
Ce système est fondé sur les sens du toucher et de l’équilibre. Les partenaires du duo se touchent souvent l’un-e l’autre, et c’est au travers du toucher qu’est transmise l’information concernant le mouvement de chacun-e d’elle-eux. Il-le-s touchent encore le sol, et l’accent est mis sur une conscience constante de la force gravitaire. Chacun-e se touche soi-même, de l’intérieur, et la concentration est maintenue intégralement sur tout le corps[2].
Comme l’observe Paxton, lors de ces chutes ensemble, l’attention se déploie dans toutes les modalités sensorielles et dans le corps dans sa globalité. À partir de son expérience, il propose une « analogie entre la vision périphérique, (et) la conscience globale du corps sens ouverts[3] ». La chute engage un bouleversement de la relation ordinaire à la gravité mise en place depuis que nous avons acquis la station debout et la marche. En effet, comme il l’indique :
la traversée de l’espace se fait normalement avec la tête érigée et avec des impressions visuelles confortablement constantes, l’horizontalité de l’horizon restant une référence première pour notre orientation. Quand ces références visuelles changent trop vite pour que notre conscience (relativement lente) puisse comprendre, comme dans les tours, les roulés et d’autres mouvements désorientants, quelque chose de réflexif et de beaucoup plus rapide que la conscience prend le dessus[4].
C’est pourquoi la chute partagée joue un rôle fondamental dans la dissolution des formes installées et le déploiement d’une attention tous sens ouverts. Suite à Bullinger[5] et Godard, la relation ordinaire à la gravité, la verticalité, peut être considérée comme une relation canonique entre deux systèmes gravitationnels : celui des pieds et des capteurs musculaires et tactiles apparentés, et celui de l’oreille interne-yeux, le système vestibulaire. La chute perturbe cette relation canonique, la continuité visuelle est altérée, le système vestibulaire stimulé, à tel point qu’il en devient parfois ineffectif. Dans cette activité d’accueil malgré la désorientation, il s’agit de se laisser impressionner par les différentes modalités sensorielles en évitant d’en privilégier une en particulier. Le regard est large, occupé à se laisser remplir par une palette de couleurs fragmentées, les tensions sont perçues dans leur ensemble comme des colorations toniques de la situation. D’une certaine manière, le « sol subjectif » fourni par la vision et l’oreille interne n’est plus couplé au « sol objectif » associé à l’information sensorielle des pieds. Ce découplage peut également être décrit comme un découplage entre le centre de masse du corps et le centre de gravité qui sont canoniquement alignés. Compte tenu de la relation étroite, au niveau individuel, entre la verticalité et la subjectivité, la chute partagée désamorce notre sentiment habituel d’agentivité[6] dans le monde, alors que la vitesse et la désorientation suspendent le contrôle volontaire. La chute, et la désorientation qu’elle implique, modifient la perception visuelle de l’espace :
Le résultat de tous ces changements dans l’orientation spatiale et kinesthésique en si peu de temps m’a amené à percevoir l’espace comme étant sphérique. Cette sphère est constituée d’une accumulation d’images provenant de plusieurs sens, notamment de la vue. Comme si le fait de regarder rapidement dans toutes les directions me permettait d’imaginer ce que je ressentirais si toute la surface de mon corps était recouverte d’un organe visuel, plutôt que de peau[7].
À partir de cette description et en reprenant le terme de Steve Paxton, nous proposons de nommer cette modulation de l’attention, tous sens ouverts, hors axe gravitaire ordinaire, multidirectionnelle et multisensorielle, induite par la chute partagée : « attention sphérique ».
III. 1. 2. Attention fovéale et périphérique
En termes neurocognitifs, la planification motrice/action est radicalement modifiée dans le contact-improvisation par rapport à notre mode de déplacement habituel dans la danse et, plus généralement, dans le monde. L’attention visuelle et la position du regard se déplacent généralement de manière concomitante. Dans ce cas, on parle alors d’attention explicite (« overt »). En revanche si l’on fait attention à une position ou à un objet ne se trouvant pas en regard de la fovéa, cette attention périphérique est appelée attention implicite (« covert »). C’est par exemple le cas quand un mouvement de l’attention précède la saccade oculaire associée. Ces deux types d’attention sont complémentaires dans la perception, permettant d’inhiber certaines stimulations au profit des autres. Comme le souligne Paxton au sujet des mouvements désorientants, un jeu s’engage entre une défocalisation permanente de l’attention visuelle et le maintien d’un processus de sélection parmi l’abondance de sensations provenant de tous les sens et dans tous les sens : « Sans un processus de sélection, nous sommes confrontés à une telle variété d’images physiques que nous en sommes inondés plutôt que d’être guidés dans une pratique[8]. » La chute, en provoquant une brusque désorientation du corps, court-circuite les orientations endogènes en cours (souvent héritées des routines perceptives apprises) pour faciliter un réinvestissement perceptif différent sur lui-même et sur ce qui l’entoure. L’approche neuroscientifique et la neuroimagerie nous permettent aujourd’hui de décrire assez précisément les réseaux neuronaux mis en jeu par ces différents mécanismes attentionnels[9]. Et au-delà d’un aspect purement descriptif, cette approche nous éclaire sur la façon dont ces deux attentions interagissent pour nous amener à notre état de conscience[10]. À travers les dispositifs de la Petite Danse et de la chute, le danseur voit les contributions de ses mécanismes endogènes et exogènes rééquilibrés et réagencés autour d’une autre façon de percevoir et de ressentir.
III. 1. 3. D’une attention locale à une attention globale
Dans cette forme d’attention-sphérique, associée à une conscience du corps dans sa globalité (les sens ouverts que Paxton compare voire assimile à la vision périphérique), le sujet, le soi, n’est plus dans une posture de surplomb observant le corps, comme c’était le cas dans la Petite Danse, mais dans une posture d’immersion. Ces notions de « posture » attentionnelle et d’attention sphérique ne se retrouvent pas dans les distinctions faites entre attention endogène/exogène ou implicite/explicite, qui représentent le principal cadre des recherches en sciences cognitives, et décrivent des mécanismes transitoires d’orientation de l’attention. En effet, la majorité des études n’explorent ni les qualités attentionnelles, ni les états attentionnels qui ne sont pas directement induits par un stimulus physique. Cependant, depuis quelques années, il a été mis en évidence que conjointement aux variations d’orientation attentionnelles d’un sujet (endogène ou exogène, explicite ou implicite etc.), ce dernier pouvait faire montre d’un fonctionnement plutôt global ou au contraire local. Ces travaux sont principalement issus de l’étude de sujets pratiquant la méditation[11]. Les « postures » attentionnelles prises par le méditant sont en effet très variées, allant d’une attention très focalisée mettant l’accent sur une modalité sensorielle en particulier (la vue en relation à un objet, l’ouïe en relation à un son, l’intéroception en relation au mouvement de la respiration) à une attention, au contraire, très ouverte ou globale et multisensorielle. Quelques études de neuroimagerie mettent en évidence des différences d’activation cérébrale lors de ces deux états attentionnels[12]. Connaissant ainsi des marqueurs cérébraux de ces états attentionnels et grâce à l’excellente résolution temporelle des techniques de neuro-électrophysiologie (électroencéphalogramme, magnétoencéphalogramme…), il est possible de quantifier et de qualifier presque instantanément les états attentionnels (focal ou global) d’une personne à partir de son activité cérébrale, apportant ainsi une observation en troisième personne d’un processus jusqu’alors décrit uniquement en première personne.
L’observation de Paxton selon laquelle au sein de l’attention kinesthésique-intéroceptive une distinction se fait sentir dans la relation du sujet à son corps selon que la forme de l’attention est locale ou globale n’a pas encore été suffisamment étudiée par les neurosciences. Une étude récente a utilisé l’IRMF pour quantifier le soi-disant « état de repos » d’un sujet (l’activité cérébrale observée lorsque aucune tâche explicite n’est effectuée par le sujet après deux interventions différentes de la méthode Feldenkrais[13]). Les deux interventions impliquaient une stimulation par le praticien de la plante des pieds du sujet scanné à l’aide d’une planche de bois. Les deux interventions diffèrent quant à l’intention du praticien. Dans une condition, le praticien a exploré le mouvement local dans le pied et la cheville. Dans la seconde condition globale, le praticien a exploré la relation entre les pieds et le reste du corps. Entre autres choses, l’étude a révélé des résultats préliminaires suggérant que l’intervention globale a produit une plus grande activité de l’état de repos dans les zones corticales liées à l’action. Les résultats de cette étude suggèrent que l’induction d’une conscience du corps dans sa globalité et d’un fonctionnement attentionnel global par la manipulation manuelle pourrait modifier les processus de préparation à l’action.
III. 1. 4. Perturbations des interactions routinières entre perception visuelle et perception tactile
Par ailleurs, les interactions entre les différentes modalités perceptives et motrices chez un sujet constituent un autre point important d’articulation entre les propositions de Paxton et celles développées sur l’attention et la perception en sciences cognitives. Certains travaux tendent à montrer une influence mutuelle entre les représentations liées aux stimulations visuelles et celles liées aux stimulations tactiles et somesthésiques[14]. Ainsi, la perception d’une stimulation tactile est améliorée si le participant peut voir son bras[15]. Réciproquement, Ro, Wallace, Hagedorn, Farne et Pienkos[16] ont montré que l’illusion visuelle qu’un objet touche la main augmente la sensibilité tactile au niveau de cette main. De même, Forster et Eimer[17] ont montré que dans une tâche de détection tactile où le regard est dirigé soit vers la main stimulée, soit vers l’autre main, la vision influe sur l’activation du cortex somato-sensoriel primaire. Selon Naveteur, ce lien serait au moins en partie lié à l’existence de neurones polymodaux (ou convergents) sensibles à la fois aux stimulations visuelles et tactiles et définis par des champs récepteurs tactiles et visuels spatialement correspondants : même si la main se déplace, le champ récepteur visuel des neurones polymodaux se déplace conjointement quelle que soit la posture du corps dans l’espace[18].
Comme souligné plus haut, ces interactions entre les différents types de stimulations perceptives sont d’autant plus étroites lorsqu’elles font intervenir de la motricité. Selon une étude en IRMf[19] il y aurait des recouvrements importants entre les réseaux cérébraux sous-tendant l’orientation de l’attention et ceux sous-tendant la préparation d’un mouvement oculaire. Dans une perspective plus complexe impliquant différents types de sensorimotricités, beaucoup d’études montrent que la préparation d’un geste manuel (saisie ou pointage manuel) peut améliorer les performances perceptives lors de tâches impliquant la discrimination visuelle des stimuli spatialement ou morphologiquement congruents avec le geste préparé[20]. Réciproquement, une préparation oculomotrice peut influencer la perception tactile sur la zone qui est fixée[21]. Autrement dit, l’orientation du regard et/ou de l’attention, voire la simple préparation d’un déplacement du regard vers une localisation précise induit de meilleures performances tactiles à cette même localisation[22].
Or, dans la chute avec mon partenaire, je suis à la fois en train de recevoir des informations visuelles dans l’espace tout en étant présent au point de contact mouvant dans mon dos avec mon partenaire. Lors de cette expérience, Paxton témoigne d’une augmentation de sa conscience kinesthésique, plus riche qu’en d’autres expériences. Cette observation venue de la pratique est corroborée par les études scientifiques : lorsque le système vestibulaire est stimulé en condition de laboratoire, on note une augmentation de la perception tactile des sujets[23], sans qu’il n’y ait, à ce jour, d’explications consensuelles à ce phénomène.
Lors de la chute, je suis aussi présent aux sensations kinesthésiques, pondérales, auditives, intéroceptives, etc. Le regard est large, occupé à se laisser remplir par une palette de couleurs fragmentées, mon dos repose sur celui de mon partenaire, mes pieds ne sont plus en contact avec le sol et je perçois que le plus petit changement d’orientation, et par là-même de poids, me fera instantanément basculer dans une direction.
La multidirectionnalité et multisensorialité simultanée peuvent expliquer cette sensation d’une forme sphérique de l’attention, tous sens ouverts. En reprenant l’analogie entre cette attention sphérique et la vision périphérique, Paxton indique qu’on peut s’y exercer : « en plaçant la tête dans toutes les positions de l’espace autour du corps, aussi vite que possible, dans cet état à la limite de la désorientation, les yeux ouverts mais sans point de focalisation, n’identifiant que les objets les plus massifs dans la salle[24] ». Selon Graziano et Gross[25], la cartographie de l’espace dans une modalité sensorielle est en correspondance avec la cartographie de l’espace dans chacune des autres modalités sensorielles : cette correspondance est réactualisée à chaque nouvelle posture adoptée par le corps, la tête et les yeux. En extrapolant les propositions théoriques issues des études neuroscientifiques au Contact Improvisation, on comprend donc mieux que le vécu corporel et la perception de l’espace deviennent « sphérique » via ces continuels changements d’orientation ; mais aussi que cette sphère se reconfigure continuellement à travers les multiples directions simultanées et parfois opposées de l’attention dans les différentes modalités sensorielles.
III. 2. La Chute partagée : un véhicule du sublime ?
III. 2. 1. Le sublime selon la tradition esthétique
Les sensations de chute et de vertige furent traditionnellement associées à la catégorie du sublime dans l’histoire de l’esthétique. Les chutes partagées dans la pratique du Contact Improvisation peuvent-elles alors être considérées comme des véhicules du sublime ?
Le sublime fut pensé comme une catégorie esthétique qualitativement différente de celle du beau depuis le traité de Longin, premier théoricien du sublime, à « l’Analytique du sublime » dans la Critique de la faculté de juger de Kant en 1790, en passant par la Recherche philosophique sur les origines de nos idées du Sublime et du Beau de Burke en 1757 ou encore les recherches d’Addison. Le beau et le sublime furent distingués en partie par les mouvements qu’ils produisent : le calme et la tranquillité pour le premier, un ébranlement pour le second[26]. Outre les sensations de vertige et de chute, l’ensemble des traits décrits précédemment lors des chutes partagées furent reliés au sublime. Ainsi l’annulation d’une vision claire, resserrée et focalisée, la perte de l’horizon, la brusque désorientation, l’intensification des sensations tactiles, viscérales et kinesthésiques, l’hyperstimulation du système vestibulaire, le déploiement d’une vision périphérique et d’une attention tous sens ouverts, la suspension de l’ego : chacun de ces traits de l’expérience vécue des chutes partagées furent attribués à la catégorie esthétique du sublime[27]. Aux côtés de ces nombreux traits, au moins deux aspects supplémentaires nous semblent alimenter la possibilité de considérer les chutes partagées comme des véhicules potentiels de l’expérience du sublime dans le Contact Improvisation : le « surfing », et les deux temps de l’expérience du sublime.
Au XVIIIe siècle, l’image de la barque prise en pleine tempête fut une métaphore du sublime[28] qui continue d’être opérante selon les recherches récentes en esthétique à travers l’idée « d’être embarqué » dans cette expérience :
le sublime n’est pas là, déposé dans l’objet ou le monument, prêt à s’imposer au spectateur attentif ; le sublime surprend, déroute, dessaisit le sujet en sécurité en le confrontant à ses limites et en l’obligeant à trouver une place par rapport à lui. Moins spectateur que « témoin », celui qui vit le sublime est nécessairement embarqué dans l’émotion, l’expérience, l’épreuve[29].
Cet embarquement rencontre remarquablement une image utilisée par les pratiquants du Contact Improvisation qu’ils nomment le « surfing » pour décrire le fait de glisser-rouler avec et sur un autre partenaire, chaque danseur se faisant la vague de l’autre.
Si toutes les chutes partagées dans la pratique du Contact Improvisation n’ouvrent pas sur une expérience du sublime, il paraît préférable et plus raisonnable de dire que le Contact Improvisation en offre les conditions. En effet, tout comme l’expérience du sublime ne peut s’enseigner, se prescrire, ou s’anticiper ; chuter ne s’enseigne pas comme aime à le rappeler Paxton. En revanche, dans la pratique du Contact Improvisation, la construction d’un cadre sécurisant (parfois dans un premier temps avec des matelas), crée des conditions dans lesquelles progressivement chuter ne déclenche plus un état d’alerte ou de paralysie. Lors des chutes, le risque de paralysie n’est pas tant induit par la douleur que par la peur liée à la perte de maîtrise et à la désorientation qui induisent des réflexes de tension et de crispation. En créant des conditions sécurisantes et avec l’expérience, on s’approche de la dynamique du sublime exposée par Burke qui « repose sur une relation complexe à la douleur, lorsque celle-ci perd son caractère paralysant et que j’arrive à me réorienter vers le plaisir[30] ». D’une certaine manière le Contact Improvisation crée des conditions pour se risquer au sublime.
Malgré la critique faite par Kant à Burke, la plupart des auteurs de la tradition esthétique du sublime considèrent que cette expérience est liée à des modifications physiologiques. En continuité avec ces auteurs et en vue d’une étude interdisciplinaire du sublime, Trentini propose que les déséquilibres aux niveaux de la posture et du système vestibulaire peuvent constituer des données observables pertinentes, en troisième personne, pour l’étude de l’expérience du sublime[31].
III. 2. 2. Vers une expérience du sublime partagée
Les exemples canoniques du sublime dans l’histoire de l’esthétique sont souvent ceux de l’homme seul en pleine montagne ou devant une tempête. Ce sont donc quasiment exclusivement des expériences solitaires. La chute partagée nous invite à penser une expérience du sublime partagée et interpersonnelle. Contrairement au concept de « holding » décrit par Winnicott dans lequel la mère offre un environnement stable au bébé, en Contact Improvisation, chaque partenaire devient le paysage changeant et incertain de l’autre : la nuit, la tempête, le précipice, le pic rocheux. La chute partagée dans le Contact Improvisation déplace la vision traditionnelle de l’expérience du sublime, solitaire et isolée face aux éléments, et l’ouvre à la relation interpersonnelle. Or justement, l’un des points d’articulation fondamentaux entre les propositions de Paxton et celles développées sur l’attention et la perception en sciences cognitives a trait à la question de l’interaction avec autrui. Dans le Contact Improvisation, le rapport à l’autre et la variabilité/instabilité qui caractérise les interactions interpersonnelles encourage le danseur à ne pas s’enfermer dans ses habitudes perceptives et attentionnelles, le rendant plus ouvert à toute une gamme de stimulations perceptives. C’est notamment le cas des phases de pratique axées sur l’attention portée au « centre de gravité partagé » avec le partenaire, où l’attention se déploie, s’étend à travers le partenaire jusque dans ses appuis. Vous pourrez percevoir avec l’entraînement que le simple fait de cette expansion a des incidences toniques et que ce changement est perçu et partagé par votre partenaire dans un dialogue tonique subtil. Cette phase va s’accompagner d’un changement dans les sensations corporelles associées, détente, reconfiguration du partage pondéral, changement du rythme respiratoire. Un certain nombre d’études a montré que les représentations du corps et des actions d’un sujet évoluent constamment en fonction de ses interactions avec l’environnement, selon par exemple qu’il utilise un outil ou non[32]. Dans le cadre d’expériences où les sujets devaient coordonner leurs réponses à des stimuli colorés en fonction d’un partenaire, Dolk et ses collègues[33] ont émis l’hypothèse que le sujet intégrait ce partenaire dans son schéma d’action, comme s’il s’agissait du prolongement de sa propre action et des conséquences perceptives qui l’accompagnent. Bien que cette affirmation fasse l’objet de débats parmi les spécialistes, elle ouvre des perspectives de réflexion sur la façon dont l’improvisation en contact et en groupe peut moduler la perception de l’espace et l’orientation attentionnelle. Comme dans le cas des travaux de Dolk et de ses collaborateurs, on peut supposer que lors des chutes partagées en Contact Improvisation, chacun des partenaires inclut l’autre dans son schéma d’action. Plus spécifiquement, la chute partagée en Contact Improvisation, lorsqu’elle ouvre sur une expérience du sublime, nous invite à penser une forme d’attention conjointe[34] reposant sur une résorption mutuelle de la distinction sujet-objet, en d’autres termes une expérience du sublime partagée.
III. 3. Vers une étude neurophénoménologique de l’attention sphérique à partir du Contact Improvisation
L’attention sphérique est une question centrale dans notre recherche. Nous avons développé et développons encore un certain nombre de protocoles pour tenter d’étudier différents aspects de cette modalité particulière d’attention. Le Contact Improvisation y est utilisé parfois comme une intervention (comme une façon d’induire l’attention sphérique) et parfois comme le protocole expérimental lui-même pour la collecte de données. Nous présentons ici brièvement l’un de ces protocoles.
De nombreuses études recourant à l’imagerie motrice ont exploré des actions volontaires imaginées et même des configurations posturales[35]. Cependant, les réponses cérébrales ou physiologiques à la chute (imaginée), qui est un événement intrinsèquement non volontaire, sont beaucoup moins bien connues. C’est pourquoi lors de l’élaboration de ce protocole, développé en collaboration avec Alice Godfroy[36], nous nous sommes spécifiquement concentrés sur le développement d’une expérimentation qui nous permettrait de relier les signaux neurophysiologiques liés à différentes dynamiques éprouvées lors de l’expérience de la chute.
L’une des difficultés majeures repose dans le fait que les mesures EEG sont connues pour être fortement bruitées par la réalisation d’actions volontaires et du mouvement corporel plus généralement. Par conséquent, à ce jour, la plupart des mesures EEG sont recueillies sur des participants immobiles, assis ou allongés. Partant, sur la base des travaux concernant l’imagerie motrice[37] qui montrent la proximité fonctionnelle des mécanismes impliqués lorsqu’une action est imaginée et lorsqu’elle est réellement exécutée, nous avons choisi de mesurer les paramètres neurophysiologiques et cinétiques des danseurs alors qu’ils imaginent une danse au cours de laquelle une chute est provoquée. Ce choix fut également motivé par nos observations de la Petite Danse de Paxton, dont nous avons vu que la quatrième étape fait émerger une forte modulation de l’attention alors même que le mouvement est imaginé. De plus, ce choix fut renforcé par les études théoriques et historiques de l’expérience de sublime qui mettent en avant le fait que celui qui la traverse éprouve la terreur tout en étant hors de danger, par exemple lors de la rencontre avec les peintures de tempêtes de Poussin[38].
Dans ce protocole les danseurs, équipés d’un casque audio, ainsi que de capteurs de mouvement et de capteurs ECG et EEG, sont debout, et écoutent la description d’une danse narrée depuis une perspective en première personne ; autrement dit le narrateur s’exprime en disant « je ». Cette expérience se déroule en trois étapes. Lors de la première étape, il est demandé au danseur d’imaginer la danse à mesure qu’elle évolue, comme s’il la dansait. Lors de la seconde étape, il est demandé au danseur de danser réellement la danse narrée tout en écoutant la description de celle-ci. Lors de la troisième étape, le danseur est invité à imaginer cette danse à nouveau sans l’exécuter réellement.
Nous avons créé deux scénarios différents qui touchent à la question de la chute. Dans le premier protocole, un solo, nous reprenons l’invitation de Paxton consistant à « imaginer les deux pieds en train de s’élever » comme c’est le cas dans la Petite Danse. Comme nous l’avons mentionné plus haut, cette proposition génère souvent pour le danseur une perte d’équilibre surprenante, et une sensation de (presque) chute. Dans le second protocole, un duo, nous avons proposé aux partenaires d’imaginer se donner du poids, générant la chute partagée décrite ci-dessus.
Dans les deux scénarios de chute, nous nous intéressons particulièrement à la comparaison entre la première et la troisième étape, afin d’observer comment le fait d’avoir vécu la chute réellement (deuxième étape) affecte l’imagination de celle-ci. Suite à cette expérience en trois étapes, les participants sont interrogés à l’aide de la méthode d’entretien micro-phénoménologique. Dans le domaine des recherches en première personne, l’entretien d’explicitation est une méthode de description extrêmement fine de l’expérience vécue lors d’une action qui permet de comparer rigoureusement l’expérience vécue de plusieurs participants. Cette méthode fut développée par Vermersch[39] et poursuivie par Petitmengin[40]. Le moment de la chute est une expérience très fugitive, soudaine, pour laquelle il est difficile pour les participants de rapporter verbalement tout ce qui les a traversés, et notamment sensoriellement, sans cette méthode. En se concentrant sur un très bref moment, l’entretien d’explicitation permet de déplier les étapes même extrêmement rapides vécues par le participant au cours de cette expérience. C’est pourquoi alors qu’il se concentre sur un événement infiniment bref, l’entretien lui-même dure en général plus d’une heure. Dans notre protocole, lors des entretiens d’explicitation nous nous concentrons sur le moment de la chute imaginée et l’expérience vécue par les participants, de manière à pouvoir recueillir des données en première personne relatives à la chute en vue de les relier, si tel est le cas, aux données en troisième personne.
À l’heure actuelle, nous avons enregistré les données de la version solo et de la version duo de ce protocole avec 10 participants qui furent recrutés sur la base du volontariat, dans le cadre d’un festival de Contact Improvisation[41]. Ils avaient tous une expérience en Contact Improvisation, mais un nombre d’années de pratique très variable. Il leur était demandé d’être disponibles une demi-journée pour participer à une expérimentation scientifique suivie d’un entretien d’explicitation.
Au regard des observations en première personne recueillies dans la Petite Danse et de la littérature en neurosciences nous nous attendons à observer une modification posturale au moment de la chute imaginée ainsi qu’une activation du réseau attentionnel global.
Nous nous attendons à un impact affectif plus important lors de la chute partagée en duo ; aussi bien dans les retours d’expérience en première personne que dans les données physiologiques, telles que la variabilité du rythme cardiaque.
Lors du deuxième passage imaginaire (c’est-à-dire lors de la troisième étape après avoir vécu réellement la danse) nous nous attendons à observer une phase d’ajustement postural en anticipation à la chute. En ce qui concerne l’expérience vécue en première personne de la chute dans la condition du duo, nous émettons l’hypothèse que lors du deuxième passage imaginaire (troisième étape), les participants vont rapporter une inclusion du partenaire plus importante dans leur schéma d’action. Finalement, nous nous attendons également à ce que les effets posturaux, et particulièrement la phase de récupération juste après la chute soient modulés en fonction de l’ancienneté de la pratique des participants. Les résultats sont pour le moment en cours d’analyse.
Conclusion
Au fil de cet article, nous avons développé une réflexion interdisciplinaire proposant une articulation entre l’esthétique et les neurosciences dans le contexte de la danse. À la différence de nombreuses études dans le domaine de la neuro-esthétique, nous nous sommes concentrés sur l’attention comme base de cette articulation. En suivant cette veine, nous nous sommes tout d’abord intéressés à la dynamique attentionnelle à l’œuvre dans la Petite Danse de Steve Paxton. Nous avons pu voir que la Petite Danse désamorce la dynamique routinière du sujet à l’égard de son corps et de ses habitudes posturales. Ce désamorçage se fait d’abord par un mouvement non routinier de l’attention en invitant le sujet à tourner son attention de l’extérieur vers l’intérieur. Les mouvements de l’attention endogène sont alors orientés vers la dynamique sous-jacente aux ajustements posturaux qui sous-tendent notre posture debout. Puis, en convoquant l’imagination motrice, l’attention est orientée vers les pré-mouvements d’un geste appartenant au répertoire de la vie quotidienne, c’est-à-dire les pré-mouvements impliqués dans chaque pas à mesure que l’on marche et qui échappent la plupart du temps à l’attention. À partir de cette expérience corporelle commune de la Petite Danse, nous avons pu développer un dialogue interdisciplinaire. Plus spécifiquement, nous avons mis en exergue que la rencontre entre les observations en première personne et les données en troisième personne suggère une voie d’étude de la dynamique attentionnelle peu étudiée à ce jour dans ce contexte : le pendant postural des variations attentionnelles.
Dans un second temps, nous nous sommes intéressés à un aspect spécifique du Contact Improvisation, les chutes partagées, pendant lesquelles on observe subjectivement une forte modulation de l’attention. Nous avons qualifié d’attention « sphérique » cette modulation de l’attention sur la base de la description en première personne de Steve Paxton. Nous avons souligné que les expériences vécues lors de ces chutes partagées présentent de nombreuses correspondances avec l’expérience du sublime selon la tradition esthétique. En effet, aux côtés des sensations de chute et de vertige s’ajoutent de nombreux traits qui furent attribués à l’expérience du sublime : l’annulation d’une vision claire, resserrée et focalisée, la brusque désorientation, l’intensification des sensations tactiles, viscérales et kinesthésiques, l’hyperstimulation du système vestibulaire, le déploiement d’une vision périphérique et d’une attention tous sens ouverts, une suspension de l’ego.
Sur la base de l’hypothèse selon laquelle le déséquilibre au niveau de la posture et du système vestibulaire peuvent être des marqueurs corporels observables et quantifiables d’une forte modulation de l’attention participant à l’expérience du sublime, alors même que la chute est vécue en imagination, nous avons développé un protocole expérimental visant à étudier ces déséquilibres en troisième personne tout en recueillant des données en première personne afin de combiner les perspectives dans l’étude de cette expérience.
De façon générale, le Contact Improvisation peut donc être envisagé comme un objet de recherche, mais également comme un cadre paradigmatique original pour étudier des dynamiques cognitives à la croisée des chemins disciplinaires. À ce titre, il offre des perspectives originales et inédites tant pour la recherche en esthétique que pour le champ des sciences cognitives.
Tout d’abord, le Contact Improvisation sollicite massivement les mécanismes sous-tendant les interactions entre de multiples sensorimotricités. Comme nous avons pu le voir, ces mécanismes font d’ores et déjà l’objet de nombreuses recherches en sciences cognitives. Cependant à notre connaissance, la plupart de ces recherches sont menées sur des individus seuls que l’on expose à des stimulations dans différentes modalités sensorielles (tactiles, visuelle ou autre…) dans le cadre de tâches mnésiques, perceptives ou attentionnelles plus ou moins complexes. En outre, les rares paradigmes expérimentaux qui explorent l’intégration multisensorielle dans un contexte comprenant une composante sociale ou communicationnelle le font le plus souvent dans un contexte impliquant essentiellement les modalités visuelle et auditive (par exemple, lorsqu’un sujet doit discriminer un phonème en regardant une vidéo du locuteur supposé articuler ce phonème, la perception auditive varie en fonction de la manière dont ce locuteur articule, ce que l’on appelle l’effet McGurk)[42]. Le Contact Improvisation offre donc un cadre original et inédit au regard de cette littérature. D’une part, cette pratique comporte une composante sociale et communicationnelle forte, mobilisant tous les sens, notamment lors des phases de chute et dans le jeu des transferts de poids entre les partenaires. La dimension sociale qui colore le Contact Improvisation peut donc y être étudiée de façon fluide et dynamique. D’autre part, l’intégration multisensorielle qui l’accompagne n’est pas une simple variation environnementale que le sujet doit surmonter pour réaliser correctement la tâche (mnésique ou perceptive, par exemple) qu’on lui a demandé d’accomplir. L’expérience qui accompagne la pratique y est une finalité en soi, redéfinissant ainsi les mécanismes multisensoriels dans un cadre motivationnel original. Ce dernier point est crucial du point de vue du défi théorique et méthodologique que représente l’interdisciplinarité entre esthétique et sciences cognitives, entre les mesures en première personne et en troisième personne.
De fait, notre protocole expérimental est à mi-chemin entre une expérience pleinement écologique mais difficilement testable et la situation de laboratoire, contrôlée et testable, mais plus difficilement transposable dans un environnement écologique. Cette « voie du milieu », ouvre de vraies perspectives dans le champ des neurosciences actuelles. Ainsi, ce qui s’esquisse dans notre approche et notre méthodologie c’est une articulation entre différents niveaux, entre le corps « vivant » et le corps « vécu » selon la terminologie apportée par Andrieu :
Le corps vivant produit des sensibles par son écologisation avec le monde et avec les autres. Mais en raison du temps de transmission nerveuse de 450 ms jusqu’à la conscience du corps vécu, le corps vivant n’est connu (…) qu’avec retard par la conscience du corps vécu[43].
C’est pourquoi si le corps vécu peut être décrit par la personne à travers une phénoménologie de la perception, la seule phénoménologie du corps vécu ne suffit pas à décrire le corps vivant. La combinaison de mesures EEG, et de capture de mouvement pendant l’expérience et de l’entretien d’explicitation a posteriori est un moyen d’approcher l’articulation entre ces différents niveaux, une manière de voir dans quelle mesure des données inhérentes au mouvement humain, à une action particulière telle que la chute en solo ou en duo, émerge un ressenti particulier qui sera étudié par la phénoménologie. Le Contact Improvisation et notre protocole offrent un type de paradigme pertinent pour étudier ces articulations.
Que ce soit dans une approche à la première personne ou à la troisième personne, la question des mécanismes attentionnels est un élément clef du Contact Improvisation. Comme nous avons pu le voir en sciences cognitives, l’attention est très souvent étudiée à l’échelle de l’individu, l’interaction sociale étant alors envisagée comme un facteur enrichissant et complexifiant de son fonctionnement. Or, on peut envisager une approche différente. Dans ce cadre alternatif, l’attention est un « événement double : quelque chose me frappe – moi, je fais attention[44] ». Émergeant de l’interaction continue avec l’environnement, au niveau individuel, elle est ce qui relie un sujet et un objet dans une dynamique de couplage. Notre attention est spontanément tournée vers le monde, à tel point que nos orientations attentionnelles sont intrinsèquement liées aux possibilités d’actions dans celui-ci. Cependant, comme l’indique Waldenfels ceci n’est pas une affaire privée : « Vivre ensemble implique que d’autres peuvent nous faire remarquer quelque chose[45] » que nous n’avions pas perçu auparavant et auquel nous devenons attentif. Cette approche des mécanismes attentionnels est inhérente au Contact Improvisation, notamment dans les phases de chute. Cette pratique offre donc aux sciences cognitives un cadre paradigmatique pour tester et explorer les apports et les limites d’une telle conception interactionnelle et émergente de l’attention.
Finalement, si l’étude neurophénoménologique de l’attention lors d’une chute imaginée peut alimenter les théories esthétiques du sublime, les chutes en duo dans la pratique du Contact Improvisation invitent à penser une expérience du sublime relationnelle et interpersonnelle. En effet, contrairement aux exemples typiques de cette expérience, solitaires et en prise avec un environnement déchaîné, chacun des partenaires devient l’environnement de l’autre dans la chute partagée. L’attention sphérique émergeant de la chute n’est alors plus seulement individuelle mais émerge de la chute de deux corps dont le centre de gravité devient le canal par lequel l’attention de l’un se prolonge dans le corps de l’autre. Si les sciences cognitives expérimentales se sont plutôt intéressées à l’attention conjointe comprise comme l’attention portée sur un même objet dans l’environnement externe par deux sujets, les chutes en duo nous encouragent à étudier des expériences d’« interattention[46] » selon la formule de Depraz. Les corps en contact portent communément attention à un même « objet » sous la peau, tout en développant une attention l’un à l’autre. Les chutes partagées sont un exemple singulier d’interattention dans lequel l’attention distribuée dans plusieurs directions simultanément se déploie de façon sphérique à partir de deux corps.
[1] Lors de la pratique du Contact Improvisation, les chutes sont réalisées en toute sécurité (dans un studio de danse, parfois en utilisant des tapis) pour encourager le danseur à rester conscient de l’événement en cours tout en chutant. En effet, via la pratique, l’idée consiste à rester conscient afin de voir nos réflexes « sursauter », et même à s’attarder dans cette zone. Le vertige et la nausée sont, pour Steve Paxton, les signaux de l’atteinte de cette limite et de la suspension du contrôle mené par la conscience réflexive.
[2] Steve Paxton, Contact Improvisation. The Drama Review: vol. 19, no 1, in Steve Paxton, « D’un pied sur l’autre (1972-1975) », op. cit., p. 8.
[3] Steve Paxton, “Drafting interior techniques, Contact Quaterly”, op. cit., p. 256.
[4] Idem.
[5] André Bullinger, Le Développement sensori-moteur de l’enfant et ses avatars, Toulouse, Érès, 2015.
[6] Selon la théorie linguistique, un agent prototypique est l’initiateur volitif d’un événement (Dowty). Souvent, bien que le sujet syntaxique d’une phrase soit l’agent de l’événement décrit par la phrase (tel que : « David a donné un coup de pied dans le ballon »), il existe une catégorie de verbes inaccusatifs (Perlmutter, 1978) dans laquelle le sujet de la phrase n’est pas l’agent (par exemple, « le bateau enfoncé »). Contrairement aux constructions passives, « tomber » est inter-linguistiquement un verbe inaccusatif
[7] Steve Paxton, extrait du documentaire Chute, 1979, 1m:25s-1m:50s.
[8] Steve Paxton, “Drafting interior techniques, Contact Quaterly”, op. cit., p. 256.
[9] Maurizio Corbetta & Gordon L. Shulman, “Control Of Goal-Directed And Stimulus-Driven Attention In The Brain”, Nature Reviews Neuroscience, 2002, vol. 3, no 3, p. 215-229.
[10] Ana B. Chica, P. M. Paz-Alonso, A. Valero-Cabre & P. Bartolomeo, “Neural Bases of the Interactions between Spatial Attention and Conscious Perception”, Cerebral Cortex, 2012, vol. 23, no 6, p. 1269-1279.
[11] Antoine Lutz, H. A. Slagter, J. D. Dunne, R. J. Davidson, “Attention regulation and monitoring in meditation”, op. cit., p. 163-169.
[12] Laura Marzetti, C. Di Lanzo, F. Zappasodi, F. Chella, A. Raffone, & V. Pizzella, “Magnetoencephalographic alpha band connectivity reveals differential default mode network interactions during focused attention and open monitoring meditation”, Frontiers in Human Neuroscience, 2014, vol. 8, p. 832. Voir aussi : Antoine Lutz, H. A. Slagter, J. D. Dunne, R. J. Davidson, “Attention regulation and monitoring in meditation”, op. cit., p. 163-169.
[13] Julius Verrel, E. Almagor, F. Schumann, U. Lindenberger & S. Kühn, “Changes in neural resting state activity in primary and higher-order motor areas induced by a short sensorimotor intervention based on the Feldenkrais method”, Frontiers in Human Neuroscience, 2015, vol. 9, p. 232.
[14] Janick Naveteur, « Attentions visuelles et somesthésiques : composantes majeures des interactions visuo-tactiles », in George A. Michael (dir.), Neuroscience cognitive de l’attention visuelle, Marseille, Solal, 2007, p. 165-201.
[15] Steffan Kennett, M. Taylor-Clarke & P. Haggard, “Noninformative vision improves the spatial resolution of touch in humans”, Current Biology, 2001, vol. 11, no 15, p. 1188-1191.
[16] Tonny Ro, R. Wallace, J. Hagedorn, A. Farné, & E. Pienkos, “Visual Enhancing of Tactile Perception in the Posterior Parietal Cortex”, Journal of Cognitive Neuroscience, 2004, vol. 16, no 1, p. 24-30.
[17] Bettina Forster & M. Eimer, “Vision and gaze direction modulate tactile processing in somatosensory cortex: Evidence from event-related brain potentials”, Experimental Brain Research, 2005, vol. 165, no 1, p. 8-18.
[18]Steffan Kennettn, C. Spence & J. Driver, “Visuo-tactile links in covert exogenous spatial attention remap across changes in unseen hand posture”, Perception & Psychophysics, 2002, vol. 64, no 7, p. 1083-1094.
[19] Anna Nobre, D. Gitelman, E. Dias & M. M. Mesulam, “Covert Visual Spatial Orienting and Saccades: Overlapping Neural Systems”, NeuroImage, 2000, vol. 11, no 3, p. 210-216.
[20] Voir Laila Craighero, L. Fadiga, G. Rizzolatti & C. Umiltà, “Action for perception: a motor-visual attentional effect”, op. cit. ; Alexandre Coutté, G. Olivier, S. Faure & T. Baccino, “Preparation of forefinger’s sequence on keyboard orients ocular fixations on computer screen”, op. cit. ; Heiner Deubel, & Werner X. Schneider, “Attentional selection in sequential manual movements, movements around an obstacle and in grasping”, op. cit.
[21] Jacques Honoré, M. Bourdeaud’hui & L. Sparrow, “Reduction of cutaneous reaction time by directing eyes towards the source of stimulation”, Neuropsychologia, 1989, vol. 27, no 3, p. 367-371.
[22] Janick Naveteur, « Attentions visuelles et somesthésiques : composantes majeures des interactions visuo-tactiles », op. cit., p. 165-201.
[23] Elisa R. Ferrè, A. Sedda, M. Gandola & G. Bottini, “How the vestibular system modulates tactile perception in normal subjects: A behavioural and physiological study”, Experimental Brain Research, 2010, vol. 208, no 1, p. 29-38.
[24]Steve Paxton, Contact Improvisation. The Drama Review: vol. 19, no 1, in Steve Paxton, « D’un pied sur l’autre (1972-1975) », op. cit., p. 11.
[25]Michael S. A. Graziano & C. G. Gross, “Multiple pathways for processing visual space” in T. Inui, & J. L. McClelland (dir.), Attention and Performance XVI, Cambridge MA, MIT Press, 1996, p. 181-207.
[26]Par exemple Kant : « Dans la représentation du sublime dans la nature, l’esprit se sent mis en mouvement, tandis qu’il est contemplation calme dans le jugement esthétique portant sur le beau dans la nature. Ce mouvement (et surtout dans ses débuts) peut être comparé à un ébranlement », Emmanuel Kant, Critique de la faculté de juger, Paris, Gallimard, 1985, p. 199.
[27]À ce sujet voir Baldine Saint Girons, L’Acte Esthétique. Cinq réels, cinq risques de se perdre, Paris, Klincksieck, 2008, p. 99-102. Voir aussi : Baldine Saint Girons, Les Marges de la nuit: pour une autre histoire de la peinture, Paris, Éditions de l’Amateur, 2006, p. 39-47.
[28] Céline Flécheux, Pierre-Henri Frangne et Didier Laroque (dir.), Le Sublime. Poétique, esthétique, philosophique. Rennes, PUR, 2018, p. 26.
[29]Ibid. p. 27.
[30] Baldine Saint Girons, L’Acte Esthétique, op. cit., p. 100.
[31] Bruno Trentini, “Philosophical Aesthetics and Neuroaesthetics : A common future?” dans Zoï Kapoula, M. Vernet, Aesthetics and Neuroscience, Scientific and Artistic Perspectives, New York, Springer, 2016, p. 301-311, p. 305.
[32] Lucilla Cardinali, S. Jacobs, C. Brozzoli, F. Frassinetti, A. C. Roy & A. Farnè, “Grab an object with a tool and change your body: Tool-use-dependent changes of body representation for action”, Experimental Brain Research, 2012, vol. 218, no 2, p. 259-271.
[33] Thomas Dolk, B. Hommel, L. S. Colzato, S. Schütz-Bosbach, W. Prinz & R. Liepelt, “The joint Simon effect: a review and theoretical integration”, Frontiers in Psychology, 2014, vol. 5, p. 974.
[34] Cette question excède le cadre de cet article, mais nous pouvons nous demander quelles sont les relations entre cette forme d’attention conjointe et ce que Depraz nomme l’interrattention? Voir Nathalie Depraz, Attention et vigilance : À la croisée de la phénoménologie et des sciences cognitives, Paris, PUF, 2005, p. 412.
[35] Wolfgang Taube, M. Mouthon, C. Leukel, H. Hoogewoud, J. Annoni, & M. Keller, “Brain activity during observation and motor imagery of different balance tasks: An fMRI study”, Cortex, 2015, vol. 64, p. 102-114.
[36] Alice Godfroy est docteure en littérature et professeure de contact-improvisation. Sa recherche de doctorat fait apparaître les ressources motrices communes aux actes de danser et d’écrire à travers le concept de dansité. Elle est actuellement maître de conférence à l’université de Nice – Sophia Antipolis et l’auteure du livre : Alice Godfroy, Prendre corps et langue. Étude pour une dansité de l’écriture poétique, Paris, Éditions Ganse Arts et Lettres, 2015.
[37] Sébastien Hétu, M. Grégoire, A. Saimpont, M.-P. Coll, F. Eugène, P.-E. Michon & P. L. Jackson, “The neural network of motor imagery: An ALE meta-analysis”, Neuroscience & Biobehavioral Reviews, 2013, vol. 37, no 5, p. 930-949. Voir aussi : Sidney Grosprêtre, C. Ruffino & F. Lebon, “Motor imagery and cortico-spinal excitability: A review”, European Journal of Sport Science, 2015, vol. 16, no 3, p. 317-324.
[38] Louis Marin, Sublime Poussin, Paris, Seuil, 1995.
[39] Pierre Vermersch, L’Entretien d’explicitation, Montrouge, Éditions ESF, 2011.
[40] Claire Petitmengin, “Describing one’s subjective experience in the second person : an interview method for the science of consciousness”, Phenomenology and the Cognitive Sciences, 2006, vol. 5, p. 229-269.
[41] Résidence de recherche, Freiburg International Contact Improvisation Festival, août 2017, [http://www.contactfestival.de/english/archiv/research/17/17_researcher.htm], consultée le 2 décembre 2019.
[42] David Alais, F. Newell & P. Mamassian, “Multisensory processing in review: from physiology to behaviour”, Seeing and perceiving, 2010, vol. 23, no 1, p. 3-38.
[43] Bernard Andrieu & N. Burel, « La communication directe du corps vivant. Une émersiologie en première personne », Hermès, La Revue, 2014/1, no 68, p. 48.
[44]Bernhard Waldenfels, « Attention suscitée et dirigée », Revue de phénoménologie, 2010, vol. 18, p. 35.
[45] Ibid., p. 42.
[46] Nathalie Depraz, Attention et vigilance, op. cit., p. 412.